Qui est donc cette concierge ? Et que vient-elle faire dans l’économie de la pornographie en 1969. Dans les épisodes précédents, nous avions commencé à suivre le travail de policiers qui cherchaient à arrêter un petit commerce porno : des projections porno dans une loge, en 1969.
Dans un article fort intéressant car programmatique, “Jalons pour une histoire culturelle de la pornographie en Occident” (disponible sur cairn.info, dans la revue Le Temps des médias), Olivier Laurent Martin écrivait :
Le développement du porno business rencontre l’adhésion d’une frange croissante des populations occidentales, jeune, ́éduquée, sensible aux thèses de la «lib́ération sexuelle», qui accède à
la maîtrise de sa procréation et réclame le droit au plaisir. (…) Il serait intéressant de déterminer avec précision la nature de la relation que l’on devine entre l’essor d’une culture de masse pornographique et l’activisme militant de groupes qui associaient libération sexuelle et révolution politique.
Ce programme de recherche est en effet nécessaire, mais ces groupes militants ont laissé des traces sans comparaison avec leur importance numérique. Dans l’affaire Olesniak, ainsi que dans la majorité des condamnations pour Outrages aux bonnes moeurs, le sociologue ou l’historien n’a pas affaire aux franges jeunes et éduquées… mais aux fractions en déclin des classes populaires ou bourgeoises. Quel rôle ces fractions, numériquement importantes, ont joué ?
Raymonde Olesniak est née Raymonde Dubois (noms et prénoms modifiés) en 1920, en Normandie. Au moment de son interpellation, elle atteint 50 ans. Ses revenus de concierge sont de 80 francs par mois. Elle tient aussi un kiosque à journaux le dimanche, qui lui rapporte quelques 400 francs par mois… mais pour elle comme pour les policiers, son identité sociale, sa profession, c’est concierge.
Son mari est âgé de 10 ans de moins qu’elle. Une rareté statistique qu’un tel écart d’âge. Dans la majorité des couples, l’homme est plus âgé que la femme (en moyenne, de 2 ans plus âgé). Pour les couples qui se sont formés dans les années quarante, seuls 10% comportaient un homme plus jeune… Alors un homme dix ans plus jeune, c’est très étrange, très rare… Mais c’est aussi le signe d’une mise en couple tardive, pour une femme (L’écart d’âge entre conjoints, PDF, 2006). Si l’on conçoit la différence d’âge entre hommes et femmes comme l’indice d’une “domination consentie”, pour reprendre l’expression de Michel Bozon, alors dans le cas Olesniak, toute une dynamique est mise en place qui contribue à faire de la concierge le personnage central.
Le mari de la concierge est ouvrier spécialisé aux usines Renault à Billancourt. Je trouvais étrange qu’il réside du côté de la place Pigalle… Mais les différents documents que j’ai pu consulter (le livre de Chombart, Paris et l’agglomération parisienne de 1952 et un rapport de M. Freyssenet “Division du travail et mobilisation…” 1979, p.305) montre que c’était possible, sinon fréquent : Paris est alors une ville ouvrière.
Il est né en 1930 en Pologne, a servi, pendant la guerre, d’ouvrier agricole dans une exploitation allemande (on n’en sait pas plus, mais cela devait être une forme d’esclavage, il avait à peine 13 ans). Après la guerre, il s’engage un moment dans la Légion étrangère (et est blessé en Indochine). Il est naturalisé français depuis quelques années.
Il gagne 900 francs par mois aux usines Renault. Logé “gratuitement”, et en combinant les revenus de sa femme, le couple gagne — légalement — quelques 1400 francs mensuels.
*
La perquisition est immédiate et fouillée, et les policiers découvrent de nombreux objets :
La visite minutieuse des lieux amène la découverte, un peu partout, notamment dans la chambre à coucher, dans le secrétaire, dans l’armoire, en plus des revues et photos déjà présentées par Mme et M. Olesniak de films 8m/m, de photos noir et blanc et couleurs pornographiques, certaines dans des enveloppes en cellophane, de livres illustrés de photographies pornographiques, de livres sans illustration, de dessins, gravures, de photos agrandies, etc…
Le couple est alors amené au commissariat, et les Olesniak sont auditionnés séparément. Le mari déclare ainsi (je souligne) :
Je reconnais que ma femme et moi depuis deux ans environ faisons à notre domicile des projections de films pornographiques pour des clients racolés à Pigalle par des chasseurs. Nous vendons des films, des revues nordiques et des photos pornographiques à des prix divers. Je savais que cela était défendu et nous faisons cela pour gagner un peu d’argent. Les films étaient vendus de 250 à 300 Frs, les revues nordiques 45 Frs le numéro et les photos couleurs 5 Frs pièce.
