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L’addition

« Je t’invite. »
Autour de ces trois petits mots se joue un drame social bien plus grand. C’est en tout cas ce que montre un joli mémoire de master que vient de soutenir Anaïs Marchaut et qui m’a inspiré les lignes suivantes.
Si la place que l’argent joue dans le couple et la famille commence à être connue, son rôle dans la séduction, et les tout-débuts de la séduction l’est moins. Ce qui était étudié dans ce mémoire, c’était le premier rendez-vous (ou le premier paiement-cadeau).
Dans ce contexte, l’argent est invisibilisé : la micro-négociation se passe très vite, dans l’espace laissé par une virgule, un souffle, entre le « si, si, j’insiste » et le « merci ».
Mais il n’y a, en même temps, rien de plus visible. L’argent est matériel. Et c’est autour de la matérialité que se joue la négociation. Pour les acteurs en effet, l’argent devient le marqueur de leur relation, un indicateur du lien. Avec le problème que ce marqueur est impur.
Entrons dans les détails. Les entretiens réalisés par Anaïs Marchaut — avec toutes les difficultés associées à des entretiens sur une toute petite pratique sociale — montrent que l’argent est associé à trois domaines que les acteurs souhaiteraient séparer mais qu’ils ne peuvent concrètement séparer.

  1. L’argent est d’abord décrit comme pouvant devenir un signe : inviter, c’est dire “j’aimerai vous revoir” ; accepter l’invitation, c’est dire “pourquoi pas”. Ce domaine, c’est celui de la stratégie, du calcul.
  2. L’argent est aussi décrit comme un vecteur de domination : partager l’addition est alors une forme de mise à égalité des deux partenaires. Car le sens caché de l’invitation, ne serait-ce pas l’achat ?
  3. L’argent est enfin inscrit dans des habitudes relationnelles : ici, c’est le domaine du rituel. Les enquêtés, garçons comme filles, soulignent combien il est attendu que l’invitation soit masculine.

La superposition de ces trois domaines sur deux billets et trois pièces rend les choses complexes, sinon dans la vie réelle, du moins dans les entretiens. Les discours sont en effet souvent contradictoires : les mêmes personnes qui tentent de faire comprendre pourquoi inviter, c’est important, disent aussi que partager l’addition fait sens. A la différence d’autres usages de l’argent, fortement encadrés par toute une série de décisions juridiques [que Viviana Zelizer excelle à étudier] l’impureté du marqueur est ici renforcée par l’absence de formalisation. La menace du passage d’un domaine à l’autre est donc permanente.

En cherchant des choses sur ce sujet, j’avais trouvé ceci dans “La Revue de Paris“, juillet 1964, p.171. Un article de Robert Poulet intitulé “Moeurs : « Sortir avec » “, p.170-172, qui étudie (et dénonce, surtout) de nouvelles pratiques de séduction.

p.171 Un reste de l’ancienne galanterie française, que bat en brèche la tendance à l’égalité des sexes, veut encore que ce soit l’élément mâle qui règle l’addition du restaurant et paie les places du cinéma et du théâtre. En retour, que donne l’élément femelle? Sa gracieuse présence, son aimable conversation, plus les menus suffrages… Aux Etats-Unis, paraît-il, la balance des comptes est strictement réglée par une loi non écrite; le “boy” qui “sort” une “girl” doit lui envoyer d’abord une orchidée, que la belle épingle à son corsage; le boy doit prendre à sa charge les dépenses de la soirée; en retour il est autorisé à courir sa chance par faits et gestes, au cours des trajets en voiture; et, en tout cas, il a droit, sur la pas de la porte, à un baiser fort tendre, mais sans conséquence ni engagement.
Cette forme de prostitution, honnête et limitée, a-t-elle gagné l’Europe (…) ?

Et dans le paragraphe suivant, l’auteur résume l’expression “sortir avec” : c’est du “donnant-donnant” écrit-il, c’est l’abandon de la galanterie gratuite (mais où l’homme est le personnage dominant) au profit d’une sorte d’échange égalitaire de bons procédés (mais où l’homme, toujours galant, paye).

Donc, du point de vue d’un commentateur (et c’est ainsi que se placent le plus facilement les enquêtés, en entretien) l’invitation peut poser problème. Il est plus difficile de passer “sous” le point de vue du commentateur pour essayer de saisir les hésitations pratiques autour de l’invitation. Je tenterais deux propositions :

  1. Ce moment, le paiement de l’addition peut être compris comme un moment d’incertitude concernant l’entrée en relation. L’entrée en relation elle-même est compliquée.
  2. Et ce moment inaugure toute une série d’actes cumulatifs, que Jean-Claude Kaufmann étudie depuis une vingtaine d’année. Ce sociologue, cependant, s’est intéressé à l’espace domestique beaucoup plus qu’à la séduction. S’il a cherché à comprendre où et quand naissait l’espace domestique (pour lui, c’est le “premier matin“), il s’est éloigné de ce qui se passe hors-domestique.

