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Les billets de September, 2004 (ordre chronologique)

Religion et politique

A chaque élection présidentielle américaine, les mêmes remarques reviennent, souvent centrées autour du poids électoral et idéologique de la Droite Chrétienne. Certes ces descriptions existent aux Etats-Unis, mais dans la presse française, elles me semblent servir aussi un but “local” : parler des Etats-Unis, c’est parler de la France en creux. Souligner l’influence des chrétiens conservateurs sur le processus politique permet de rappeler qu’en France, ça ne se passerait pas pareil — et non pas à cause de conditions historiques différentes, mais “culturellement”. “Les USA pays religieux” s’oppose à “La France pays laïc/laïque” (et l’on sait combien la laïcité est invoquée en ce moment).
J’ai été contacté récemment par un journaliste (et lecteur occasionnel de ce blog) préparant un documentaire sur les Etats-Unis et souhaitant mes lumières sur la place du religieux dans ces élections. C’est vers Isabelle Richet, l’auteure de La Religion aux Etats-Unis que je l’ai dirigé.
Je me demande comment m’aventurer sérieusement sur un terrain très balisé, par de nombreuses études et enquêtes américaines, que je suis loin de maîtriser, et que je n’ai pas réellement étudié. Mes commentaires, si j’avais à les proposer, tourneraient autour de quelques réflexions:

  • 1- Il me semble qu’une appartenance religieuse fasse partie de la personne politique publique. Il est assez facile de connaître l’affiliation revendiquée des membres du congrès, du sénat ou des gouverneurs (seul Jessie Ventura, ancien catcheur et acteur de série B maintenant chercheur associé à Harvard, refuse apparemment de donner une religion). Les athées publics aiment alors déclarer qu’il est impossible pour eux d’être élus : Ron Reagan, l’un des fils de l’ancien président, et Michael Newdow (PDF), lors de son audition à la Cour Suprême, le répêtent explicitement. (Newdow est cet avocat athée, créateur de la First Amendmist Church of True Science, qui s’oppose à la mention de Dieu dans le serment patriotique que les enfants prononcent tous les matin à l’école publique).
  • 2- Si l”affiliation religieuse est un capital politique, alors il s’entretient, mais peut aussi changer de forme. Le passage d’une forme de christianisme à une autre est possible. Si l’on prend l’exemple de la dynastie Bush. Les ancêtres (Bush 1er et son père le sénateur Prescott Bush) étaient épiscopaliens, la religion classique des banquiers républicains du Nord-Est des Etats-Unis. La génération qui a suivi — et qui a connu une émigration intérieure — n’a pas gardé cette affiliation. George W. Bush, l’actuel président, s’est trouvé une forte affinité avec des groupes de prière méthodistes quand il a du commencer une carrière politique au Texas (sa femme, Laura était déjà méthodiste). Le Méthodisme y est une forme non marquée d’affiliation religieuse, très centriste. Son frère, John Ellis Bush (surnommé “Jeb”), en épousant Columba Garnica Gallo, catholique hispanique, a choisi de devenir catholique romain, ce qui lui ouvrait les portes de réseaux politiques en Floride du Sud. En revanche, il est plus difficile de savoir ce qu’est l’appartenance religieuse des frères et soeur du président (Neil, Marvin et Dorothy). Les Bush ne sont pas les seuls à avoir fait fructifier un capital religieux: Howard Dean, l’ancien gouverneur du Vermont qui fut un moment le candidat virtuel des démocrates, était du même milieu social que les Bush (père banquier épiscopalien), mais, une fois installé dans le Vermont, est devenu congrégationaliste (qui serait la religion des banquiers démocrates, pour dire vite).
    Il existe d’autres manières d’accroître son capital, par exemple par mariage: la religion de Judith Steinberg, la femme d’Howard Dean est pratiquement tout ce qu’on sait d’elle, elle est juive (ainsi que leurs enfants). Les Clinton sont baptiste et méthodiste. Les grands-parents sont parfois invoqués : ceux de John Kerry (du côté de son père) étaient juifs, d’Europe centrale, convertis au catholicisme en arrivant à Boston et en irlandisant leur nom de famille. (Prenons une comparaison : sait-on si Paul Sarközy, le père hongrois de Nicolas Sarkozy, était catholique ou calviniste ?)
    Mais il ne faudrait pas y voir un invariant culturel “américain”: Lyndon B. Johnson ou Richard Nixon ne faisaient pas grand cas de leur affiliation (la famille de Johnson était membre des Christadelphiens et Nixon était officiellement Quaker).
  • 3- Les assemblées locales, les églises (le terme utilisé est souvent congregation) sont aussi des lieux d’engagement politique. Les pasteurs embrassent publiquement des causes (contre la peine de mort ou pour une couverture sociale universelle…) mais ne peuvent soutenir des candidats ou des partis. Les lignes sont ténues, surtout quand certaines causes deviennent identifiées à certains partis. Le risque, pour les pasteurs qui endorseraient un candidat, serait de perdre l’exemption fiscale dont leur église bénéficie. Les Eglises proposent donc des manuels chargés d’aider les pasteurs à faire l’équilibriste : par exemple ce guide, The Real Rules: Congregations and Political Activity proposé par les Unitariens-Universalistes.
  • 4- Je n’ai pas pris l’exemple précédent au hasard. Les pasteur-e-s Unitariens-Universalistes sont considéré-e-s comme une “dynamo libérale” (voir un article fort intéressant : John C. Green, « A liberal dynamo: The political activism of the Unitarian-Universalist clergy », Journal for the Scientific Study of Religion, 42(4), 2003, 577-590). Si l’activisme politique du clergé “de droite” est bien connu (et surtout, relativement efficace), l’activisme de gauche passe beaucoup moins bien la frontière transatlantique. Et les Unitariens sont de toute manière très peu nombreux.

