Mariage, (trans)genre ou (trans)sexe
Celles et ceux qui suivent, depuis quelques mois, l’actualité transsexuelle ne peuvent que s’étonner de ce qui est révélé non pas seulement des normes sexuelles, mais des normes de genre.
En avril, c’est une institutrice de Caen qui était dénoncée publiquement par des parents d’élèves “inquiets”, au mépris du respect de la vie privée. Même la conseillère municipale UMP (aussi conseillère psycho pour France Info), Edwige Antier, s’était étonnée de telles réactions parentales (voir cette chronique d’Edwige Antier, mai 2005). On remarquera aussi que Mme Antier adore les questions génitales comme le montre cette chronique : Docteur, il a un tout petit zizi.
Mais c’est sans doute le refus de marier un couple de sexe différent parce qu'”ils” sont du même genre qui pose de plus grandes questions théoriques, ainsi qu’Éric Fassin (sociologue, ENS) le pointe, parfois ironiquement, dans ce “Rebonds” paru aujourd’hui dans Liberation :
Trouble dans le mariage (par Eric Fassin), Libération, 15 juin 2005 (rubrique Rebonds)
L’interdiction judiciaire du mariage entre une transsexuelle et un transgenre interroge la légitimité de la norme dès lors qu’elle n’apparaît plus comme une évidence naturelle.
mercredi 15 juin 2005
Par Eric Fassin sociologue, Ecole normale supérieure.À Bègles, deux hommes voulaient s’unir par les liens du mariage. La justice leur a refusé ce droit : la loi ne reconnaîtrait le mariage qu’entre personnes de sexe différent. A Rueil-Malmaison, deux personnes demandent à se marier. Il est vrai qu’elles se présentent comme deux femmes, l’une transsexuelle, l’autre transgenre. Mais, pour l’état civil, il s’agit bien d’une femme et d’un homme, puisque l’une est opérée et l’autre non. Le procureur de Nanterre n’en a pas moins contesté leur droit au mariage, en dénonçant une «provocation» : Camille et Monica ne cherchent-elles pas à «faire évoluer la société en enfermant celle-ci dans le piège de sa propre logique» (sic) ? Et le tribunal vient de lui donner raison, au mépris de la raison. Si le parquet s’insurgeait hier contre la désobéissance civile, c’est aujourd’hui l’indignation à l’idée qu’on puisse invoquer la loi pour faire valoir ses droits. Scandale : on veut prendre le mariage au mot !
Comment justifier, en dépit de l’état civil, l’opposition de l’Etat à cette union ? La justice reprend à son compte l’hostilité du maire de Rueil contre un «mariage militant». On devine qu’il ne s’agit pas ici d’interdire de noces tous les militants, dans l’espoir vain d’empêcher leur reproduction : les adhérents des partis politiques ou des syndicats peuvent s’épouser en paix. Camille et Monica posent problème à la République parce que leur militantisme porte sur le mariage. Or ce serait là (car la justice ne recule pas devant le paradoxe) rechercher «un effet étranger ou secondaire au mariage». Bien sûr, il est douteux que l’Etat compte réserver l’institution aux seuls couples qui se montrent indifférents à son sort. Et les intégristes qui s’engageraient publiquement en faveur du mariage traditionnel, après avoir manifesté contre la cérémonie de Bègles, doivent se rendre en confiance devant le maire de Rueil, qui n’est certainement pas un militant sectaire de l’union libre.
En revanche, l’acte «militant» inquiète l’Etat dès lors qu’il vise à «faire évoluer la société». Mais il convient que l’argument politique s’autorise du code civil, dont l’article 146 précise : «Il n’y a pas de mariage lorsqu’il n’y a point de consentement.» Comment dénoncer à la fois la provocation délibérée et l’absence de consentement ? D’autant qu’à l’évidence, il ne s’agit pas d’un mariage blanc même si le procureur ne résiste pas à la tentation gratuite d’évoquer une «situation irrégulière» (si Camille est de nationalité française, Monica est argentine). Les promises se déclarent amoureuses, non moins que militantes. Mais, pour la justice, s’il s’agit d’un «mariage simulé», c’est que le «but» de Camille et Monica est «étranger à celui de se comporter comme mari et femme». Il ne suffit donc pas d’être mari et femme ; encore faut-il le paraître. L’époux est requis d’en avoir l’air.
Autrement dit, la justice fait obstacle au mariage au nom du genre, et non du sexe. Sans doute le tribunal rappelle-t-il qu’en France le mariage suppose «encore en France la différence de sexe». Mais le sexe légal de Camille et Monica les autoriserait à se marier : le jugement les appelle bien Madame et Monsieur. C’est donc le genre affiché dans le comportement de l’époux présumé qui l’interdirait, puisqu’il «revendique sa féminité et arbore l’apparence d’une femme». Si Benito arbore le prénom de Monica, qu’on le traite comme telle ! Gageons que la justice a sous-estimé les implications logiques de son argumentation ce qu’il faudrait désormais autoriser, mais aussi interdire, si pour l’Etat le genre devait l’emporter sur le sexe. D’abord, on n’obligerait plus les transsexuels à subir une opération pour pouvoir changer d’identité. Ensuite, les couples de même sexe seraient autorisés à se marier, à condition de se comporter comme mari et femme. Enfin, les couples de sexe opposé seraient interdits de mariage, dès lors qu’ils ne se conformeraient pas aux rôles sexuels conventionnels ou du moins, s’il était toléré de les inverser, il ne serait plus permis de les nier : les femmes pourraient encore porter la culotte, mais les hommes ne sauraient impunément changer les couches.