Pour conclure : ce qui m’a fortement intéressé dans ce sujet, l’addition au premier rendez-vous, c’est la possibilité d’étudier à la fois une forme matérielle investie par des acteurs et une pratique sociale difficile à objectiver, la drague ou la séduction. Prendre une “chose” pour étudier des “faits sociaux”.

Argent politique : le medium et son message

L’argent n’est pas seulement un “moyen universel d’échange”. Il circule, et sa capacité à circuler rapidement, sa “liquidité”, est probablement un élément essentiel. Certains ont pris appui dessus pour faire circuler autre chose avec l’argent.

Dans un article de 1994, Messages sur billets de banque. La monnaie comme mode d’échange et de communication, l’ethnologue italien Fabio Mugnaini passait ainsi en revue les usages des billets de 1000 lires (50 centimes d’euro) :

C’est une expérience courante, pour qui vit en Italie, de trouver des billets qui portent des écrits, des dessins, des messages disparates (…) La présence de textes renvoyant à des formes métriques et à des genres narratifs de la tradition orale, l’existence de messages impliquant des croyances populaires de nature magico-religieuse m’ont conduit à explorer, en ethnologue, ce chapitre de culture populaire qui circule de main en main et à faire l’hypothèse qu’il s’agit là d’un nouvel objet ethnographique à traiter comme une forme contemporaine de création culturelle.

Les billets ont donc plusieurs qualités qui aident leur transformation en posttites, en tracts, en dazibaos (dazibaii ? dazibaa)… : ils ont longtemps servi aux États à diffuser certains messages (slogans, symboles, souveraineté…), ils sont en papier (avec un espace blanc pour les filigranes), peuvent être de faible valeur (n’échappant donc pas à la souillure) et surtout, au contraire de la feuille blanche, ont quand même trop de valeur pour être jetés si souillés.

On trouve donc d’autres pays que l’Italie pré-Euro où les messages sont fréquents. Au Brésil, sur les coupures de 2 reais.

Aux Etats-Unis, moins fréquemment, sur les billets de 1 dollar [exemples : 1 2 3 4…]

Mais un correspondant, Ben, après avoir lu un billet récent (sur les marquages de la monnaie), attire mon attention vers deux exemples intéressants. En Chine et en Iran, les messages sur les billets servent à contourner la censure politique :

Adeline Cassier sur son blog, chinopsis, récemment, écrivait, qu’en Chine, suite à son interdiction, le Falun Gong diffusait sa propagande ainsi : “messages spirituels et slogans anti-Parti sont écrits, et même imprimés, sur des billets de banque, et ainsi garantis de ne pas finir à la poubelle comme de simples tracts” — car ces billets ont une valeur…
billet banque falun gong
Extrait : “Dieu ne veut plus du Parti Communiste, quitter le Parti, c’est conserver la vie”
[Voir aussi ce billet ]
Il semble que cette pratique ait été théorisée par le mouvement : S’il faut en croire un site internet : « Le 25 février 2006, Li Hongzhi a déclaré à ses adeptes : “Ecrire sur les billets de banque ‘Vive le grand le falungong’, ‘Quitter le Parti communiste chinois’ constitue, selon moi, une excellente méthode de diffusion de nos idées dans la mesure où les billets ne peuvent être ni jetés, ni détruits.“. »

Le Monde mentionnait, en passant, un usage similaire en Iran :

La coupure était couverte d’une écriture verte. “C’est notre nouveau mode de communication, a-t-elle dit en riant. Comme on nous a coupé les SMS, les portables et censuré les sites Web, on écrit des messages sur les billets de banque.” Voilà ce que disait celui-ci, en l’occurrence un poème: “Cette poussière, c’est toi [M.Ahmadinejad a traité dimanche ses adversaires de poussière], La passion, c’est moi, L’amant désespéré, c’est moi, La cruauté, c’est toi, L’aveuglement, c’est toi, Je suis téméraire et je suis impétueux, L’Iran est à moi.
source

Je n’ai pas réussi à trouver des usages semblables en URSS, dans l’Allemagne nazie ou en France occupée… et pourtant, je suis persuadé que des collectionneurs ont de tels billets “à message”… Mais peut-être que les billets, à ces époques et dans ces pays, n’étaient que des “grosses coupures”, qui ne circulaient pas aussi facilement que les toutes petites coupures supports de messages.

En gros : je cherche à remplir ce graphique :
argent-message

(Merci Ben !)
Mise à jour : sur flickr : funny money, money graffiti et the defaced presidents… mais ces messages sont ironiques (et ne semblent pas être liés à une forme de résistance)

Bouts de marabouts

Fonds de tiroirs, à vider avant les vacances. Flyers de marabout…

marabouts

Un peu de cartographie, extraite d’un ouvrage de Liliane Kuczynski :
marabouts-kuczynski
C’est là un bel exemple d’utilisation sociologique d’un corpus. Il faudrait voir si, entre 1993 et aujourd’hui, la dispersion des marabouts à Paris a été modifiée… Des collections systématiques de flyers devraient permettre de repérer ces modifications : Qui voudrait faire un mémoire de master sous ma direction ?

