Vers la province…
Au cours de mes recherches sur les sex-shops, j’ai, par tropisme résidentiel, principalement étudié des magasins parisiens ou banlieusards. Mes sources d’archives (privées ou publiques) étaient aussi parisiennes. J’ai eu la chance, heureusement, de pouvoir lire le travail de Marc Skerrett sur Toulouse, qui montrait l’existence de véritables stratégies régionales, au début des années soixante-dix. En quelques années (entre 1970 et 1973) les “sex-shops”, au départ quelques boutiques parisiennes, s’implantent dans toute la France. D’anciens libraires se reconvertissent dans le commerce de la pornographie. Pour certains étudiants, c’est leur premier emploi…
Ce passage d’une forme commerciale de Paris à la province semble se répéter aussi rapidement en ce moment. Mais si, dans les années soixante-dix, c’était le commerce du livre qui se trouvait au centre (parce que les poupées gonflables, les godemichés et les préservatifs vibrateurs étaient interdits sur le territoire national avant fin-1973), de nos jours les “sex-toys” sont au centre.
Les “reconversions” vers la vente de godemichets se font par étapes. Dans La Dépêche de Toulouse du 8 juin dernier, un dossier était consacré à l’érotisme commercial dans la bonne ville de Castres. Et une vendeuse de lingerie était interviewée :
Nathalie met à l’aise les plus timides
Pour Nathalie, il n’y a pas de tabou. Et elle vend avec le même naturel des « sous-vêtements classiques » à des jeunes filles de 16 à 18 ans que de la lingerie érotique à des couples d’un certain âge. « Ma clientèle est très large et je les aide à se décomplexer », confirme cette jeune femme dynamique qui a ouvert sa boutique de lingerie il y a trois mois. Appelé « Brin de folie », son commerce de la rue Sabaterie va d’ailleurs être rebaptisé « Soir et sexy ». Histoire de bien se démarquer des boutiques traditionnelles. Car,
elle, son créneau, c’est clairement l’érotisme et la sensualité. A ne pas confondre avec le sexe pur et dur. « Entre le sex-shop et la lingerie classique, il n’y avait rien à Castres »(…)
[C]omme Nathalie a tendance à mettre à l’aise rapidement, les plus timides finissent par passer le pas de sa porte et à revenir. « J’ai même été obligé de cacher un peu la vitrine de l’extérieur car mes clientes ont tendance à se balader dans la boutique avec les sous-vêtements qu’elles essayent » (…)
Et pour compléter ses rayons lingeries, Nathalie propose aussi des accessoires. Gadgets, déguisements coquins et sex toys.
Mais ces derniers sont cachés dans l’arrière-boutique « pour ne pas les mettre sous le nez des mineurs qui rentrent dans mon magasin ».
(source : La Dépêche du midi, 8 juin 2007)
Actuellement, la vente de gadgets sexuels vibrants ne suffit pas à transformer une boutique en magasin interdit aux mineurs, à transformer un magasin quelconque en “sex-shop” soumis à des contrôles particuliers. Il en était à peu près de même en 1970-1971 : les libraires qui choisissaient d’ouvrir leurs rayons à des ouvrages “osés” ne savaient pas qu’ils devraient rapidement interdire l’entrée de leurs officines aux mineurs, puis à opacifier leurs vitrines… Les “reconversions” ne s’aperçoivent ainsi qu’a posteriori : sur le moment, ce sont des innovations commerciales, qui ne portent pas vraiment à conséquence.
Il existe cependant des reconversions explicitées. Paraît ce jour (samedi 23 juin) un article dans Sud Ouest, Le sexe, sans équivoque, présentant l’ouverture d’un magasin, ekivoQ (ekivoq.com) à Bordeaux.
(…) Propriétaire de ce magasin rose bonbon, où les canards de bain ont des cols en froufrou et des tenues en cuir : Gérard Baraud, 55 ans.
