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Les billets de February, 2006 (ordre chronologique)

Camouflage et libéralisme ?

Alors que le fabricant de préservatifs Durex s’apprête à mettre en vente, le mois prochain, une série de godemichés et de vibromasseurs qui seront proposés dans les supermarchés et les grandes surfaces, il semble nécessaire de devoir revenir sur une chose.
Jusqu’au début des années 1970, leur importation sur le sol français était interdite. Le sexologue Michel Meignant, dans Liberté, égalité, sexualité (Paris, Editions Robert Laffont, 1973) raconte comment les douaniers fouillaient les sacs des personnes de retour de Copenhague à la recherche d’objets interdits. Dans le magazine Union fondé par le même Meignant, on peut y lire en 1972 :

Mon épouse a entendu parler de l’existence de pénis artificiels. Saisie par une fantaisie passagère, elle voudrait disposer de cette prothèse. Je me permets de vous demander où il est possible de se procurer cet objet.
W. S. Marseille
Lors de mes voyages en Hollande, en suède et au Danemark, j’ai vu en vente libre dans les sex-shops toutes sortes de pénis artificiels (que l’on appelle aussi des godmichés (sic)). Mais je dois vous répondre que, en France, la vente en est strictement interdite. Il est même interdit d’en rapporter de l’étranger. Voilà bien une preuve des brimades dont nous sommes l’objet, nous Français et Françaises, sur le plan sexuel.
source : Union, n°6, décembre 1972, p.68

Ces objets étaient perçus comme étant en eux-même outrageants pour les bonnes moeurs, et tombaient donc sous le coup de l’article 283 de l’ancien Code pénal. Mais en cette période de pompidolisme finissant, une partie de la justice commence à limiter l’étendu de l’outrage aux bonnes moeurs. Ainsi, en novembre 1973, la cour d’appel de Paris relaxe onze personnes physiques et morales accusées d’avoir vendu, importé, proposé à la vente… un “préservatif vibrateur” de la marque “Top Life”. La cour décrit ainsi cet appareil : “le « TOP LIFE » réalisé en deux versions dont l’une munie d’un système vibrateur est un objet de consistance caoutchouteuse constitué par une protubérance en forme de fraise reliée à une bague. [U]ne notice imprimée en langues allemande et anglaise placée dans l’emballage présente l’appareil comme s’adaptant à l’organe masculin en vue d’augmenter le plaisir de la femme et d’améliorer la virilité del’homme au cours de l’acte sexuel.
Le juge poursuit : “[O]n ne saurait tenir le simple usage en vue duquel cet objet était offert comme de nature à provoquer une émotion pernicieuse, sanx (sic) méconnaître l’évolution des idées et l’état de l’opinion touchant la liberté d’information dans le domaine des comportements relatifs à l’instinct sexuel et à sa satisfaction.
A partir de ce jugement, il devient plus difficile à la police de saisir, comme elle l’avait fait, ces gadgets, qui peuvent ainsi peupler les sex-shops naissants.
Mais le regard pornographique, celui porté par toute une série de magazines où sont publiées des lettres — officiellement des lettres de lecteurs, mais en réalité des textes copiés entre revues et magazines — n’est pas tendre avec ces vibromasseurs :

Ayant un peu erré dans le quartier Pigalle, avec ma femme, nous nous sommes amusés à dénombrer les gadgets des vitrines des sex-shops. Parmi ces objets un vibromasseur a attiré son attention. Il me semble qu’elle en désire un et je me demande si cette manifestation chez elle doit être considérée comme une insatisfaction. […]
Joseph H. Paris (9e)
[Cet appareil] augmente la capacité de réponse sexuelle de la femme et chasse parfois la frigidité. Ce vibromasseur a un inconvénient : il rend l’orgasme trop facile et trop complet par rapport à la méthode normale et conjugale ; et la femme qui l’utilise pourrait en arriver à ne plus souhaiter de rapport avec son mari.
source : Eros, n°2, 1973, p.18

Ce type de réponse est très fréquent : ces objets vibreurs sont finalement trop dangereux — trop efficaces ? — pour les couples pour pouvoir être conseillés sans mise en garde.

La présentation de ces mêmes objets, maintenant présentés comme des jouets, est aujourd’hui fort différente. Ils sont présentés comme favorisant la vie sexuelle de couple. Ils ne sont pas trop efficaces, juste efficaces.

Mais ce changement de présentation s’est aussi accompagné d’une permanence : un “camouflage” de son usage. “Certain commodities are sold in the legal marketplace for which the expected use is either illegal or socially unacceptable. Marketing of these goods, therefore, requires camouflaging of the design purpose in a verbal and visual rhetoric that conveys the knowledgeable consumer the item’s selling points without actually endorsing its socially prohibited uses. (Rachel Maines, “Socially Camouflaged Technologies : the Case of the Electromechanical Vibrator”, IEEE Technology and Society Magazine, 8, 2 (juin 1989), p.3-11, 23.
[Certaines choses vendues légalement le sont dans un but illégal ou socialement inacceptable. Le marketing de ces biens de consommation requiert donc un camouflage de sa destination, au moyen d’une rhétorique visuelle et verbale capable de donner toutes les informations nécessaires à une consommatrice fort au courant sans soutenir officiellement ses usages socialement prohibés.]
Ainsi, lors de la mise en vente par Durex de ses vibromasseurs (en pharmacie-droguerie au Royaume Uni en 2005), ce sont des produits nommés “Charm” et “Little Gem”, “discreetly packaged”, qui sont proposés, l’accent étant mis sur leur apparence extérieure (leur “design”, voir Design Week, 08/09/2005, p.18-19). En France, ils seront proposés comme des appareils de massage.