 

Ailleurs sur internet :
Sémiologie structurale du flyer de marabout et autres “Personal Marabouts Generator”.
Pool “Flyers de Marabouts” sur Flickr.
La dictature du nom de L. Kuczynski.

Marquer la monnaie

La lecture des ouvrages et articles de Viviana Zelizer est réjouissante, toujours. Son attention sociologique aux pratiques et son attention au droit font toujours réfléchir.
Ainsi le marquage quotidien des monnaies : piles de centimes à côté de la porte d’entrée (pour faire l’appoint à la boulangerie), billets placés dans une boîte en fer (pour autre chose ?), jolis billets tout neufs pour les étrennes du doorman, argent de poche dans une tirelire…
Il existe aussi des marquages un peu moins quotidiens, des sortes d’inscriptions. Un site internet — http://www.wheresgeorge.com/ — “Où est George (Washington)”, se promeut en marquant d’un tampon certains billets d’un dollar. Si vous tombez sur un billet marqué par ce tampon, vous pourrez, en tapant son numéro d’identification, voir où il a circulé avant. (plus d’infos ici)
Flickr est plein de billets tamponnés :
http://www.flickr.com/photos/eclecticlibrarian/1262876193/
source : EclecticLibrarian sur flickr

 
En France le marquage commercial de la monnaie est, depuis une vingtaine d’année, interdit. L’article R.642-4 du Code pénal est rédigé ainsi :

Le fait d’utiliser comme support d’une publicité quelconque des pièces de monnaie ou des billets de banque ayant cours légal en France ou émis par les institutions étrangères ou internationales habilitées à cette fin est puni de l’amende prévue pour les contraventions de la 2e classe.
Les personnes coupables de la contravention prévue au présent article encourent également la peine complémentaire de confiscation de la chose qui a servi ou était destinée à commettre l’infraction ou de la chose qui en est le produit.

Si j’ai bien compris, il me semble que cette interdiction de se servir des pièces pour en faire des supports publicitaires date d’un décret du 11 août 1987, n°87-658 [texte en PDF]. Ce décret avait lui-même eu pour déclencheur l’initiative commerciale de deux étudiants : ils avaient créé des pastilles autocollantes pour les pièces de 10F. (Leur société s’appelait “Pile ou pub”) [mes seules informations se trouvent ici].
10frpub
source de l’image

2francs-publiciteOn trouve parfois sur e-bay des pièces ainsi marquées d’un autocollant (voir ci-contre).

Les archives ministérielles doivent, sur le processus ayant conduit au décret, être intéressantes : ce marquage temporaire par pastilles adhésives était vu comme une atteinte à certaines qualités de la monnaie.

 
Retournons de l’autre côté de l’Atlantique. L’idée que la monnaie puisse se transformer en un support publicitaire n’a pas disparu. On trouve même un dépot de brevet récent : “Method on advertising on currency”, par Martin A. Urban.
ad-on-money
(source : uspto.gov)

 
Sautons enfin un peu au sud. Au Pérou les agents de change ont pris l’habitude de marquer, d’un tampon, les billets qu’ils échangent et ce tampon sert de garantie : le billet faux, ils le reprennent.
perou-marquage
source de la photo

 
Je n’ai pas de conclusions à apporter à ces exemples. Ils ont simplement pour but d’insister, ou de porter l’accent, non pas sur le caractère uniforme du médium “monnaie”, mais sur les pratiques d’authentification, d’inscription, de modification… réalisées pour ôter cette uniformité. Parfois pour s’assurer de la valeur de la monnaie, parfois pour s’appuyer sur sa liquidité et sa capacité à passer de main en main et d’oeil en oeil.
Pour en savoir plus, et changer de perspective sur le monde, il faut lire La signification sociale de l’argent. On peut aussi lire Sociologie de l’argent de mes collègues vincennois Lazarus et de Blic.

Le Bedroom Cube

Une ancienne publicité (aux environs de 2000) parue dans le Village Voice… L’imagination américaine est parfois sans limite !
Bedroom Cube

Sex machines

Le Bureau des brevets des Etats-Unis a recueilli, depuis plus de deux siècles, un grand nombre de dépots d’inventeurs cherchant à soigner, à réguler ou à améliorer la sexualité humaine. Mais ceci ne constitue que la forme la plus objectivée et la plus facilement accessible des capacités inventives.
Un livre de photographies, Sex Machines [amazon] de Timothy Archibald, s’intéresse à un groupe d’inventeurs du dimanche, de bricoleurs, cherchant à combiner perceuse et godemiché, siège percé et vibromasseur.
Timothy Archibald a un blog : The Sex Machines Diaries et surtout, l’éditeur, Process, a mis en ligne un mini site “sex machines” où l’on trouve une série d’extraits au format PDF.

Ce livre a connu une petite gloire, avec notamment une interview avec Archibald sur Gizmodo (en anglais), et un article sur Wired News (en anglais).