Rien là de bien étonnant ou de bien nouveau, me semble-t-il.

Mise à jour : Une tribune dans le New York Times, A Hidden Swing Vote: Evangelicals, par Andrew Greeley et Michael Hout, est fort intéressante [via: Crooked Timber]

Bagnolet

Les bans du mariage de deux hommes ont été publiés à Bagnolet, une ville de la petite couronne de Paris. Une dépêche de l’AFP présente l’histoire:

“Nous sommes pacsés depuis 1999 et nous avons acheté une maison à Bagnolet cette même année. Nous désirons vraiment nous marier. En plus, le Pacs n’a pas évolué depuis qu’il est né. Il n’offre aucune protection de patrimoine comme le fait le mariage”, ont expliqué lundi dans leur maison Mehdi, 34 ans, fleuriste et Christophe, 35 ans, fonctionnaire.

Plus d’informations, avec une photo du couple, ici.

Gabriel Tarde

Gabriel Tarde (1842-1904) est un sociologue mineur pour qui j’ai une ancienne faiblesse, et qui est mort il y a cent ans. Il est né dans le Sud, à Sarlat, dans une famille de notables locaux (les de Tarde, Gabriel abandonne la particule). Atteint de diverses maladies pendant l’adolescence, il reste longtemps enfermé et est en grande partie autodidacte. Substitut du procureur à Sarlat, il était destiné à demeurer un parfait inconnu. Ses écrits restent d’ailleurs un moment confinés au cercle des académiciens de province, mais certaines lettres qu’il envoie à des savants parisiens le font remarquer : “Tarde doit sa réussite à une capacité particulière à exprimer son temps — plus exactement à une aptitude sociale particulière (…) à adopter la pratique commune et à donner forme aux représentations du groupe social qui se reconnaît en lui” écrit Pierre Favre dans “Gabriel Tarde et la mauvaise fortune d’un ‘baptème sociologique’ de la science politique” (Revue française de sociologie, 1983, vol.24, pp.3-30 )… Il finira professeur au collège de France, battant Bergson.
L’un de ses fils, Alfred de Tarde (nationaliste et proche de l’Action Française) aura son heure de gloire au début du XXe siècle, quand il écrira, avec Henri Massis, Jeunes Gens d’Aujourd’hui.
Les textes sociologique de Gabriel Tarde sont aujourd’hui en grande partie oubliés. L’Opinion et la foule est la partie de son oeuvre qui connaît la plus grande longévité.

Mon intérêt pour Tarde vient de sa participation à un genre littéraire à la mode à la fin du XIXe siècle: les nouvelles d’anticipation tel ce “Fragment d’histoire future” disponible sur Gallica, ou sur le le site de la Médiathèque Gabriel Tarde, de l’école nationale d’administration pénitentiaire (où la quasi-totalité de l’oeuvre, littéraire et sociologique, de Tarde, est disponible).
“Les Géants chauves” (version PDF du texte de la Revue Bleue) datent de 1892 et semblent pouvoir être compris comme une satire des rêves physiognomonistes de la fin du XIXe siècle.
Dans cette nouvelle, un médecin entreprend d’améliorer l’espèce humaine, en moulant les crânes:

vers cette époque, le docteur devint père, et père d’un gros garçon qui regarda si sottement (…) qu’il fut jugé idiot à l’unanimité. (…) Aussitôt, et nonobstant l’opposition de sa femme, qui heureusement mourut des suites de ses couches, il entama son travail de transfiguration mentale. Son premier soin fut d’emboîter dans un moule hémisphérique en acier, d’apparence militaire, la tête du nourrisson.

