La récente initiative du député Bernard Perrut visant à interdire les sex-shops à proximité des lieux fréquentés par des mineurs m’a conduit à relire les quelques propositions de loi (six) qui, entre 1983 et 2000, ont cherché à limiter l’implantation de ces magasins [texte des six propositions de loi [PDF, 2 méga]]. Avec celle de Perrut et de Christian Philip, son acolyte, cela fera sept. [Signalons que ni le secrétariat de Perrut, ni celui de Philip n’ont daigné répondre à mes mails demandant copie du texte qu’ils ont déposé.]
Six propositions de loi, mais quatre déposées entre 1993 et 1996; cinq dont les auteurs sont députés et une en provenance d’un sénateur; cinq déposées par des parlementaires parisiens (Dominati, Gloasguen, Assouad), une par un provincial ; aucune par un parlementaire de gauche.
Elles sont assez semblables les unes aux autres. Cela s’explique en partie — en partie seulement — par une certaine continuité des promoteurs. En 1983 Jacques Dominati dépose une proposition (n°1787) cosignée notamment par Francisque Perrut et Yves Lancien. En 1993, c’est le fils Dominati (Laurent), qui, ayant pris la succession de son père, dépose un nouveau projet (n°557). En 1995, Laurent Dominati cosigne — notamment avec Francisque Perrut — une proposition (n°1998) déposée par Claude Goasguen. En 1996, Dominati fils toujours cosigne une proposition (n°2924) déposée par son collègue du XIVe arrondissement, Lionel Assouad. En 2000, Laurent Dominati, toujours, dépose une proposition (n°2439) cosignée notamment par Bernard Perrut (fils de Francisque Perrut, qui a succédé à son père à l’Assemblée nationale). En 2006, c’est Bernard Perrut qui fera une proposition de loi (n°3209). La continuité, familiale et partisane, des promoteurs, explique donc la stabilité des textes proposés.
La similarité vient aussi du fait qu’elles suivent le même modèle de gestion spatiale des sex-shops. Pour comprendre, rien de tel qu’un petit schéma :
Dans les années soixante-dix, le modèle implicite suivi avait pour but d’éloigner les mineurs de la pornographie : revues interdites aux mineurs, vitrines opacifiées, magasins interdits aux mineurs… Une série de barrières symboliques, administratives, juridiques… sont dressées, presque de manière concentrique. C’est un traitement micro-géographique, étendu à l’espace du magasin et à sa frontière extérieure. Dans les années quatre-vingt et jusqu’aujourd’hui le modèle poursuivi s’appuie au contraire sur une volonté d’éloigner les magasins d’une classe de lieux (jardins publics, écoles, églises, salles de sport) et d’éloigner les magasins entre eux. Les propositions de loi souhaitent une distance de 200m entre les lieux fréquentés par des mineurs et les sex-shops ainsi que 75m entre deux sex-shops. C’est un modèle urbanistique.
Ce changement de modèle nécessite un changement juridique. Le “modèle 1” s’appuyait in fine sur la loi du 16 juillet 1949 sur la presse (la justification ultime des arrêtés préfectoraux et autres règlementations était cette loi qui règlementait non seulement la presse pour enfants, mais aussi la presse licencieuse). Le “modèle 2” oublie la presse : ce que visent les propositions de loi, ce sont les “objets et services pornographiques”. Ces “objets et services” ne sont jamais décrits par les députés, aussi peut-on penser qu’ils concernent certains spectacles de dénudage, certaines formes de “massage”, certains godemichets, fouets, culottes… Cela implique un changement de ce qui est considéré comme pornographique : si l’on a comme modèle la presse, alors la pornographie est une forme de représentation ; si l’on parle d’objets pornographiques, alors le porno est une forme de destination. Beaucoup plus menaçante, la pornographie est plus ou moins partout. Mais comme, pour l’instant, aucun de ces textes n’a été transformé en loi, on ne peut connaître avec certitude comment ils auraient été appliqués. La loi de juillet 1949 sur la presse fonctionnait à partir de la notion de “bonnes moeurs” : les outrages devaient être interdits ou sanctionnés. Il en va différemment maintenant ou ces “bonnes moeurs” n’ont plus trop d’efficacité juridique (il existe toute une littérature à ce sujet : depuis les livres de Iacub, Lavau-Legendre, Pierrat jusqu’à ceux de Lochak et alii). Les propositions de loi continuent à dire que la pornographie est ce qui porte atteinte aux bonnes moeurs, mais cela devient une définition, et non plus le signe d’un délit. La source de l’illégalité devient “les nuisances”, l’absence de “tranquillité”, les “inconvénients”, ou même le risque de criminogénération : les sex-shops “générant parfois un environnement propice à l’apparition de diverses formes d’infractions”. [On y trouve aussi, après 1993, l’idée que la pornographie est une atteinte à la dignité, c’est important, mais j’accélère]
