Camouflage et libéralisme ?
Alors que le fabricant de préservatifs Durex s’apprête à mettre en vente, le mois prochain, une série de godemichés et de vibromasseurs qui seront proposés dans les supermarchés et les grandes surfaces, il semble nécessaire de devoir revenir sur une chose.
Jusqu’au début des années 1970, leur importation sur le sol français était interdite. Le sexologue Michel Meignant, dans Liberté, égalité, sexualité (Paris, Editions Robert Laffont, 1973) raconte comment les douaniers fouillaient les sacs des personnes de retour de Copenhague à la recherche d’objets interdits. Dans le magazine Union fondé par le même Meignant, on peut y lire en 1972 :
Mon épouse a entendu parler de l’existence de pénis artificiels. Saisie par une fantaisie passagère, elle voudrait disposer de cette prothèse. Je me permets de vous demander où il est possible de se procurer cet objet.
W. S. Marseille
Lors de mes voyages en Hollande, en suède et au Danemark, j’ai vu en vente libre dans les sex-shops toutes sortes de pénis artificiels (que l’on appelle aussi des godmichés (sic)). Mais je dois vous répondre que, en France, la vente en est strictement interdite. Il est même interdit d’en rapporter de l’étranger. Voilà bien une preuve des brimades dont nous sommes l’objet, nous Français et Françaises, sur le plan sexuel.
source : Union, n°6, décembre 1972, p.68
Ces objets étaient perçus comme étant en eux-même outrageants pour les bonnes moeurs, et tombaient donc sous le coup de l’article 283 de l’ancien Code pénal. Mais en cette période de pompidolisme finissant, une partie de la justice commence à limiter l’étendu de l’outrage aux bonnes moeurs. Ainsi, en novembre 1973, la cour d’appel de Paris relaxe onze personnes physiques et morales accusées d’avoir vendu, importé, proposé à la vente… un “préservatif vibrateur” de la marque “Top Life”. La cour décrit ainsi cet appareil : “le « TOP LIFE » réalisé en deux versions dont l’une munie d’un système vibrateur est un objet de consistance caoutchouteuse constitué par une protubérance en forme de fraise reliée à une bague. [U]ne notice imprimée en langues allemande et anglaise placée dans l’emballage présente l’appareil comme s’adaptant à l’organe masculin en vue d’augmenter le plaisir de la femme et d’améliorer la virilité del’homme au cours de l’acte sexuel.”
Le juge poursuit : “[O]n ne saurait tenir le simple usage en vue duquel cet objet était offert comme de nature à provoquer une émotion pernicieuse, sanx (sic) méconnaître l’évolution des idées et l’état de l’opinion touchant la liberté d’information dans le domaine des comportements relatifs à l’instinct sexuel et à sa satisfaction.”
A partir de ce jugement, il devient plus difficile à la police de saisir, comme elle l’avait fait, ces gadgets, qui peuvent ainsi peupler les sex-shops naissants.
Mais le regard pornographique, celui porté par toute une série de magazines où sont publiées des lettres — officiellement des lettres de lecteurs, mais en réalité des textes copiés entre revues et magazines — n’est pas tendre avec ces vibromasseurs :
Ayant un peu erré dans le quartier Pigalle, avec ma femme, nous nous sommes amusés à dénombrer les gadgets des vitrines des sex-shops. Parmi ces objets un vibromasseur a attiré son attention. Il me semble qu’elle en désire un et je me demande si cette manifestation chez elle doit être considérée comme une insatisfaction. […]
Joseph H. Paris (9e)
[Cet appareil] augmente la capacité de réponse sexuelle de la femme et chasse parfois la frigidité. Ce vibromasseur a un inconvénient : il rend l’orgasme trop facile et trop complet par rapport à la méthode normale et conjugale ; et la femme qui l’utilise pourrait en arriver à ne plus souhaiter de rapport avec son mari.
source : Eros, n°2, 1973, p.18
Ce type de réponse est très fréquent : ces objets vibreurs sont finalement trop dangereux — trop efficaces ? — pour les couples pour pouvoir être conseillés sans mise en garde.
La présentation de ces mêmes objets, maintenant présentés comme des jouets, est aujourd’hui fort différente. Ils sont présentés comme favorisant la vie sexuelle de couple. Ils ne sont pas trop efficaces, juste efficaces.
Mais ce changement de présentation s’est aussi accompagné d’une permanence : un “camouflage” de son usage. “Certain commodities are sold in the legal marketplace for which the expected use is either illegal or socially unacceptable. Marketing of these goods, therefore, requires camouflaging of the design purpose in a verbal and visual rhetoric that conveys the knowledgeable consumer the item’s selling points without actually endorsing its socially prohibited uses. (Rachel Maines, “Socially Camouflaged Technologies : the Case of the Electromechanical Vibrator”, IEEE Technology and Society Magazine, 8, 2 (juin 1989), p.3-11, 23.
[Certaines choses vendues légalement le sont dans un but illégal ou socialement inacceptable. Le marketing de ces biens de consommation requiert donc un camouflage de sa destination, au moyen d’une rhétorique visuelle et verbale capable de donner toutes les informations nécessaires à une consommatrice fort au courant sans soutenir officiellement ses usages socialement prohibés.]
Ainsi, lors de la mise en vente par Durex de ses vibromasseurs (en pharmacie-droguerie au Royaume Uni en 2005), ce sont des produits nommés “Charm” et “Little Gem”, “discreetly packaged”, qui sont proposés, l’accent étant mis sur leur apparence extérieure (leur “design”, voir Design Week, 08/09/2005, p.18-19). En France, ils seront proposés comme des appareils de massage.
On retrouve alors finalement une partie des “Considérants” du jugement de la cour d’appel de Paris de novembre 1973 :
Considérant que sa forme n’est ni obcène (sic) ni même seulement suggestive, son aspect ne permettant pas de déceler l’usage auquel il est destiné,
Considérant que les explications qui sont fournies par la notice bilingue sur son mode d’utilisation et sur sa fonction ne contiennent aucune description de l’accouplement pratiqué dans ces conditions ni aucune recommandation (sic) spéciale relative à l’accomplissement de l’acte sexuel lui-même.
Ce camouflage visuel et verbal (l'”aspect ne permettant pas de déceler…” et “les explications ne contenant aucune description”…), qui était, en 1973, au coeur de la possibilité de légalisation des godemichets / vibromasseurs, est donc, en 2006, au coeur de la possibilité de leur commercialisation au “grand public”.