Ce travail fait pousser sur la tête du fils des bosses (la bosse du calcul et celle du jeu), ce qui fait de lui le plus grand chef militaire du monde : il envahit l’Angleterre. Rapidement, le moulage des crânes — qui rend les gens chauves mais savants — est appliqué à la population toute entière (Tarde utilise là sa théorie de l’imitation: selon lui, l’envie d’imiter est à la base des comportements sociaux), ce qui crée des scientifiques, des peintres, des avocats… malheureusement tous stériles. En une génération, l’humanité meurt.
Tarde termine alors son texte ainsi:

Le genre humain ne disparut pas sans retour. Quelques crétins (…) osèrent se montrer après la mort définitive des hommes chauves. Ils formèrent, étant Auvergnats, des familles nombreuses, et peu à peu le monde s’est repeuplé.

Le rôle de Gabriel Tarde dans la sociologie française est plus important qu’il n’apparaît à première vue: c’est en grande partie contre les théories “molles” du petit juge de Sarlat qu’Emile Durkheim développe les fondements d’une sociologie rigoureuse (et, pour l’anecdote, c’est Tarde, alors chef de la statistique au ministère de la justice, qui fournira à Durkheim les données lui permettant d’écrire Le Suicide).

En vrac

En vrac:

  • Je suis l’invité du mois sur liens-socio.org.
  • Sage Journals Online est accessible gratuitement jusqu’au 31 octobre prochain. Des dizaines de milliers d’articles scientifiques (sociologie, histoire…) sont disponibles au format PDF.
  • Une très bonne liste de diffusion pour jeunes chercheurs en sociologie des religions est NewResearchersNetwork sur yahoogroups.

Notre compromis national

Un blog un peu long cette fois-ci. Le texte ci-dessous était un projet d’article pour Vacarme que Sébastien Chauvin et moi-même avons écrit, suite à un premier article (“Les origines du mariage”, Vacarme, n°27, pp.77-79). Pour diverses raisons (actualité fébrile, concours de recrutement, manque de temps…) nous n’avions pas eu le temps de le terminer, aussi cette version est-elle préparatoire, préliminaire et inachevée (datant du 10 mai 2004).

Notre compromis national (version 0.5)
Sébastien Chauvin et Baptiste Coulmont

Un maire rebelle, un président hostile et un élu gay qui juge l’initiative mal venue : Mamère, Chirac et Delanoë rejouent-ils, en version doublée pour le public français, le film d’action mené par Gavin Newsom (maire de San Francisco), George Bush, Jr. (président des Etats-Unis d’Amérique) et Barney Frank (représentant du Massachusetts au Congrès) ?
Quand une question sociale traverse l’Atlantique, elle voyage sans ses habits, elle les achète sur place. Mais s’agit-il de la même question ? Entre les quelques milliers de mariages célébrés à San Francisco, dans un comté de l’Oregon, et, plus récemment, dans tout le Massachusetts… et le mariage prévu le 5 juin à Bègles, quels éléments supportent une comparaison ?
Si, comme nous le décrivions précédemment, parler d’homosexualité aujourd’hui aux Etats-Unis n’est plus parler de sexualité mais de citoyenneté, il n’en va peut-être pas de même en France, où un débat vient de renaître : un débat pris à la fois dans l’actualité nationale – une agression homophobe – et internationale – des mariages gays au nord du Mexique, mais aussi dans les habitudes d’un passé proche : l’autour du PaCS et les redistributions intellectuelles et politiques auxquelles l’actualité sexuelle (parité, violences sexuelles, voile islamique) a donné naissance.
L’au delà du PaCS se dessine sous nos yeux, et probablement sous les yeux de la compagnie de CRS que Dominique Perben enverra peut-être à Bègles dans une tentative un peu dérisoire de sauvegarde civilisationnelle. Le paysage est encore flou : nombreuses sont les personnes qui se sont tues. Dans ce brouillard, quelques esquisses.

Importations – 1 (Noeux-Les-Mines)
En janvier 2004 Sébastien Nouchet un habitant de Noeux-Les-Mines, dans le Pas-de-Calais, est aspergé d’essence et brûlé vif. Dans les dernières années, son compagnon et lui avaient été agressés à plusieurs reprises en raison de leur homosexualité. Ce crime entraîne des réactions qui ne cessent, au cours des mois de février et mars, de prendre de l’ampleur. Début février, le Garde des Sceaux se déclare “ extrêmement choqué par cette agression odieuse ” et demande “ la plus grande fermeté ” au parquet de Béthune. Le “ Manifeste pour l’égalité des droits ”, rédigé par Didier Eribon et Daniel Borrillo et rendu public dans Le Monde du 17 mars, s’ouvre sur l’agression, pour la placer dans le contexte de l’inégalité de droit entre hétérosexuels et homosexuels. Rapidement signé par plus de 1500 personnes, ce manifeste appelle en conclusion les “ maires des communes de France de suivre l’exemple donné par le maire de San Francisco ” (signature possible sur http://www.petitiononline.com/egalite/).