L’opposition que je propose ici entre deux modèles est bien entendu durcie. On peut considérer ces souhaits de loi comme la poursuite du premier modèle dans le sens où ils demandent souvent que les sex-shops “d’adapter, à l’entrée de leurs locaux, une porte pleine ou opaque, maintenue fermée par un dispositif adéquat” (renforçant ainsi la barrière dont j’ai parlé plus haut). Les textes insistent aussi sur l’interdiction de toute publicité, enseigne, marque, promotion…
La proposition la plus innovante revient sans doute à Claude Goasguen : il reprend certes les dispositions habituelles, mais il demande aussi la fermeture des sex-shops qui se trouveraient, après le passage de la loi, dans une “zone protégée”, ou qui se trouveraient dedans à la suite de l’installation d’une école, par exemple. Il comprend bien que cette demande entre en contradiction avec — pour le moins — la liberté du commerce. Aussi propose-t-il (et c’est vraiment pervers) l’établissement d’une taxe additionnelle à la taxe spéciale sur les films pornographiques, qui alimenterait un fond d’indemnisation des gérants des sex-shops obligés de fermer. Il fait d’une pierre deux coups : il rend moins rentable la pornographie visuelle (conduisant peut-être à la fermeture de certains sex-shops), et il propose l’éradication des sex-shops (car en pratique, tous ces magasins sont à proximité d’un jardin public, d’un square, d’une crèche, d’un “lieu d’animation culturelle” ou d’une école…). En s’accrochant à la régulation fiscale de la moralité publique, il ne fait qu’étendre un système mis en place avec la loi de 1975 sur les films X et celle de la fin des années 1980 sur le “minitel rose”. Pour citer son texte :
L’indemnisation est assurée par un fonds de garantie (…) alimenté par une taxe additionnelle à la taxe spéciale sur les prix des places de cinéma applicables aux salles projetant des films pornographiques ou d’incitation à la violence
Je tiens à la disposition de tous un dossier composé du texte de ces six propositions de loi [PDF, 2 méga] (et les commentaires de juristes professionnels me seraient d’une grande aide), et je conclue par une copie de mon Rebonds récent dans Libération :
Interdire les sex-shops ?
Par Baptiste COULMONT
Libération, Mardi 11 juillet 2006
Dans le cadre d’un texte de loi sur la protection de l’enfance (Libération du 7 juillet), des députés UMP se sont mis en tête d’interdire les sex-shops à proximité des lieux fréquentés par des mineurs, par amendement : «Est interdite l’installation, à moins de deux cents mètres d’un établissement recevant habituellement des mineurs, d’un établissement dont l’activité est la vente ou la mise à disposition du public de publications ou de produits dont la vente aux mineurs est prohibée.» Depuis une ordonnance du Conseil d’Etat de 2005, les maires peuvent interdire leur installation en cas d’opposition locale. Depuis une loi de 1987, ils sont déjà interdits d’installation à moins de cent mètres des établissements scolaires. Depuis la loi de finance du 30 décembre 1986, leurs bénéfices sont surtaxés. Depuis 1973, leurs vitrines doivent être opaques. Depuis 1970, ils sont interdits d’entrée aux mineurs. Les tribunaux déclarent régulièrement que ce ne sont pas des commerces de «bons pères de famille» et que les règlements de copropriété peuvent les interdire. Des associations de quartier protestent contre leur implantation. La mairie de Paris rachète certains locaux pour les transformer en commerces agréables. Des députés, comme Bernard Perrut, (promoteur de l’amendement), pensent que des enfants pourraient être «témoins de comportements tendancieux liés aux sex-shops».
Les «bonnes moeurs» ont perdu toute force juridique, et la pornographie se diffuse un peu partout. Mais les seuls lieux spécifiquement consacrés à la consommation pornographique (et à la masturbation solitaire payante) se voient encadrés par un droit de plus en plus strict. Ce n’est plus la morale de la société dans son ensemble qui constitue l’étalon du droit des comportements, mais la bonne vie psychique et mentale des mineurs. Très efficaces, socialement et juridiquement, les enfants forment la base des arguments. C’est enfin un traitement urbanistique qui est proposé, la création de zones plus ou moins sexualisées. Il ne s’agit jamais d’interdire totalement ce type de magasins, mais de les éloigner de là où l’on habite. Car, finalement, c’est aussi la tranquillité locale que l’on recherche. Le nouvel ordre moral est donc fort complexe : il ne s’appuie plus sur les bonnes moeurs, mais sur un nouveau triptyque : la dignité, les enfants, le zonage. Une morale absolue, des personnes en danger, des espaces protégés.
Par Baptiste Coulmont maître de conférences à l’université Paris-VIII (Vincennes Saint-Denis).
source du texte : http://www.liberation.fr/opinions/rebonds/192568.FR.php
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