On se plaît à imaginer d’importants débouchés pour les sociologues du genre, dont l’expertise serait sans cesse sollicitée pour évaluer la masculinité ou la féminité des impétrants. Sans doute pour les transsexuels les choses seraient-elles simplifiées, et les médecins n’auraient plus le pouvoir de décider de leur sexe : seul compterait le fait d’être transgenre, soit le genre revendiqué par chacun ou chacune. D’un mot, chez les travestis, l’habit ferait le moine. Mais, pour le mariage lui-même, l’enquête serait plus difficile. Quand jugera-t-on qu’une lesbienne s’avère suffisamment «virile», et un gay suffisamment «efféminé», pour que la différence de genre tienne lieu de différence des sexes ? A l’inverse, quel critère retiendra-t-on pour disqualifier des couples de sexe opposé suffira-t-il que la femme tienne le volant, ou refuse de s’épiler les jambes, ou bien que l’homme porte un kilt, ou s’occupe du ménage ? L’enquête se poursuivra-t-elle jusque dans la chambre à coucher, pour évaluer les comportements sexuels à l’aune de la différence de genre ?
En réalité, on l’aura compris, la logique ne fait rien à l’affaire ou, plus précisément, l’absurdité découle ici du refus de laisser prendre la société «dans le piège de sa propre logique». Plus que Camille et Monica, n’est-ce pas la déraison d’Etat qui finit par «discréditer l’interdit institutionnel du mariage homosexuel» ? En effet, la justice s’appuie tantôt sur la loi pour préserver la norme, comme à Bègles, et tantôt sur la norme, fût-ce contre la loi, comme à Rueil. Elle invoque parfois le sexe et parfois le genre, sans autre logique que le conservatisme. D’ailleurs, si Monica demandait à épouser, non pas une, mais un Camille, qu’entendrait-on ? Que c’est le mariage de deux hommes, et non plus de deux femmes. Autrement dit, c’est non seulement pour changer d’identité, mais aussi pour se marier, qu’un transgenre devrait être opéré. Et encore : le procureur ne tient-il pas à rappeler, au risque d’affaiblir son argument, que «la formule chromosomique» de Camille «reste inchangée» ? L’état civil n’y fait rien, pas plus que la chirurgie. Tout se passe comme si, pour l’Etat, les transgenres n’avaient jamais le bon genre, et les transsexuels jamais le bon sexe : les uns et les autres sont sexuellement suspects.
Bref, le maire de Rueil l’a bien exprimé, cette demande «a jeté le trouble». Mais pourquoi tant d’émoi ? Pourquoi l’Etat ne reste-t-il pas indifférent devant ce qui pourrait n’être qu’un cas particulier ? C’est qu’il ne s’agit pas seulement de Camille et Monica, des transsexuels et des transgenres, de même que les unions de même sexe ne nous parlent pas seulement d’homosexualité. Il en va de la norme, et donc de tout le monde. Bien sûr, il s’agit d’abord de celles et ceux que la loi contribue aujourd’hui à rejeter dans l’anormalité, en les interdisant de mariage, comme s’ils n’étaient pas tout à fait humains. Mais le rappel à l’ordre touche aussi celles et ceux qui, assignés à la normalité, s’y plient tant bien que mal. Dès lors que la norme n’apparaît plus comme une évidence naturelle, s’imposant d’autant mieux qu’on la remarque moins, ceux qui se croyaient simplement normaux se découvrent normés. L’ordre des sexes et des sexualités n’apparaît donc plus naturel et éternel, mais politique et historique, soumis à la délibération et au changement.
On peut certes redouter ce désordre, et s’employer à restaurer l’ordre public. A l’inverse, on peut aussi se réjouir de ce «trouble dans le genre», pour parler comme la philosophe Judith Butler. En effet, quel que soit notre sexe ou notre genre, et quelle que soit notre sexualité, nous sommes soumis à des injonctions normatives d’une violence symbolique et parfois physique : « sois un homme», «sois une femme», c’est-à-dire «deviens ce que tu es, par nature». Mais pourquoi rester condamnés, tel Sisyphe, à la tâche impossible de se conformer à la nature de normes qui n’ont rien de naturel ? Et pourquoi supposer que c’en serait fini de la masculinité et de la féminité, voire de l’hétérosexualité, si ces normes ne s’imposaient plus comme un ordre obligatoire ? Grâce à Camille et Monica, c’est chacun d’entre nous, et pas seulement les exclus en tous genres, qui pourra jouir demain de la marge de liberté qu’elles auront ouverte, non pas en transgressant les normes, mais en vivant, autrement ou pareil qu’aujourd’hui, peu importe, sans chercher à se conformer à quelque ordre sexuel imposé par la société, et policé par l’Etat.
source : Liberation, 15/06/2005
Un peu de contexte :
Acte d’opposition au mariage de Monica/Benito Leon et Camille Barré,
Une institutrice change de sexe (1)
Une institutrice change de sexe (2)
Ailleurs :
Une pétition : Du maire au procureur : la transphobie d’état sévit !
Un communiqué de Homosexualités et Socialisme
Les grandes gueules, sur RMC (avec comme invitée, Camille Barré)
3 commentaires
Un commentaire par MatooBlog » TransMariage (15/06/2005 à 11:02)
[…] » Baptiste Coulmont, le plus hétéro des observateurs de la vie gay, rapporte les passionnants propos d’Eric Fassin sur le refus de marier […]
Un commentaire par gratyn (15/06/2005 à 19:02)
Les panthères roses donnent elles aussi une autre adresse de pétition :
http://www.pantheresroses.org/article.php3?id_article=138
Un commentaire par gaysetif (28/09/2008 à 23:42)
je cherche trans pour mariage
+2*******892