Importations – 2 (San Francisco)
La référence à San Francisco a été d’emblée mobilisée. A la fois par les partisans du droit au mariage, comme droit fondamental à défendre. Mais aussi par la presse : Le Monde publie un long article intitulé “ Gay, Gay, marions-nous ” [1] consacré à San Francisco, Libération un portrait de dernière page consacré à un couple franco-américain.
Amusement légèrement teinté de condescendance : les couples sont “ mariés à la chaîne ”, Gavin Newsom est un jeune politicien inexpérimenté, San Francisco est une aberration politique dans une Amérique nécessairement néo-conservatrice.

Importations – 3 (Qui a le droit ?)
Les séries de décisions juridiques américaines (au niveau fédéral, dans le Massachusetts, l’Oregon, la Californie…) et l’intense activité législative autour des partenariats domestiques (récemment dans le New Jersey, dans le Maine…) ou contre le mariage gay (dans le Kentucky, en Virginie et ailleurs) ont donné naissance à un débat dans lequel sont accusés les “ juges militants ” ou les législateurs timides, les maires hors-la-loi ou les employés municipaux trop zélés à ouvrir le mariage (comme au Nouveau-Mexique). La question ne porte plus sur la définition du mariage (pour les deux camps elle doit être réécrite, de manière conservatrice ou progressiste), mais sur celles et ceux qui peuvent le redéfinir légitimement.

Comparaison – “ La France à la traîne ”
Dans les séries d’arguments proposés, certains touchent l’amour propre patriotique. Comme le PIB par habitant, l’étendue de l’accès des gays et des lesbiennes au mariage place un pays dans une liste, le range dans une hiérarchie. A ce jeu très sérieux, la France est “ dépassée ” par la Belgique. Passe encore. Mais que l’Amérique de Bush devienne le lieu central de la lutte pour l’universalisation du droit au mariage rend la situation française plus critique. L’Europe (l’Espagne, la Suède, la Grande-Bretagne…) entre alors en scène : si le partenariat domestique hongrois donne plus de droits que le PaCS alors la France ressemble à l’Estonie.
Lorsque la question était perçue comme “ américaine ” (en mars), Dominique Strauss-Kahn, dans le “ blog ” qui lui sert de vitrine, écrivait : “ En France, on ne pourra pas faire l’économie d’un débat sur le mariage gay et l’adoption d’enfants par des couples homosexuels ” (http://dsk.typepad.com/dsk/2004/03/). Mais, redevenue une question française, le parti socialiste presque en entier fera l’économie d’un débat : est-ce nécessaire, puisque nous avons été modernes avant les autres ? dit en substance Patrick Bloche, député de Paris qui se mobilisa en faveur du PaCS.

Chiasmes – 1 (la majorité)
“ Separate is seldom, if ever, equal ” rappelait en novembre la décision de la Cour Suprême du Massachusetts en référence au célèbre arrêt Plessy v. Fergusson qui légalisa, en 1896, la ségrégation raciale aux Etats-Unis. Ce n’est pas à un sous-contrat séparé “ signé au troisième sous-sol de la préfecture de police ” (Madame H.) mais bien à tout le mariage, à ses droits et à ses privilèges, auquel les gays et les lesbiennes doivent avoir accès. Une ségrégation dans des statuts séparés – comme les écoles l’étaient pour les Noirs américains – est désormais inacceptable pour la justice américaine. Les juges suprêmes du Massachusetts se placent d’emblée sur le terrain universaliste de la lutte contre une ségrégation et le confinement institutionnel des homosexuels.
A l’inverse, ce sont les conservateurs français qui se mettent à adopter une rhétorique “ minorisante ” : double discours qui consiste à révoquer comme “ minoritaire ” et particulariste une demande d’accès à l’universel tout en comprenant bien, trop bien, que tout comme la fin d’un apartheid ne concerne pas seulements les Noirs, ni la lutte contre le sexisme uniquement les femmes, la fin du mariage hétérosexiste participe d’un nouveau rapport social en construction. Dans une succession de déclarations qui ne laisse rien au hasard et tout à la prudence, Romero, Baroin, Perben, Chirac et Raffarin font donc la chasse à la minorité (politique et sexuelle). “ Ce que je n’accepte pas, c’est que l’on veuille imposer aux Français, que quiconque veuille imposer aux Français, des choix qui seraient, en réalité, ceux d’une petite minorité ” déclare ainsi le président (Conférence de Presse du 29 avril 2004).

