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Anthropologies du même, de l’autre et du similaire

Billet publié le 09/03/2007

En 1956, l’anthropologue Horace Miner (1912-1993) publie, dans la revue American Anthropologist, un petit article (moins de 5 pages) intitulé Body Ritual among the Nacirema [Miner, Horace M., “Body Ritual among the Nacirema”, American Anthropologist, 58:3, June 1956, 503-507 – Body ritual among the Nacirema en PDF].
Que celles et ceux qui n’ont pas lu cet article le lisent avant d’aborder la suite… “Spoiler Alert” !
Miner écrit en introduction :

Nacirema culture is characterized by a highly developed market economy which has evolved in a rich natural habitat. While much of the people’s time is devoted to economic pursuits, a large part of the fruits of these labors and a considerable portion of the day are spent in ritual activity. The focus of this activity is the human body, the appearance and health of which loom as a dominant concern in the ethos of the people. While such a concern is certainly not unusual, its ceremonial aspects and associated philosophy are unique.

Les lecteurs attentifs auront remarqué un usage puissant de termes objectivants (comme “ritual activity”, “ethos”, “ceremonial aspects and associated philosophy”… Les plus attentifs auront même remarqué que Nacirema, à l’envers, se lit americaN
J’ai découvert ce texte en lisant un article d’Alykhanhthi Lynhiavu publié dans la revue Multitudes l’été dernier [voir aussi ce texte]. J’ai d’abord cru qu’«Alykhanhthi Lynhiavu» était un pseudonyme, mais non…
Cet article, Nacirema : histoire d’un hoax en ethnologie est fort intéressant, mais commet plusieurs erreurs :

Dans ce canular qui dénonçait le refus de la diversité culturelle dans la démarche anthropologique et qui berna la fameuse revue American Anthropology, on ne sait précisément ni quand ni comment ni par qui l’imposture fut finalement révélée.

C’est parceque la “fameuse revue” n’a jamais été bernée : Miner avait, avant de l’envoyer à A.A., essayé d’y intéresser le New Yorker… Et l’éditeur de la revue ne cesse, dans l’introduction du numéro, de forcer le trait :
“Pendant toutes les années où nous avons assisté à la Cérémonie de l’Intichiuma que l’on appelle, dans notre jargon, le Annual Meeting, nous avons entendu, répété, ce débat autour de la fonction propre de la revue (…)” Et la même personne, quelques numéros plus loin (à la fin de l’année 1956) décrit, dans l’éditorial, l’article de Miner comme “un exemple individuel [de recherche] récalcitrant” à toute classification. Wink wink…. Horace Miner et Alan Sokal n’avaient pas les mêmes intentions…
De même : peut-on dire, simplement, que cet article “dénonçait le refus de la diversité culturelle dans la démarche anthropologique” ? On constate à la lecture que la démarche anthropologique proposée par Miner voit de l’Autre, de la Diversité, là où il ne devrait pas y en avoir, puisque c’est un “native” qui étudie des “natives” et que sa seule différence est sa culture anthropologique, qui lui fait voir le monde de manière “objective”. L’un des ressorts de l’article est de commencer par placer les Nacirema relativement à d’autres peuples, tous Indiens… et les lecteurs en concluent trop rapidement que les Nacirema sont, eux-mêmes, un certain type d’indigènes. Indigènes, ils le sont. D’un certain type, non.

Body Ritual Among the Nacirema peut alors être lu de plusieurs manières, ce qui en fait la richesse… et ce qui l’a fait devenir un “charmant petit classique” :

  • soit comme une critique de la mauvaise anthropologie (l’application immodérée de concepts tels que “magie” ou “rituels” à tout bout de champ), et dont on trouverait — si l’on souhaitait être injustement méchant — des exemples récents, dans Un ethnologue à l’Assemblée de Marc Abelès « tentative d’ethnologiser les députés français en usant des ressources habituelles à l’étude des sauvages » écrit Bruno Latour. C’est peut-être une forme de relativisme culturel qui est visée…
  • soit comme une critique de l’ethnocentrisme (l’application de ses propres schèmes de pensée, culturels, à d’autres sociétés et la croyance associée en leur supériorité) du type Lettres persanes, avec ceci de différent que c’est un auto-ethnocentrisme qui est à l’oeuvre (l’usage de catégories “modernes”, “scientifiques”, pour décrire — en le repoussant dans le “primitif” — le monde moderne) ;
  • soit — et c’est plus complexe — comme une critique du “grand partage” entre irrationalité rituelle et rationalité pratique : les Nacirema sont décrits comme de grands capitalistes (le marché est l’institution la plus importante) et, simultanément, de grands utilisateurs de magie pratique. Comment cohabitent, dans l’exemple fictif proposé par Miner, divers usages de la causalité ?

L’étude de Miner sur les Nacirema a donné lieu à plusieurs types de “suites” :
D’un côté, à quelques études qui appliquent le naciremisme aux anthropologues eux-mêmes (voir par exemple Walter Goldschmidt, “Clan Fission among the Ygoloporthna: A Study in Dysfunction”, American Anthropologist, Vol. 88, No. 1. (Mar., 1986), pp. 172-175.)

Mais aussi, étrangement, certaines “suites” se trouvent dans des études citant l’article de Miner non pas comme un canular, mais comme l’observation sensée de la société de spectacles corporels américaine (un point qu’Alykhanhthi Lynhiavu souligne dans son article) Est-ce seulement une blague, l’article de Miner ? Non, pas pour l’ensemble des anthropologues :

As Horace Miner’s 1956 paper on ‘Body Ritual among the Nacirema’ (‘American’ spelt backwards) clearly showed, body rituals were central to the rapidly expanding consumer culture of the most dominant western market society in the postwar era. In this context, individuals conducted the many rituals enacted on the body on a daily basis in the privacy of the bathroom ‘shrine’, as opposed to public ceremonies. Further, in contemporary consumer culture, dress, demeanour and cosmetics are important markers of lifestyle and social class. Consequently, women are constantly being invited to transform themselves by doing something to their bodies. This notwithstanding, the public signification of the body as a marker of the individual’s status, age, family, sex and tribal affiliation is more clearly symbolised in pre-modern societies, and anthropology in the nineteenth century started out by focusing on these sites.
source : Body, Dance and Cultural Theory, chp.1 (Palgrave ed.)

Enfin, et c’est de cette manière que j’ai, très récemment, utilisé l’article, Body Ritual among the Nacirema sert d’introduction à la “pensée sociologique”. Un article synthétise ces usages, Student Reactions to Horace Miner’s Body Ritual among the Nacirema, de Lynn Thomas, sans minimiser les problèmes d’interprétation que pose cette réflexion sur l’ethnocentrisme, le vocabulaire anthropologique, les faiblesses de l’un, les mécompréhension de l’autre…

[yarpp]