Cet homme d’affaires, bien connu à Bordeaux, a créé en 1982 l’enseigne Canal Vidéo. Avec cette nouvelle boutique, il opère un véritable tournant dans sa carrière. « A cause du téléchargement, les vidéoclubs fonctionnent de moins en moins bien, soupire-t-il. C’est pourquoi, en juillet dernier, j’ai acheté un sex-shop, cours de la Marne. J’ai été surpris de trouver des gens de tout type dans ma clientèle. Ensuite, il y a eu le fameux canard de Ryckiel dont on a tant parlé (1). Et j’ai pensé à créer ce magasin. »
La catégorie juridique, administrative ou commerciale permettant de définir les magasins vendant des vibromasseurs et de la lingerie, cependant, n’existe pas encore. Le grand public ne sait pas toujours les différencier des sex-shops… Et il se pourrait bien, qu’objectivement, il n’y ait pas de différences faciles à percevoir.
Une correspondante, ayant ouvert très récemment un magasin, ainsi, m’écrit que : « Pour ce qui est de la clientèle locale la rumeur avait fait son travail à savoir cataloguer la boutique en sexshop et les [habitants de la région] ne semblent pas du tout curieux à ce sujet. » De son point de vue, son magasin en était très éloigné.
Mise à jour Dans un article de Aujourd’hui en France (28 juin 2007), Gérard Baraud déclare : . « Je veux faire en quelque sorte un anti-sex-shop, avec un joli magasin, mignon, sans pornographie, pour la femme et le couple. Il n’est d’ailleurs pas interdit aux moins de 18 ans ». En reversant l’interdiction d’entrée des mineurs — en la présentant comme un élément laissé au bon vouloir des gérants — il tente de séparer son magasin des “sex-shops”fin de la mise à jour
Afin de rendre explicite les différences, il importe donc de renforcer les détails et de rendre significatif/essentiel ce qui n’était qu’accessoire/accidentel. L’apparence extérieure et intérieure importe au plus haut point. Gérard Baraud, mentionnée plus haut, qui est donc l’heureux propriétaire d’un sex-shop traditionnel et d’un sexy magasin tout neuf, semble en être conscient. Le nom des détaillants de gadgets sexuels bannit “sex” mais pas toujours son dérivé “sexy”, pour insister sur l’amour (love), le plaisir, la douceur (Dulce aussi à Bordeaux), contribuant à renforcer des stéréotypes de genre (les femmes seraient “douces”, les hommes pornographes)… c’est peut-être parce que les propriétaires (et les financeurs) restent, le plus souvent, des hommes.
L’intérieur des magasins fait aussi l’objet d’une réflexion. L’intérieur des sex-shops “habituels” n’a souvent fait l’objet d’aucune préparation. Préparer un espace commercial spécifique va donc contribuer à séparer le magasin “sexy” de ce qui est refusé. Alice Lafaye, étudiante en architecture intérieure, a ainsi participé à l’aménagement du magasin “ekivoQ” de Bordeaux, mentionné plus haut.
Sans que l’on sache très bien ce qui constitue le “glauque” des sex-shops, on peut voir sur ces photos que le magasin, ici, essaye de s’en éloigner : les éclairages sont multipliés, des podiums individualisent les objets (qui sont sortis de leurs emballages pour pouvoir être manipulés), des cadres servent d’«écrins» (les godes sont proposés comme des oeuvres d’art ou des bijoux), le mur du fond, consacré aux petites culottes à la lingerie fine, rappelle par certains détails la maroquinerie. Bref, la décoration a été pensée [J’attends avec impatience le mémoire de fin d’année de cette étudiante, qui me permettra de mieux comprendre l’ensemble de la décoration.]
Je m’aperçois avoir encore une fois entremêlé plusieurs streams of consciousness dans ce billet : la provincialisation des magasins sexys, des questions liées à la reconversions d’habitudes commerciales dans de nouveaux objets, l’utilisation de détails décoratifs pour séparer radicalement des échoppes. Ces trois choses sont liées : la provincialisation rapide de magasins “proposant des vibromasseurs et de la lingerie sans DVD X” va de pair avec l’arrivée de nouveaux “travailleurs du sexy” (vendeuses, gérants… et décoratrices).