Chiasmes – 2 (les enfants)
C’est au nom des enfants américains que le mariage est ouvert – à leurs parents. Vous ne voudriez quand même pas avoir des enfants hors-mariage ? Vous savez bien que les enfants ont besoin d’une mère et d’une mère. Vous auriez du mal à les élever si vous n’étiez pas mariés. “ La tâche d’éducation des enfants pour les couples de même sexe est rendue infiniment plus difficile par leur exclusion du droit au mariage ” (Goodridge v. Department of Health).
En France, quelques juristes – marginalement ? – déclarent encore, que certes, des lesbiennes ont des enfants, mais que “ de là à demander à la société de leur permettre d’avoir des enfants “créés” à l’extérieur de la cellule familiale, il y a un pas, qu’il me semble dangereux de franchir. Notre système de filiation est actuellement fondé sur l’existence d’un père et d’une mère. Revenir sur ce principe, c’est remettre en question les structures fondamentales de notre civilisation. ” (Françoise Dekeuwer-Defossez, dans L’Express du 12 avril 2004, p.106)
Et c’est ainsi que se dessine un compromis à la française, où il faudrait lâcher le mariage pour ne pas lâcher l’adoption, comme l’indiquait, de manière byzantine, la conclusion d’un éditorial de Libération : “ la vraie question est celle de l’adoption, qui ne se confond pas avec les liens conformistes du mariage. Au prétexte de leur interdire la première, d’aucuns prétendent aussi priver les gays du second. Une confusion qui, au nom d’on ne sait quelle convenance, permet surtout à l’hypocrisie de triompher. Ce serait l’honneur de la gauche que de contribuer à la lever. ” (Jean-Michel THENARD, “ Normalité ”, Libération, 26 avril 2004, p.3). Un compromis encore instable : adoptant une posture “ progressiste ” c’est l’autre terme que certains réclament : concéder l’adoption pour ne pas ouvrir le mariage.

C’est en cela que les débats français et américains ne sont sans doute pas symétriques. Si le mariage est l’institution sacralisée par de nombreuses parties prenantes de la “ guerre culturelle ” américaine (depuis la Cour Suprême du Massachusetts jusqu’à Bush en passant par les gays conservateurs comme Andrew Sullivan ou Jonathan Rauch), c’est aussi son caractère hétérosexiste qui est aujourd’hui radicalement remis en cause – dans un mouvement d’affirmation de son rôle central pour les politiques sociales. Bref, en Amérique, avec le mariage, les gays jouent gros.

A l’inverse, chez nous, l’affirmation du “ caractère sacré du mariage ”, qui chez George W. Bush pourrait s’écrire avec des traits d’union, ne peut se faire qu’avec réticence. Même Mme Dekeuwer-Defossez hésite : “ il y a cette crainte que le mariage, qui est quand même quelque chose d’extrêmement important pour les gens, euh… de très… euh… on dit la dignité du mariage… que ce… ce côté euh… digne, que ce côté un peu sacré soit en quelque sorte un peu abîmé ou gauchi, en tout cas, par l’inclusion des couples homosexuels ” (Journal télévisé de France 2, 20h, mercredi 28 avril 2004, nous soulignons).

Mais aux chiasmes transatlantiques (pensez ceci “ le mariage est à la France ce que la filiation est aux États-Unis ” et vice-versa) se superpose peut-être un malentendu : il se passerait la même chose d’un côté comme de l’autre. C’est “ en provenance de San Francisco ” que le mariage arriverait.

Le mouvement français (il faudrait plutôt parler de sa réception dans le champ politique et médiatique) pourrait en fait se révéler, in fine, moins radical ou, si l’on veut, moins subversif que son cousin américain, se contentant de subvertir – la subversion n’est jamais intransitive – l’institution qui en France est la plus susceptible de l’être (le mariage), ratifiant ainsi en négatif – la subversion s’appuie souvent sur ce qu’elle ne subvertit pas – celle sur laquelle s’est déplacée, nourrie d’angoisses post-coloniales sur la reproduction du corps national, le fondement autoproclamé de la “ civilisation ” (la filiation). De même que le PaCS est aujourd’hui encensé par ses anciens ennemis comme dernier rempart contre l’égalité matrimoniale, le mariage ne serait alors dangereusement concédé que pour sauver nos enfants et “ défendre la société ”.

