Dans un ouvrage érudit, minutieux et très intéressant, La bénédiction de Prométhée, l’historien Michel Lagrée étudiait l’accommodation catholique des technologies : l’invasion des machines était vue par certains comme un risque de déshumanisation. La société industrielle du XIXe siècle n’était pas seulement productrice de modernité idéologique, mais aussi de modernité technologique. Et cette modernité technologique avait des conséquences au coeur du monde religieux. Il n’est besoin que de considérer le cas des Amish pour comprendre combien techniques et modernités sont liées pour des conceptions religieuses du monde. Refuser le progrès technique, ou même seulement certaines innovations, pouvait apparaître comme une résistance face au désenchantement produit par une certaine rationalisation mécanique des objets, des moeurs et des idées.
Prenons un seul exemple, mais plus proche, et plus catholique : le XIXe siècle voit la consolidation d’une industrie textile fortement mécanisée, et produisant en masse de nouvelles étoffes de coton. Certains refusaient les tissus en coton, moins chers que les tissus de lin, au nom du bel ouvrage, au nom d’un régionalisme industriel, mais aussi au nom de symboles puissants. Dans les lieux de culte catholique, le lin régnait en maître, règne renforcé par une jurisprudence de la Congrégation des Rites, qui avait fait du lin blanc le tissu noble par excellence. Un décret de Pie VII, en 1819, interdit même le coton (la «vulgo mousseline») : “les pièces de linge directement en contact avec les saintes espèces devaient être remplacées dans un délai d’un mois”, précise Lagrée : il fallait maximiser la distance entre le sacré et l’inventé, afin, probablement, d’éviter toute contamination.
L’industrialisation de la production d’électricité, et la possibilité pour les églises de s’en servir pour s’éclairer, a donné lieu à des débats semblables, de même que l’invention de la parafine, qui ne fut pas rapidement admise en remplacement de la véritable cire d’abeilles pour la confection des cierges.
Le monde catholique (probablement plus celui des fidèles, laïcs, que des clercs) participa toutefois pleinement à la diffusion et la production du progrès technique. L’on trouve ainsi sur le formidable Google Patents une série de brevets liés à la cuisson des hosties. On nous propose, dès 1876 un brevet sur l’amélioration de la cuisson du pain de messe, qui sera ainsi d’une épaisseur uniforme et jamais brûlé.
Les revendication d’individualisation des comportements religieux, plus récents, se perçoivent bien dans des inventions qui mettent en lumière les peurs associées aux co-présences liées aux rites communautaires. En 1999, M. Bourque propose un distributeur d’hosties :
Host dispenser Michael P. Bourque, n°6253669
The disclosed invention provides a Host dispenser, which substantially eliminates the possibility of spreading unwanted germs amongst the members of a church congregation.
Comme vous l’avez compris, il s’agit ici d’éviter la dispersion de “germes” (bactéries et virus). De la même manière, l’on trouve des dispositifs permettant de remplacer la coupe commune, dans laquelle se trouve le vin consacré, par des petits gobelets en papier jetables individuels : comme ça, éliminée, la gastro post-messe.
De manière générale, le monde étatsunien semble être un beau producteur de brevets destinés à l’amélioration des pratiques religieuses : pour un début de recherche, rien de tel que ces centaines de brevets proposant du “religious”.
Pourrait-on essayer de faire une typologie des religions en fonction des brevets déposés. Certaines Eglises chrétiennes semblent fortement cléricales, si l’on en croit les inventions portant sur les vêtements liturgiques (n°3486170 ou encore 2102198), sur les dispositifs de transport spatial des hosties consacrées (appelés pyxes : 218262), sur les croix pliantes (1254553 , qui ne sont pas destinées à lutter contre les vampires) ou les autels (1944985).
D’autres religions semblent attirer à elles des brevets destinés plus spécifiquement au vulgum fidèlus : Linda Markfield propose ainsi une Hair and yarmulke clip (D497034) et Jonathan Whitman (6974925) un cache-interrupteur pour Shabbat.
Hassan Faouaz propose, lui, un Muslim prayer counter (6783822) :
A new and improved Muslim prayer counter that is used in displaying the number of times prayers are said through the number of times a switch is contacted by a user’s head
Cet objet se présente comme un tapis un peu spécifique, dôté d’un compteur déclenché par le contact de la tête avec le tapis, qui permet donc de ne pas perdre le compte des prières effectuées. De manière proche, le “clip” permettant de marquer sa place sur un chapelet permet de compter les “Notre-Père” et les “Je Vous Salue Marie” [chose qui était utile quand à chaque péché était associé une mesure et un acte de repentance particulier].
