DRAGAN (Radu).

La Représentation de l’espace de la société traditionnelle. Paris-Montréal, L’Harmattan, 1999, 368 p., (préface de Michel Meslin, postface de Paul Henri Stahl), (bibliogr., index des noms propres, index thématique) (coll. « Connaissance des hommes »).

L’ouvrage du chercheur d’origine roumaine R.D., issu de sa thèse de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, se penche sur la structuration imaginaire de l’espace dans ce qu’il appelle la « société traditionnelle », c’est-à-dire, écrit-il dès les premières lignes, « une certaine forme de société paysanne disposant d’une manière de manipuler les concepts différente de celle de la société moderne ». L’hypothèse principale de l’auteur est que les sociétés traditionnelles fondent toute leur appréhension de l’univers sur une partition dualiste entre monde des vivants et monde des morts. Il se base pour affirmer cela sur deux sources principales. En premier lieu un travail de terrain en Valachie (Sud-Ouest de la Roumanie) lui a permis de recueillir des mythes ou des croyances locales. Il confronte cette source à une deuxième, constituée d’un grand nombre de textes remettant en perspective ces mythes (comparaisons avec les mythes d’autres époques et d’autres lieux). Cette deuxième source, cependant, représente la majeure partie du corps de connaissances exposées par R.D. dans son ouvrage, aux dépens des matériaux issus du travail de terrain.

La rhétorique de l’A. se déploie dans trois directions successives. En premier lieu, il analyse - à partir des mythes narrant la création du monde - « l’espace de ce monde », les mythes de fondation de villages, les pratiques médiévales de constitution des limites territoriales et les principes de division dualiste des villages de Valachie roumaine (un même village est découpé assez souvent en « village d’en haut » et « village d’en bas »). Il montre comment certains lieux redoublent leur caractère liminaire en étant décrits comme des « ponts » vers l’au-delà. L’A. en arrive à la conclusion que l’espace de ce monde est structuré autour des notions de « limite » et de « danger ».

En deuxième lieu, R.D. étudie « l’espace de l’autre monde », et principalement les avatars populaires des croyances savantes au purgatoire. Il montre comment l’espace de l’au-delà se conçoit comme un long trajet semé d’embûches. Il en conclut : « l’espace que la société agence autour d’elle ne repose qu’en partie sur l’espace réel. Il est toujours plus ou moins abstrait, régi par des schémas abstraits dont l’opérateur est le corps ».

C’est pourquoi R.D. étudie en troisième lieu ce corps, lui aussi constitué comme machine logique opposant mâle et femelle, droite et gauche, haut et bas. Après être revenu sur le texte fondateur de Hertz sur l’opposition droite/gauche, il en vient à écrire que « dans toute organisation dualiste, l’un des deux principes doit avoir la priorité, car autrement le système ne fonctionnerait plus ; Héraclite le savait déjà. » L’espace en trois dimensions est compris comme le système de classification le plus général, base de toute entreprise de classement et de toute pensée.

Cet ouvrage présente donc de multiples hypothèses et conclusions, mais il fait preuve d’emportements quelque peu dérangeants. Le travail de terrain de l’A. est ainsi très peu mis en valeur, toujours réduit à des incises : « une vieille paysanne de Valachie m’a dit que... ». Si le lecteur comprend très vite que les informateurs de R.D. furent surtout des informatrices âgées, l’ethnologue ne livre aucune donnée concernant la répartition par âge, sexe et secteur d’activité des villageois, ne parle pas du cadastre et ne propose pas de carte de la région. Les problèmes d’accès au terrain ne sont pas évoqués et on ne sait rien du contexte dans lequel les rites et les mythes sont recueillis.

L’A. se permet de brutales extrapolations, concernant par exemple la pensée « très concrète » des milieux populaires (p. 11), le « passé migratoire » des Slaves (p. 74) ou en écrivant : « on sait que tous les "primitifs" ont une crainte maladive des images reflétées » (p. 86). Ces approximations se nourrissent de brefs raccourcis décrivant succinctement, en quelques paragraphes, l’histoire supposée de la diffusion et de la permanence d’idées ou de croyances, des Égyptiens anciens aux théologiens orthodoxes, des rédacteurs du Rig-Veda aux paysans de Valachie. Il n’évoque malheureusement pas les « entrepreneurs de mythes », ces lettrés de la fin du XVIIe siècle et du XIXe siècle, qui ont en grande partie recréé des mythes « populaires » et surtout  des mythes « nationaux » à partir de leur propre culture et de leurs propres attentes.

Baptiste Coulmont.

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