[1]Ce titre fréquent reprend une comptine désuète et oubliée dont les autres paroles sont “ mettons-nous en ménage ” et “ mettons nous la corde au cou ”…

Sex Shops

Toujours en ce qui concerne le commerce des jouets pour adultes, un sujet apparemment inépuisable, quelques notes sans grand lien logique entre elles…

L’affaire Williams v. Pryor (une action en justice contre l’interdiction faite au commerce des vibromasseurs et godemichés en Alabama que j’ai abordé ici et ici, avec une mise en contexte ici) n’est pas terminée. Les avocats de Sherri Williams ont décidé de demander à ce que l’affaire soit ré-entendue par le 11e circuit En Banc (en français dans le texte, cela signifie que tous les juges du 11e circuit vont être appelés à décider de l’avenir de l’action). La petition est disponible sur le site de Mme Williams pdf, petition for rehearing. Ils appuient leur demande sur le fait que, pour citer : “The Panel Opinion Conflicts with the Supreme Court’s Ruling in Lawrence v. Texas” : La décision majoritaire du panel du 11e circuit “fails to credit Lawrence, which clearly stated for purposes guiding future courts, what the right of adult consensual privacy is about.”
Un des points intéressants dans cette petition est l’attaque faite contre les qualifications méprisantes de l’usage des sex toys par le 11e circuit: les 2 juges majoritaires avaient balayé d’un revers de phrase l’idée qu’il y aurait un droit constitutionnel à l’usage des boules de geisha de la même manière que dans Bowers v. Hardwick la Cour Suprême avait réduit la question du contrôle gouvernemental de la vie privée d’adultes consentants à une hypothétique protection constitutionnelle de la sodomie homosexuelle. Ce framing a été jugé avilissant pour les plaignants (demeaning) par la Cour Suprême des Etats-Unis dans la décision Lawrence).

Le magasin de Sherri Williams ressemble à celui qui est décrit dans cet article du New York Times il y a plus d’un an. Un article qui montre la “suburbanisation” et la “commodification” du commerce des adjuvants sexuels. Pour dire bref, le public visé passe du routier au couple de banlieue.

Cette “normalisation” des sex shops et les ventes organisées sur le principe des soirées “Tupperware” sont les deux mamelles du nouveau visage de la vente des godemichés. Outre l’article de Debra Curtis dont je parle un peu ici, il faut aussi relever un article datant de quelques années maintenant (Martha McCaughey and Christina French, 2001, “Women’s Sex-Toy Parties: Technology, Orgasm, and Commodification”, Sexuality & Culture, 5(3), 77-96). McCaughey et French avaient repéré — toujours dans le Sud des Etats-Unis — la multiplication des “Tupperware”-style sex toy parties.

Ce nouveau visage du commerce des sex toys aux Etats-Unis place au centre du paysage les couples hétérosexuels:

Rather than aim at the pleasure chest of the single girl, it has positioned itself as an organization devoted to strengthening relationships. Its training video, sent to all new sales reps, starts with an endorsement from a board-certified sex therapist and licensed marriage, family, and child counselor. Its home page on the Internet features an innocuous slide show of young heterosexual couples.

Je tire cette citation d’un article d’un magazine de San Francisco, SF Weekly du 15 septembre 2004: Merchant of Passion. L’intérêt de cet article est de montrer les dessous de Passion Parties, propriété de deux hommes (dont un avocat diplomé de Yale), propriétaire d’une entreprise “classique” de vente par correspondance de “sex toys”. Alors que les premiers magasins féministes et lesbiens (du genre Toys in Babeland) étaient managés de manière “communautaire” et étaient dirigés vers les femmes, c’est tout l’inverse du “nouveau modèle”.

mes autres écrits sur des sujets annexes

Recherches sur les homosexualités

Le 19 et le 20 octobre 2004, à l’EHESS au 96 Bd. Raspail se tiendront deux journées d’études consacrées aux “Recherches sur les homosexualités”. J’y serai discutant de deux travaux, l’un consacré aux juifs homosexuels du Beit Haverim et l’autre à la décriminalisation de l’homosexualité en Roumanie. Le programme complet des journées est ici, au format PDF.

Roumanie

Entre avril 1999 et juillet 2000, avant la thèse, j’ai travaillé à Bucarest, au Bureau du Livre de l’Ambassade de France en Roumanie. Au cours de cette année et demi j’ai beaucoup appris. Outre le roumain (Da, vorbesc un pic româneşte !), le travail dans une administration expatriée fut une grande découverte, que je ne peux recommander à personne.
Très récemment, c’est un peu de Roumanie que j’ai rencontré, par hasard. A part Dragostea din Tei, bien sûr. Je suis tombé dans la rue nez à nez avec Tanguy Viel, un romancier que j’avais invité à Bucarest sur les conseils de François Bon. Tanguy Viel est l’auteur de L’Absolue perfection du crime, mais aussi de Cinéma, un roman dans lequel un narrateur raconte un film, mais pas n’importe quel film. De retour en France, il a écrit une sorte de carnet de voyage, commençant par :

La Roumanie, c’est un peu comme le Pérou ou la Sibérie

et dans lequel j’apparais sous les traits à peine voilés d’un jeune normalien.