Mais la religion ayant peut-être le plus embrassé certaines technologies modernes, religion fondée comme science-fiction et psychothérapie, est sans doute la Scientologie. Dès 1965, Lafayette Ronald Hubbard déposait le brevet de l’audimètre : DEVICE FOR MEASURING AND INDICATING CHANGES IN RESISTANCE OF A LIVING BODY (3290589). [Les Mormons ont bien déposé un objet Projection device and loop box therefor, mais ce n’est pas un objet cultuel, il restera donc non mentionné ici.] L’audimètre, qui fait l’interface entre le clergé scientologue et les [futurs] fidèles, a ceci d’intéressant qu’il provient du fondateur lui-même [et, non, Vorilhon ne semble pas avoir déposé de brevet].
L’individualisation des pratiques religieuses est-elle inéluctable ? On peut le croire en découvrant de worshipping system (système cultuel) qui
simulates the transfer of the spirit of the deceased from the cinerary urn to the worshipped object. This causes the worshippers of their ancestors to feel that the spirit in the cinerary urn has been united to the worshipped object
En simulant le transfert de l’esprit du décédé de l’urne funéraire vers l’objet cultuel, il permet presque, sans la nécessité d’un clergé (ou même de fidèles), la sacralisation rationalisée d’objets de cultes.
Sans transition
Cette semaine dans le New Yorker, un bel article sur le commerce des Bibles aux Etats-Unis :
The general principle—that Scripture can be repackaged to meet the demands of an increasingly segmented market—is at the heart of the modern Bible-publishing industry. […]
Bible publishing in the twenty-first century involves an intersection of faith and consumerism that is typical of contemporary American evangelicalism.
Le résultat : Revolve, le Nouveau Testament pour les adolescentes (Ton amoureux est-il godly ?) :
Il s’agit d’amener la Bible au Monde, et pas le monde à la Bible.
La chose n’est pas nouvelle, sur un produit différent, le Missel, entre 1935 et 1960, c’est à une explosion commerciale que les Français ont assisté. Dans un article ancien mais amusant, Louis Kammerer déclarait d’ailleurs qu’il y avait trop de missels (KAMMERER, Louis. “Pourquoi il y a trop de missels”. La Maison-Dieu, 1953, 34, p.28-52) :
Les missels se multiplient à un rythme accéléré : il paraît en moyenne deux missels nouveaux chaque année, deux ou trois quotidiens sont en préparation et, sans doute, autant de dominicaux.
Le moment semble donc venu de faire le point.
Kammerer essaie de comprendre l’explosion misselante :
: le succès incontestable du missel quotidien plus léger du R.P. Morin a poussé plusieurs éditeurs à faire des missels du même type pour tenir leur place sur le marché. Ceci s’est produit d’ailleurs aussi sous l’influence de libraires ou de représentants qui demandaient à leur fournisseur habituel de leur livrer des missels analogues.
C’est ici que les nécessités de la concurrence commerciale risquent de s’opposer à l’intérêt véritable des clients. Il n’est pas toujours facile de trouver un auteur compétent
Le missel est rentable :
Mais si le missel est un livre difficile à réaliser pourquoi en fait-on tant de modèles différents ? C’est sans doute que c’est un article de bonne vente, à condition de garder sa place sur le marché. […]
L’éditeur qui actuellement n’a pas son « missel vespéral », voire son quotidien, risque tout simplement d’être tôt ou tard éliminé du marché, car les missels illustrés se vendent de moins en moins. Or il existe actuellement en Belgique environ sept maisons qu’on peut dire spécialisées dans l’industrie du missel, et six en France. Nous ne comptons pas dans ces nombre les abbayes, ni les éditeurs qui n’ont jusqu’à présent lancé qu’un seul missel.
On le constate donc aisément : la commercialisation du religieux n’est pas proprement américaine ou protestante. Les circonstances réunies, l’édition religieuse embrasse des logiques économiques ou une sectorisation sociale (il y avait des missels pour ouvriers, des missels pour soldats, des missels pour cheminots, des missels pour communiants…).
La diversification des missels de même que la diversification biblique pose problème : trop de choix peut tuer un marché (les acheteurs étant incapables de choisir entre la Bible du surfeur et la Bible des jeunes dynamiques ; les libraires ne peuvent tout stocker…).
The most obvious solution would be fewer choices, but, given the enthusiasm that consumers have shown for a diversified market and the investment that publishers have made in satisfying this demand, that’s out of the question. [article du New Yorker]
La solution catholique fut, apparemment, Vatican II, dont les conséquences furent fatales pour le champ des missels français, qui disparurent en quelques années.
Sur ces mots, ce blog prendra probablement quelques semaines de repos.