On retrouve alors finalement une partie des “Considérants” du jugement de la cour d’appel de Paris de novembre 1973 :

Considérant que sa forme n’est ni obcène (sic) ni même seulement suggestive, son aspect ne permettant pas de déceler l’usage auquel il est destiné,
Considérant que les explications qui sont fournies par la notice bilingue sur son mode d’utilisation et sur sa fonction ne contiennent aucune description de l’accouplement pratiqué dans ces conditions ni aucune recommandation (sic) spéciale relative à l’accomplissement de l’acte sexuel lui-même.

Ce camouflage visuel et verbal (l'”aspect ne permettant pas de déceler…” et “les explications ne contenant aucune description”…), qui était, en 1973, au coeur de la possibilité de légalisation des godemichets / vibromasseurs, est donc, en 2006, au coeur de la possibilité de leur commercialisation au “grand public”.

Julien Bonhomme

Julien Bonhomme, anthropologue et camarade de promotion, a mis en ligne son site internet : http://julienbonhomme.ethno.free.fr. Ses travaux portent principalement sur le Gabon et les parcours initiatiques.

La loi et l’ordre, et le parcours et le rayon

Amusons-nous à retrouver le sens d’une loi…

L’article 99 de la loi du 30 juillet 1987 (dont j’avais parlé ici, autour de la question du zonage) interdit l’installation des sex-shops à moins de cent mètres des établissements scolaires. Mais qu’est-ce que cela signifie ?

Pour le comprendre, il faut essayer de remonter à l’origine de cette loi. L’une des origines est sans doute une série de questions au gouvernement posées par des députés, à partir de la fin des années 1970. Par exemple cette question du député Valleix :

M. Valleix rappelle à M. le ministre de l’intérieur que le principe de la liberté du commerce et de l’industrie ne permet pas d’imposer des mesures restrictives en ce qui concerne l’ouverture des établissements de « sex shop ». (…) Il n’en demeure pas moins que l’ouverture de telles boutiques à proximité d’établissements scolaires est extrèmement regrettable. On peut observer en ce qui concerne la protection de la jeunesse que des dispositions existent s’agissant des débits de boissons. Ainsi l’article L.49 du code des débits de boissons prévoit que les préfets peuvent prendre des arrêtés pour déterminer les distances auxquelles les débits de boissons ne pourront être établis autour de certains édifices et établissements (…) Il apparaîtrait souhaitable que des mesures analogues puissent être prises en ce qui concerne les « sex shops », au moins aussi dangereux sur le plan moral pour les jeunes que les débits de boissons.
Journal officiel de la République française, Assemblée nationale, 18 février 1978, p.584

A une question similaire, le ministre de l’intérieur de l’époque répond que “la mise en oeuvre d’une réglementation prohibant l’ouverture des sex-shops à proximité d’établissements fréquentés par les jeunes, et notamment des institutions scolaires, ne paraît pas susceptible de mieux garantir la protection des mineurs (…). Leur fréquentation, en effet, n’est pas comparable à celle des débits de boissons
Mais des parlementaires (surtout de droite, UDF ou RPR) reviendront régulièrement à la charge… Jusqu’à ce qu’en 1987 Jacques Bichet, député du territoire de Belfort, arrive à ajouter un amendement dans une loi “portant diverses mesures d’ordre social”. La généalogie de cet amendement est donc liée, au moins en partie, à une reprise, dans le domaine sexuel, de la gestion spatiale des débits de boissons.
Et là réside l’importance de ce point de détail. Comment mesure-t-on la distance entre le débit de boisson et l’établissement scolaire ? C’est le trajet à pied qui compte, entre l’entrée principale des deux lieux.
Mais au moment où l’amendement Bichet est examiné par le Sénat, en juin 1987, c’est la notion du “périmètre de sécurité” qui est retenue — alors qu’elle n’apparaissait pas dans le débat de l’Assemblée nationale (entre le 4 et le 9 juin). Le Rapport (n°273), Annexe au procès verbal de la séance du 16 juin 1987 (Sénat, seconde session ordinaire de 1986-1987), par Louis Boyer, propose (p.132) :

Cet article, inséré par l’Assemblée nationale, tend, en quelques sorte, à créer un périmètre de protection autour de l’ensemble des établissements scolaires.
En effet, il s’agit d’interdire dans un rayon de cent mètres autour d’un établissement scolaire, l’installation d’un établissement dont l’activité principale est la vente ou la mise à disposition au public de publications dont la vente aux mineurs est prohibée.
Cette mesure nous paraît très salutaire.