Je ne suis jamais retombé sur Pierre Le P***ër, lui, avait obtenu l’une des prestigieuses “Mission Stendhals” pour venir en Roumanie écrire (je ne l’ai même jamais rencontré). Le projet de ce poète était lié à une démarche personnelle: dès qu’il entrait en contact avec le signifiant ou le signifié “moulin”, il se mettait à écrire et à décrire la situation dans laquelle “moulin” était apparu. Toutes les formes de “moulin” semblaient concernées: Commissaire Moulin, moulin à parole, images de moulin sur les emballages de pain de mie… Et il avait, dans son projet de mission, défini le choix de la Roumanie de la manière suivante: plutôt que de demander New York comme tous ces écrivains qui veulent des vacances payées au frais du contribuable, il demandait la Roumanie, où il aurait le plaisir, au moins, de distribuer des devises à des gens qui en manquent. Il espérait même, à mots couverts, ne pas rencontrer “moulin” dans la contrée mythique des Daces. (Je n’invente pas, c’est dans ces termes que sa demande avait été déposée au Ministère des Affaires Etrangères et avait été acceptée).
Pierre Le P*** est aujourd’hui le principal responsable d’un site de poésie, dans lequel il fait part de ses états d’âme littéraires. A l’époque, son ordre de mission, en provenance directe d’un des responsables du ministère, avait beaucoup amusé. Dans mes correspondances avec Le Poète, je m’efforçais de ne pas prêter au déclenchement littéraire (tout “moulin” était proscrit) tout en précisant qu’un des chefs d’oeuvres (que je n’ai pas lu) de la littérature roumaine était Moara cu noroc (de Ioan Slavici, mare prieten al lui Eminescu) et qu’il y avait, à Sibiu, un musée en plein air dont l’attrait principal était les Moara de vânt.
Pierre Le P*** raconte son voyage en Roumanie, de manière souvent hilarante (à son insu et sans le vouloir).

Jeudi 10 août, (…) je vois une immense pancarte sur le bord de la route, à fond blanc, sur lesquelles se détachent les lettres vertes du mot “BOROMIR” et, juste en-desssous, j’ai le temps de lire “moara” qui signifie “moulin” en roumain ; c’est un attaché culturel de l’Ambassade française qui me l’a appris dans un e.mail: il me disait que mon choix de la région de Sibiu était excellent puisque s’y trouvent de nombreux moulins et me donnait le titre d’un livre où les mots de “noroc” et de “moara” étaient associés (“Le moulin de la chance”) si bien que lorsque nos hôtes ont dit “noroc” en levant leur verre le jour de notre arrivée, j’ai cru qu’ils disaient “moulin” ; à cette occasion (…)
Je demande à nos jeunes amis ce que signifie “Boromir”, ils me disent qu’il doit s’agir du nom d’une firme, ce dont je me doutais. En-dessous du mot “moara”, j’ai eu le temps de lire également “abbator” et l’association de ces deux activités me laisse perplexe.

Washington, Oregon, Massachusetts

Dans la campagne électorale en cours aux Etats-Unis, le “mariage gay” est l’un des sous-thèmes. C’est loin d’être le thème national principal, mais dans une douzaine d’Etats, des référendums visant à modifier les constitutions locales auront lieu. Dans la plupart de ces Etats, les observateurs s’attendent à une défaite des partisans de l’égalité des droits.
Il est très difficile de réussir à suivre l’ensemble des mobilisations (séculières, religieuses, juridiques, référendaires…) qui ont cours en ce moment sur cette question. Alors ce ne seront que quelques éclairages que je proposerai ici.
Tout d’abord, dans l’Etat de Washington, une décision d’un juge du compté de Thurston a été rendue qui est favorable aux couples du même sexe. (Un article du Seattle Post résume).
Dans l’Oregon, il semble possible que le référendum prévu en novembre pour rendre impossible le mariage des couples du même sexe penche en faveur de celles et ceux qui souhaite un mariage sans discrimination. (d’après cet article du NYT, du moins).
Enfin, dans le Massachusetts, le remplacement du président du Sénat local (Finneran) par une personne beaucoup moins opposée au mariage “gay” rend improbable la poursuite du processus — long et complexe — visant à modifier la constitution de cet Etat (le seul aux USA à permettre aux couples du même sexe de se marier) :

