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Homosexualité et géographie

Billet publié le 10/12/2006

L’intérêt académique des géographes français pour les espaces homosexuels est récent. Et je ne saurais dire les raisons de ce désintérêt. Les possibilités d’objectivation étaient peut-être jusqu’à présent réduites. Par comparaison, l’étude de Manuel Castells et son équipe sur le San Francisco gay du tout début des années 1980, dans The City and the Grassroots, s’appuyait sur toute une série d’indices, faisceaux couvergents ou non : agents immobiliers, analyse des votes se portant sur les candidatures d’hommes politiques gays, annuaire des commerces homosexuels, ou des associations gaies et lesbiennes, presse communautaire… L’étude portant sur les formes d’organisation communautaires, les lieux de “consommation” (ou d’interaction) sexuelle anonyme n’étaient pas au centre.
Emmanuel Redoutey - Paris Gay - Carte - Revue Urbanisme numero 337L’objectivation par le commerce, aujourd’hui, est un des angles les plus fréquents. Emmanuel Redoutey, dans un article de 2004 [Emmanuel Redoutey, “Le Marais à Paris, un quartier gay ?”, Urbanisme, n°337, 2004, p.20-23.], écrivait par exemple que :

En plus de l’investissement résidentiel, c’est une rapide floraison d’établissements commerciaux qui enclencha véritablement l’homosexualisation du quartier […] Autour de ces lieux ouverts sur l’espace public, une vie homosexuelle plus voyante va ainsi monopoliser le paysage urbain […]

Marianne Blidon, dans un article récent, insiste sur la variabilité des “espaces gays” produits par des procédures d’objectivations diverses :

[S]elon l’échelle utilisée et selon le support (la carte, la photographie ou l’observation), les formes spatiales divergent. […]
À la forme des établissements commerciaux précisément délimitée par la carte à l’échelle de la ville s’oppose la forme des itinéraires beaucoup plus contrastée et complexe.

Marianne Blidon - Paris Gay - Carte - 2006Visibilité paradoxale, donc, de l’homosexualité géographique. Outre les articles de Redoutey (qui analyse le Marais comme le sommet d’un “cône de visibilité” et Blidon), l’on retrouverait la même opposition entre visibilité et invisibilité chez Boris Grésillon [Boris Grésillon, “Faces cachées de l’urbain ou éléments d’une nouvelle centralité ? Les lieux de la culture homosexuelle à Berlin”, L’Espace géographique, 4/2000, p. 301-313] ou dans un article tout récent s’intéressant à Bruxelles [Chloé Deligne, Koessan Gabiam, Mathieu Van Criekingen et Jean-Michel Decroly, “Les territoires de l’homosexualité à Bruxelles : visibles et invisibles”, Cahiers de géographie du Québec, vol. 50, n°140, septembre 2006, 135-150.]
Dans ce dernier article, Deligne et al. écrivent que « [l]a concentration des manifestations les plus visibles de l’homosexualité (par exemple les bars ou associations) au centre-ville, dans le quartier Saint-Jacques en particulier, ne peut masquer une diffusion spatiale à la fois plus large et plus hétérogène d’autres types de territoires homosexuels moins directement visibles dans l’espace urbain. »
Il me semble que cette mise en lumière de l’invisibilité gaie permet plusieurs choses : d’abord de s’opposer à l’idée d’une “invisibilité lesbienne” qui a souvent été extraite des travaux de Castells, et ensuite de relier ces études sur des mobilisation collectives réussies (celles relatives aux constructions communautaires et identitaires) aux études portant plus spécifiquement sur les comportements homosexuels (sans support identitaire). Enfin, porter son regard vers les formes invisibles permet de différencier le monde homosexuel :

L’analyse du cas bruxellois nous permet également de suggérer qu’à la structuration d’un quartier commercial gai correspond également une certaine segmentation sociale des milieux homosexuels. En effet, la consommation occupe une place centrale dans la fréquentation de ce quartier. Or cette consommation permet d’affirmer des différences sociales par le double jeu des différences de revenus et de l’affirmation de modes de consommation différenciés.

Il en va de même chez Stéphane Leroy [“Le Paris gay. Eléments pour une géographie de l’homosexualité”, Annales de Géographie, n°646, 2005, p.579-601], qui parle d’une “géographie invisible des lieux de rencontres anonymes” :
Stephane Leroy - Paris Gay - Carte - Annales de geographie - 2005

L’analyse des espaces créés ou appropriéts par les gays et les lesbiennes révèle, à côté du nécessaire quartier-vitrine du Marais, une géographie aux centralités multiples, réticulaire et partiellement invisible

Pour aller plus loin et lire en entier les articles que je ne fais qu’effleurer ici :
Marianne Blidon, “Entre visibilité et invisibilité, les formes spatiales gays dans la ville”, dans La forme en géographie (2006) 59-63. Version en ligne : http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00118542/en/
Chloé Deligne, Koessan Gabiam, Mathieu Van Criekingen et Jean-Michel Decroly, “Les territoires de l’homosexualité à Bruxelles : visibles et invisibles”, Cahiers de géographie du Québec, vol. 50, n°140, septembre 2006, 135-150. Version en ligne PDF : http://www.cgq.ulaval.ca/textes/vol_50/no_140/02-Deligne.pdf
Boris Grésillon, “Faces cachées de l’urbain ou éléments d’une nouvelle centralité ? Les lieux de la culture homosexuelle à Berlin”, L’Espace géographique, 4/2000, p. 301-313
Stéphane Leroy, “Le Paris gay. Eléments pour une géographie de l’homosexualité”, Annales de Géographie, n°646, 2005, p.579-601
Emmanuel Redoutey, “Géographie de l’homosexualité à paris, 1984-2000”, Urbanisme, n°325, 2002, pp. 59-63
Emmanuel Redoutey, “Le Marais à Paris, un quartier gay ?”, Urbanisme, n°337, 2004, p.20-23.