…pendant que Mme Olesniak signe la déclaration suivante (je souligne) :
Je reconnais que depuis six mois environ je reçois à la maison des personnes qui me sont emmenées soit par des chasseurs ou des Algériens. A ces gens je fais des projections de films pornographiques et propose à la vente des films, des revues et photographies pornographiques. Les films sont vendus 250 Frs, les revues 45 frs le numéro et les photos 5 frs pièce. Je sais que celà (sic) est défendu mais comme j’ai des ennuis d’argent, celà (sic) m’aidait.
À part la durée de l’illégalisme (depuis deux ans ou depuis six mois ?) les déclarations sont similaires. À ceci près que le “nous conjugal” domine dans les déclarations du mari, et que Mme Olesniak n’utilise que le “je” : j’ai des ennuis d’argent, je fais des projections…
*
Le lendemain, le client qui avait sonné chez la concierge pendant la perquisition se présente au commissariat. Il est auditionné. Jean-Jacques G* (noms et prénoms modifiés) est né en 1943, il a donc 26 ans au moment de l’affaire. Il est “analyste programmateur”. C’est un jeune cadre, un membre de cette
frange croissante des populations occidentales, jeune, ́éduquée, sensible aux thèses de la «lib́ération sexuelle» dont parlait
Olivier Laurent Martin. Voici comment il raconte aux policiers comment il a été impliqué :
(…) Il y a huit jours environ de cela, alors que je me promenais boulevard de Clichy à hauteur du métro « Blanche », j’ai été accosté par un homme, de type méditerranéen, avec un léger accent, vêtu d’un complet de couleur fonçée (sic), pull col roulé, qui m’a proposé de lui acheter des photos ou des revues pornographiques.
Je n’ai pas voulu lui acheter ce qu’il me proposait car cela ne m’intéressait pas. Par contre, voyant que ces objets ne m’intéressaient pas, il m’a alors proposé de participer à une séance de projection de films pornographiques. J’ai accepté.
Cet homme m’a alors conduit dans une rue toute proche que je connais fort bien (…)
L’homme a sonné à la porte extérieure et instantanément une femme de petite taille, blonde, avec plusieurs doigts de la main gauche que je crois sectionnés. [sic : phrase sans verbe]
Tous les trois nous avons pénétré dans la loge de la concierge qui se trouve au fond du couloir d’entrée de l’immeuble et en face. J’ai de suite deviné que cette femme était la concierge.
J’avais omis de vous dire que l’homme m’avait au préalable fixé le prix de la séance, sans préciser le nombre de films à passer à 150 francs (cent cinquante). (…)
Mais il n’avait pas suffisamment d’argent. Il remet alors à la concierge un chèque de 50 francs et demande un autre rendez-vous. La concierge lui téléphone le 16 janvier 1969, lui dit de revenir le soir même. C’est là qu’il se fait repérer.
Le petit commerce pornographique met ainsi en contact des mondes différents, le jeune cadre informaticien aux revenus suffisants pour dépenser 15% d’un salaire ouvrier pour visionner un film pornographique dans une loge… et la vieille concierge “avec plusieurs doigts sectionnés”, par l’intermédiaire de rabatteurs algériens.
Sont-ce ces contacts contre-nature-sociale qui sont en partie sanctionnés ? Rien ne vient véritablement soutenir cette hypothèse dans les documents écrits. Mais l’omniprésence de ces contacts dans les sources judiciaires laisse bien penser que le commerce pornographique en voie de normalisation après 1968, ne fut pas uniquement l’oeuvre d’un milieu social… mais peut-être bien le résultat de luttes, de relations, de tensions, entre différents milieux sociaux intéressés, à des degrés divers, par la participation à ce commerce. Cela reste à creuser.
*
Mais je n’ai pas répondu aux questions en suspens… Le client sera-t-il arrêté ou sortira-t-il libre du commissariat ? Son appartement sera-t-il perquisitionné ? D’où viennent les films ? Promis, dans l’épisode 4, vous en saurez plus.