Le même Louis Boyer répètera presque les mêmes termes lors du débat public au Sénat.

En 2002, deux tribunaux, à Lyon et à Rouen, interdisent l’installation de sex-shops (à Rouen, Tribunal de Grande instance, ordonnance de référé du 17 juillet 2002, dossier n°02/00492 ; à Lyon, Tribunal de Grande instance, ordonnance de référé du 7 juin 2002, dossier n°02/01541). Ils retiendront l’idée du “périmètre de sécurité” aux dépens de celle du trajet :

les demandeurs soutiennent avec juste raison que le mode de calcul tiré du Code de la Santé Publique ne saurait être applicable en l’espèce, le texte de la loi du 30 juillet 1987 se référant en réalité à un périmètre de sécurité, comme il en ressort des débats à l’Assemblée nationale
TGI Lyon, 7/06/02

Même chose à Rouen :

ce texte spécifique aux débits de boisson n’a pas vocation à s’appliquer aux commerces (…) dont l’extérieur des vitrines peut comporter l’exhibition de publication dont la vente aux mineurs (…) est prohibée
TGI Rouen, 17/07/02

L’interprétation des tribunaux repose sur ce qui serait l’intention des parlementaires ayant voté ce texte (il est fait mention, sans citation précise, de “débats à l’Assemblée nationale”, dont je n’ai pas encore trouvé trace). Or il existe à ce sujet des désaccords entre parlementaires. En 1997, un sénateur, Gélard, tente de durcir cette “loi des 100 mètres” en l’étendant à 300 mètres et à tous les lieux fréquentés par des jeunes.
Lors de la séance du 30 octobre 1997, au Sénat, Robert Badinter s’emporte :

Mes chers collègues, véritablement je ne suis pas sûr qu’on ait mesuré la portée de ce qu’on est en train de faire ! Je n’ose penser aux malheureux collègues professeurs de droit qui auront à présenter à leurs étudiants ce texte concernant finalement la suppression pure et simple, par une voie détournée, des sex-shops !
En commission des lois, nous avons essayé de mesurer ce que représentait un périmètre de trois cents mètres. Nous sommes arrivés à vingt-sept hectares, je crois.
Nous nous sommes dits que ce n’était pas possible ! Si nous prenons la carte d’une ville et que nous traçons un périmètre d’un tel rayon autour de chaque établissement, nous couvrons toute la ville !
(…)
Par conséquent, ce que vous faites en cet instant, par une voie détournée, c’est supprimer purement et simplement les sex-shops

Ce à quoi le sénateur Gélard répond :

Je voudrais répondre à M. Badinter. Cela ne fait pas vingt-sept hectares ! Cela ne ferait que trois hectares pour cent mètres. Mais ce n’est pas ainsi qu’il faut compter. Ces cent mètres doivent être calculés de façon linéaire à partir de la porte de l’établissement. Cela ne représente plus du tout trois hectares ! Cela ne concerne que la distance que l’enfant va parcourir de la sortie de l’école jusqu’à sa station d’autobus ou autres. On peut donc parfaitement installer des sex-shops, puisqu’il s’agit non pas d’un rayon, mais d’une distance.

Non pas d’un rayon, mais d’une distance…

Périmètre de sécurité contre distance de sécurité : jusqu’à présent, les tribunaux ont eu tendance à retenir comme allant de soi l’idée du périmètre… permettant beaucoup plus de restreindre l’installation des sex-shops que l’idée de la distance.

Mise à jour du 22 février 2007 L’article 99 de la loi du 30 juillet 1987 a été modifié en février 2007 : l’interdiction d’installation est de deux cents mètres, et la définition des sex-shops change. Pour plus d’informations, consulter cet article.

Têtu

Le mois dernier, une journaliste de Têtu m’a contacté pour quelques questions sur les sex-shops… Et me voilà cité dans L’agenda Têtu (mars 2006, p.35)… mais apparemment avec quelques petites erreurs. J’y suis devenu “spécialiste des sex-shops” et (oh malheur) chercheur à l’Inserm (à la place d’Alain Giami probablement). Il me semble que mes propos ne sont pas très clairs (on dirait que, par manque de place, une ou deux phrases ont été coupées).
Mais il y a de jolis dessins, quelques adresses, et le thème — les achats de “sex toys” par des lesbiennes –… Et je garde un bon souvenir de la discussion/interview avec la journaliste.

Droit et société

La revue Droit et société a mis en ligne, en PDF et en HTML, l’intégralité de ses numéros entre 1985 et 2001.
L’occasion de découvrir Genèse de l’alcool au volant à travers la jurisprudence (1930-1980) de J.-F. Laé, ou “C’est un oiseau !” Brancusi vs États-Unis, ou quand la loi définit l’art, un article de Nathalie Heinich…
(un système stupide empêche de faire un simple copier-coller du texte de la page HTML, mais il est toujours possible d’en consulter la source)