Sociologie des prénoms
Ce billet a été écrit en 2005 : depuis, j’ai publié un livre, Sociologie des prénoms (2011, La Découverte).
Depuis les travaux fondateurs de Philippe Besnard en France (et Stanley Lieberson aux Etats-Unis), les sociologues se sont rendus compte du formidable matériaux que constituent les prénoms. Un bien symbolique gratuit dont la consommation est obligatoire offre un objet incomparable pour repérer le goût de classe sous le goût tout court, pour étudier la “mode” sans parler, comme on le fait trop souvent, des vêtements. [voir Besnard, Philippe, “Pour une étude empirique du phénomène de mode dans la consommation des biens symboliques : le cas des prénoms”, Archives européennes de sociologie, 1979, vol.20 p. 343-351]
L’ouvrage de Besnard, constamment remis à jour depuis 1986, La Cote des prénoms est maintenant repris en main par sa fille Joséphine Besnard (Philippe Besnard est décédé en 2003. LE co-auteur, Guy Desplanques, est toujours dans l’aventure). C’est un ouvrage mixte, où le coeur est constituée de la “cote” des prénoms proprement dite, et où la dose de sociologie est présente en début et en fin d’ouvrage. [Je n’ai pas lu les dernières éditions, je me réfère aux éditions d’avant la mort de Besnard père]
Dans un article écrit avec l’historien Cyril Grange [Besnard, Philippe, et Cyril Grange “Prénoms de l’élite et du vulgum” L’Année sociologique, 1993, vol. 43, p. 269-294], Besnard étudie les relations qu’entretiennent les prénoms de l’élite née (celle du Bottin Mondain) avec le reste de la société française. On y voit à la fois une accélération de la diffusion des prénoms de l’élite [les prénoms qui se diffusent se diffusent beaucoup plus vite maintenant qu’avant], mais aussi une segmentation plus importante des goûts [les non-élites développent des goûts indépendants et ne peuvent plus être dites “à la traine”].
J’ai repensé à tout cela en préparant un cours de “L1” (première année d’université). Mais aussi en conseillant à une étudiante qui souhaitait faire son mémoire de licence sur la “perte” de la culture d’origine chez les enfants d’immigrés de travailler plutôt sur les petits-enfants et le choix des prénoms — réalisés par des français nés de parents originaires d’Afrique du Nord. Quand, aujourd’hui, Rachid et Karima, pour prendre un exemple possible, choisissent le prénom de leur enfant, que choisissent-il ? En la faisant réfléchir sur les enfants de ses amies, l’étudiante a produit une liste à laquelle je ne m’attendais pas du tout [un signe que je n’y connais pas grand-chose] : le choix se porte sur Shain, Chinese, Ryan et une poignée d’autres que j’ai oubliés. Ces exemples sont anecdotiques, mais il me semble possible de pouvoir accumuler assez facilement un petit corpus comprenant à la fois prénoms-profession-origine sociale des parents et prénoms des [petits-]enfants : un matériaux doté d’une forte objectivité, plus souple d’utilisation que les discours sur le ramadan ou la “perte” des “traditions”.
N’y connaissant pas grand’chose, j’ai demandé à A. B. [je vais lui demander si je peux la citer avant de mettre son nom en entier] si elle connaissait des travaux portant sur le même corpus. N’en connaissant pas, elle propose une petite sociographie “à la hussarde” — qui ne demande qu’à être testée grandeur nature. D’un côté des prénoms de classe populaire mais néo-arabisants : Lyssa, Shahinez… (Shain de mon exemple) seraient l’équivalent, en terme de position sociale, du choix de Jordan, Kevin ou Jennifer. Les références sont peut-être plus moyen-orientales que maghrébines.
Du côté de populations pratiquantes (ou néo-communautaires), on trouvera une marque identitaire jusque dans le choix des prénoms, coraniques ou prophétiques (révélant à la fois une culture religieuse, mais aussi une appropriation autonomisée, individualisée, du message) : Doua (invocation), Fourqane (discernement et titre d’une sourate), Noh pour Noe, adam etc…
L’augmentation du capital culturel, social et économique produit des Yannis ou des Elias, ou encore la réappropriation de références à la culture classique arabe (les savants, personnages historiques…)
La seule recherche sociologique que je connaisse portant sur le prénom comme signe d’intégration ou d’acculturation est de Liliane Kuczynski [« La dictature du nom. Du patronyme au pseudonyme chez les marabouts ouest-africains de Paris », L’Homme 1997, n°141 : 101-117 : “La dictature du nom” disponible en PDF sur le site de persee]
Dans un contexte de diversité culturelle, sociale et “raciale” (au sens où les Nord-Américains utilisent le terme), le choix d’un “prénom noir” est un désavantage, selon l’étude de Steven D. Levitt et Stephen J. Dubner, deux économistes. [L’étude entière, The Causes and Consequences of Distinctively Black Names est disponible.
Une autre étude, fort étrange, porte sur le choix des prénoms de personnages par une jeune écrivain contemporaine… Le choix du prénom de son fils mériterait d’ailleurs une étude…
3 commentaires
Un commentaire par Phersu (14/09/2005 à 15:05)
Le nom du fils en question évoque tout de suite une course hippique (le Cemapi devrait lancer un colloque international sur hippisme et écriture) mais d’après certains, ce serait en fait une référence à des “chevaliers” et non des chevaux.
Ce site donne des graphes de fréquences des prénoms par année. Baptiste, par exemple, a été en croissance jusqu’en 2000 (4012 occurrences) mais cela semble s’arrêter (3914 en 2002).
Un commentaire par coulmont (14/09/2005 à 15:31)
Il faudrait comparer le site prenoms.com avec l’autre site, meilleursprenoms.com car le premier se sert des données du recensement et le deuxième du chiffre des naissances de l’année telles que l’INSEE le repère.
La différence ne serait pas bien grande.
Tout ça pour souligner combien “Baptiste” était à la mode vers 2000… j’ai le prénom d’un gamin de cinq ans !
Pas de “Phersu” en tout cas : serait-ce un pseudonyme ?
Un commentaire par Phersu (14/09/2005 à 20:30)
Si, le prénom a été porté.
Mais pas d’Ascot.