Pour une préhistoire des sex-shops
Comment sont nés les sex-shops? Comment en est-on venu à considérer ces boutiques comme un type particulier, une catégorie spécifique de magasins? (Après avoir vu la cartographie des sex shops de Paris et les contraintes spatiales auxquels les sex shops sont soumis, voici une petite préhistoire…)
Il semble que ce soit en octobre 1966, dans la rue de Castagnary (15e Arr. de Paris) que s’est ouvert le premier “sex shop” parisien. En 1969, on en compterait 18, 30 en 1970 et 55 en 1972.
Un chroniqueur du quotidien catholique La Croix, Joseph Folliet, s’insurge alors devant ce qu’il considère être “Le Capitalisme du stupre” (10 juillet 1971):
J’en viens à penser qu’il existe un véritable capitalisme du stupre, que revèle aussi, à sa manière, la floraison (…) des sex shops dans la plupart des grandes villes européennes
Le 14 octobre 1972, R.V. de France Soir, dans un article intitulé “La clientèle des sex-shops trouve l’érotisme français vieillot et dépassé”, écrit :
Depuis deux ans, l’expansion des “sex shops” semble s’arrêter. On est loin de la folle ruée de novembre 1969 où fleuristes, épiciers, libraires liquidaient leur stock pour ce nouvel Eldorado.
La fin des années 1970 apparaît à l’époque comme une période de difficultés pour les sex shops : pour quelques 200 officines existant en France en 1978 (dont la moitié à Paris), 15 ont déposé le bilan en 1977.
Après des années prospères, la rentabilité est si précaire que les sex-shops doivent rester ouverts de seize à dix-sept heures par jour pour faire leurs frais. Les clients achètent de moins en moins, se contentant de feuilleter.
source: Pierre Flisson, “C’est le déclin du ‘sex-business'”, Le Figaro, 15 mars 1978
Dès 1971-1972 donc, la catégorie est bien en place pour le sens commun. Le substantif est encore entre guillemet et son genre n’est pas fixé : on dira souvent “une” sex-shop jusque dans les années 1980.
Mais le sens commun et l’art journalistique ne suffisent à eux seuls à cristalliser une telle catégorie, qui va se doter d’une existence “autonome”.
Le tout début des années 1970, après l’affaiblissement de la censure explicite, va voir la diffusion d’un argumentaire visant à restreindre la visibilité de la pornographie dans l’espace public, et à faire des services de police les garants de cette non-visibilité.
Cela se remarque par exemple au cours des débats du conseil municipal de Paris, des questions écrites au préfet (Paris n’a pas de maire avant 1976) et des ordonnances préfectorales. Le pouvoir municipal va donner corps à la catégorie “sex-shop”.
Le 8 septembre 1970, le préfet Maurice Grimaud, dans l’ordonnance n°70-15878, interdit aux mineurs de 18 ans l’accès des librairies spécialisées dans la vente d’ouvrage à caractère licencieux ou pornographiques.
(…) Considérant que se sont ouvertes, dans différentes voies très passantes de Paris, des librairies spécialisées dans la vente de publications de toute nature présentant un danger pour la jeunesse en raison de leur caractère licencieux ou pornographique et qui sont pour la plupart interdites à la vente aux mineurs de 18 ans en vertu d’arrêtés du ministère de l’Intérieur (…)
Au cours de la séance du 28 juin 1971, Monsieur André Planchet, conseiller municipal, demande que le Conseil de Paris adopte une résolution “tendant à l’adoption des mesures nécessaires pour mettre fin aux abus de la publicité en faveur des films érotiques dans Paris”.
Le Conseil de Paris,
Considérant l’étalage dans les rues de Paris des affiches publicitaires illustrant la présentation des films érotiques;
Considérant que ces affiches constituent un objet permanent de scandale pour de nombreux parisiens et sont de nature à porter gravement atteinte à l’équilibre psychologique et à la santé mentale des jeunes;
Considérant, au surplus, le caractère agressif desdites affiches qui s’imposent au regard et attirent l’attention par leur vulgarité et souvent leur mauvais goût;
Considérant que la suppression de la censure impose, pour éviter tous les abus, la règlementation très stricte de la publicité des films cinématographiques;
(…) Délibère :
M. Le Préfet de police est invité à prendre toute mesure en vue de mettre fin aux abus de la publicité en faveur des films érotiques dans les rues de Paris.
Ces tentatives de restriction de la publicité voient une sorte d’aboutissement dans l’opacification des vitrines des sex-shops. En 1973, inspiré peut-être par des expériences étrangères, M. Pierre-Charles Krieg, conseiller gaulliste de Paris, dans une question au préfet, décrit ces vitrines comme une “incitation à la débauche”. Le 14 septembre 1973, le préfet Jean Paolini, par l’ordonnance 73-16630 (modifiant l’ordonnance 70-15878), demande l’opacification des vitrines :
(…) Attendu que nombre de librairies spécialisées dans la vente d’ouvage à caractère licencieux ou pornographiques disposent de vitrines d’étalages visibles par tous;
Considérant que dans l’intérêt du bon ordre ces vitrines doivent être rendues opaques, notamment vis-à-vis des mineurs et en vue de garantir l’application de l’interdiction de l’alinéa 2 de l’art. 14 de la loi n°49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse,
Ordonne: (…)
Les vitrines d’étalages des librairies spécialisées dans la vente d’ouvrages licencieux devront être rendues opaques par tout moyen matériel dont le choix est laissé à l’initiative de l’exploitant(…)
Interdiction aux mineurs et vitres noires… l’image extérieure du sex shop est constituée dès 1973, par des ordonnances préfectorales qui font référence à des “librairies” (et pas à des “sex toys”). La vidéo n’est pas encore née. Mais cette image extérieure est aussi fortement reconnaissable. Dans un entrefilet du 19 septembre 1973, le journal Le Monde se demande ainsi :
Ne peut-on craindre (…) que le mystère ainsi recréé n’encourage plus qu’auparavant à pousser la porte de ces sex-shops et ne redonne ainsi vie à un commerce dont on dit qu’il périclitait.