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L’inattention civile

Billet publié le 12/01/2008

Le sociologue Erving Goffman, dans Behavior in public places décrivait ce qu’il nommait la civil inattention :

p.84 what seems to be involved is that one gives to another enough visual notice to demonstrate that one appreciates that the other is present (and admits openly to have seen him), while the next moment withdrawing one’s attention from him so as to express that he does not constitute a target of special curiosity or design.

L’inattention “civile”, ou polie (c’est ainsi qu’elle a été traduite en français, notamment dans la traduction française du tome 2 de La mise en scène de la vie quotidienne)… est un concept intéressant. Comme de nombreux concepts goffmaniens, il comporte une part d’ambiguité : l’inattention civile est à la fois reconnaissance de la co-présence et jeu sur le retrait de toute interaction.

Les difficultés qu’il y a à entrer dans un sex-shop, les comportements parfois gênés des clients et clientes… ont été interprêtés comme une manière de conserver l’anonymat ou une “privacy” : le silence, l’évitement des regards s’analyse alors comme un moyen de conserver toute information sur soi-même… (bien décrite dans un article de Karp au début des années 1970).
Mais j’aimerai pouvoir décrire comportements des clients comme une inattention civile réflexive : dans le contexte du sex-shop, l’inattention civile simple ne fonctionne plus… mais il est difficile pour des personnes pratiquant en permanence l’inattention civile, dans tous les espaces publics ou semi-publics, de modifier les règles de leurs comportements. L’inattention devient réflexive, les clients font attention à rester inattentifs… travail délicat et désagréable.
L’on pourrait faire un parallèle peut-être éclairant, pour les personnes ne fréquentant pas les sex-shops : l’ascenceur, avec ses évitements de regards, ses toussotements, et l’inattention attentive. Pour plus de précisions… des sociologues s’y sont penchés : “Civil Inattention Exists -— in Elevators”, Personality and Social Psychology Bulletin, Vol. 9, No. 4, 578-586 (1983).

Je suis loin d’être le premier à tenter d’importer l’inattention civile aux sex-shops. Dès les débuts de la décennie soixante-dix, des sociologues américains s’amusaient à l’utiliser, plus ou moins explicitement. Ainsi McKinstry (“The Pulp Voyeur: A Peek at Pornographic in Public Places” in J. Jacobs (ed.) Deviance : Field studies and self disclosures, p.30-40 1974) écrivait :

“What are we to conclude from the above description ? If it were not so pronounced, the behavior pattern within the adult store — characterized by silence, physical separation, inattentiveness to others, and a lack of facial expression — would seem typical of thousands of other mundane human setting. This is, of course, exactly what makes the adult store remarkable — everything is “business as usual.” [The customer] has been socialized into the norms of the adult store even before stepping inside the door.”

La socialisation au mode de fréquentation des sex-shops est réalisée avant même toute entrée dans ce magasin : on y agit comme dans l’espace public.

Magasin Osez - L Union - ToulouseC’est peut-être avec l’idée qu’il faut éviter ce mode de fréquentation que des magasins “sexys” qui cherchent à se différentier des sex-shops mettent en place des dispositifs de promotion de l’interaction. Un exemple ? Un magasin récent de la banlieue de Toulouse (lien vers leur site internet) a installé une sorte de “zone de discussion” (avec cafetière expresso) à côté des rayonnages de vibromasseurs…

Et un autre magasin, du côté de Brest, Espace Charme, situé comme le précédent dans une zone commerciale / industrielle, propose aussi cet espace de lecture, deux fauteuils autour d’une table basse, en face du rayon lingerie…

Espace Charme Brest Il sera intéressant de voir si ces espaces sont utilisés, de compter combien de personnes s’y assoient par jour, combien parlent, si s’asseoir est utilisé par les vendeurs et vendeuse comme un signe d’ouverture à l’interaction…
Je n’ai pas épuisé ici l’inattention civile ni les tentatives de la contrer développées par certains patrons de “loveshops”. Pour les lecteurs sociologues, deux autres articles peuvent être intéressants : L’un, récent, de Kristen Hefley, “stigma management of male and female customers to a non-urban adult novelty store“, Deviant Behavior, 2007, 28: 79, DOI: 10.1080/01639620600987491, parce qu’il porte sur un sex-shop situé, comme les exemples précédents, hors d’une ville. Un autre article, plus ancien , de Charles Sundholm, “The Pornographic Arcade: Ethnographic Notes on Moral Men in Immoral Places“, Journal of Contemporary Ethnography4 1973; 2; 85 DOI: 10.1177/089124167300200104.

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3 commentaires

Un commentaire par xavierm (12/01/2008 à 21:19)

Le lien vers l’article de Kristen Hefley est erroné :
http://dx.doi.org/10.1080/01639620600987491

Un commentaire par Baptiste Coulmont (12/01/2008 à 21:22)

Merci bien ! J’ai rectifié l’erreur (j’avais oublié le http après la balise a href…)

Un commentaire par Baptiste Coulmont » Les femmes et les sex-shops (25/07/2010 à 9:28)

[…] procédé à un relevé méthodique des entrées sur plusieurs magasins (Berkowitz, Hefley — mentionné rapidement ici). Que nous apprend alors l’article de Richard Tewksbury [cv] et Richard McCleary [cv], Female […]