The effort to bring a constitutional amendment banning gay marriage to voters in November 2006 suffered a major setback yesterday with departure of House Speaker Thomas M. Finneran and the elevation of Salvatore F. DiMasi, whose arrival is expected to shift the Massachusetts legislative agenda to the left on social issues such as gay rights, abortion, and stem cell research.
Source : Boston Globe

Pink TV

Alors que j’étais en train de préparer un cours sur les Mormons (Une secte qui a réussi ?) pour mon enseignement de Socio des Religions à Paris 8, un journaliste de France Culture m’a téléphoné. Sur les conseils de plusieurs personnes, il voulait avoir mes commentaires sur la création prochaine de PinkTV. L’ennui, c’est que je n’avais aucun commentaire…
PinkTV, c’est un projet de chaîne cablée ” gay et « gay friendly »” selon leur site web, avec une vingtaine de chroniqueur-e-s. Aucun mormon, apparemment.
à la réflexion : Réflexion faite, j’ai des commentaires à faire, où plutôt une mise en perspective. PinkTV est financée par une équipe de chaînes de télé comme TF1, M6 et canal+, ce qui distingue cette initiative des premiers média gays, comme Gai Pied dans les années 1970 et 1980, qui était une entreprise commerciale issue en partie des mouvements gays politiques (comme le FHAR et ses successeurs). Dans ce sens, PinkTV ressemble peut-être à Préférences, un magazine de mode aux accents “homophiles”. Je n’ai aucune idée du financement de Têtu.
L’absence de polémiques autour de PinkTV (s’il y en a je n’ai rien entendu) est aussi remarquable, mais je ne sais pas encore quoi en faire.

France Culture et le mariage

Le site de France-Culture est bien utile, mais les émissions ne restent en ligne que quelques jours. Il est toujours possible, heureusement, de forcer un peu le système pour continuer à les écouter. L’émission “Répliques” du 18 septembre 2004 est à écouter ou à réécouter. Répliques est l’émission d’Alain Finkielkraut, et étaient réunis ce samedi-là, outre Alain F., Elizabeth Roudinesco, psychanalyste, et (Mme) Claude Habib, parfois décrite comme “philosophe”.
Roudinesco, au printemps dernier, avait accepté un entretien dans le Figaro, signe s’il en est que la proposition d’ouvrir le mariage aux couples du même sexe est devenue, en partie, une position centriste, respectable. Dans cet entretien elle disait :

ce qui m’apparaît comme inévitable, c’est d’envisager, sans tarder, la possibilité de donner des droits équivalents aux homosexuels. (…)
question: Quelle place est-il possible dès lors de réserver à la différence biologique dans ces familles à venir ?
La différence des sexes entrera par un autre biais. Dans ce type de familles, les homosexuels ont toujours eu à coeur de permettre une présentification de la différence des sexes, sous la forme d’un oncle, d’une tante, d’amis, etc. Je ne vois donc pas où est le risque de psychoses en série dont nous parlent certains… L’évolution vers un mariage entre personnes de même sexe appelle une refonte du droit de la famille. Le mariage gardant une fonction symbolique intacte mais n’ayant plus un caractère sacré, il faut le simplifier, de même que le divorce. De telles évolutions peuvent s’accomplir d’autant plus tranquillement qu’elles ne sont pas les plus délicates qui nous attendent.
source : Le Figaro, 17 mai 2004, “Donnons des droits équivalents aux homosexuels !”

Claude Habib, elle, était invitée pour avoir publié, dans la revue intellectuelle Commentaire, un article contre l’adoption d’enfants par des couples d’hommes (elle n’a aucun problèmes avec les couples de femmes adoptant). Son raisonnement est étrange (en lisant l’article, j’ai cru un moment à une sorte de canular).

Au fond d’eux-mêmes, les activistes homosexuels ne méconnaissent pas le risque d’une souffrance puérile. Ils savent bien que l’enfant de deux pères souffrira, dans une cour d’école maternelle, quand on lui demandera : “Toi, ta mère, elle fait quoi?” Ils le savent, mais il ne s’en sentent pas responsables.
source: HABIB, Claude, 2004, “L’adoption par des couples homosexuels”, Commentaire, n°107, pages 773-776 (c’est l’auteure qui souligne le terme “maternelle“)

On se demande comment une telle pensée peut être publiée (c’est une pensée qui a le mérite d’être courte, 4 pages). On se demande encore si ce n’est pas une mauvaise blague, mais la vérification de nos pires craintes vient à l’écoute de Répliques, grâce à ce lien (real-media) (Répliques commence 3 minutes après le début; la fin de l’émission est coupée, il faut l’écouter avec ce lien-ci, real-media).