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Les billets de March, 2008 (ordre chronologique)

Paul Moore – archives privées – archives publiques

Pour écrire un article, Bons à marier ? publié dans un ouvrage collectif l’année dernière (Le Choix de l’homosexualité, sous la direction de Bruno Perreau), je m’étais plongé dans les archives du diocèse épiscopalien de New York, et principalement dans les papiers (professionnels) de l’évêque Paul Moore — j’avais fait un entretien avec lui quelques mois avant sa mort en 2003. Moore m’avait profondément marqué pour son désir, permanent, de contribuer à l’inscription des homosexuels dans l’église épiscopalienne.
La semaine dernière, l’une de ses filles, Honor Moore, publiait dans le New Yorker un extrait d’une autobiographie, The Bishop’s Daughter. L’on y apprend que Paul Moore, personnalité complexe, était attiré peut-être autant par les hommes que par les femmes, mais a vécu une double vie (il fut deux fois marié).
La réaction de l’évêque épiscopalien en titre se trouve notamment ici :

Though A Bishop’s Daughter reveals Paul Moore to have been a vastly more complex man than many of us who admired and respected him ever knew, and though there can be no excuse for the enormity of the betrayal of personal trust that he perpetrated in his private life, yet similarly there can be no diminution of the greatness, the nobility even, of the purposes and goals of his public life. We are left seeing a deeply flawed man in desperate need of God’s merciful grace. As are we all.

L’Affaire Olesniak, épisode 2

Dans l’épisode 1, nous avions découvert que des policiers soupçonnaient l’organisation de projections pornographique chez une concierge en 1969.

Une “concierge”… L’affaire m’avait intéressé : au lieu d’un commerce pornographique dans un espace commercial, c’est dans un espace semi-privé, au coeur d’un immeuble que cela se passe. Comment peuvent se conjoindre ces deux sphères, commerciales et intimes ? Mais l’affaire m’avait aussi intéressé car elle mettait au centre des dispositifs de surveillances policières une femme. Or ces dernières sont rarement condamnées pour outrages aux bonnes moeurs. En 1970, par exemple, sur 177 condamnés on ne trouvait que 16 femmes (7 d’entre elles étaient mariées). Plus généralement, elles forment rarement plus de 10% des condamnés.
L’affaire Olesniak est d’autant plus étrange !

Revenons aux policiers. Dans leur rapport du 16 janvier 1969, ils écrivent :

Ce jour, une nouvelle surveillance était organisée au moment même où nous apprenions qu’une projection venait d’être faite. Alors que nous attendions l’arrivée d’un nouveau client, nous étions (OPP Rodriguez et OPA Legrand) abordés sur le boulevard de Clichy par un nord-africain qui sans préambule nous proposa de voir « du cinéma cochon ». Nous acceptions aussitôt sans discussion du prix. L’homme nous entraina alors sur le boulevard de Clichy, puis par la rue *** et rue des Martyrs, où nous le suivions jusqu’au *** de cette rue.
La loge de la concierge est située, de face, au fond du couloir. Le nord-africain frappa à la porte qui fut entrouverte par une femme blonde qui nous pria d’entrer. Le nord-africain s’adressant à cette femme lui dit que nous voulions voir ou acheter des films et des revues nordiques puis cet homme sorti (sic) aussitôt en disant « je vais revenir ».
Nous notions la présence alors d’un homme qui se trouvait dans la 2e partie de la loge à usage de chambre à coucher. Nous le voyions sortir un film d’une armoire et le déposer sur la table de la salle à manger devant nous. La femme prenait également dans la chambre, sans pouvoir voir où, des revues nordiques qu’elle nous présentait immédiatement. Elle déclara qu’elle vendait les films 30 frs puis se reprenant 300 frs pièce, les revues nordiques couleur 45 frs pièce et les photos couleur 5 frs pièce. Tout en parlant, elle installait sur la table de la salle à manger un projecteur qui était déjà branché et qui se trouvait sur le sol devant le buffet avec un film tout prêt.
A ce moment même nous déclinions notre qualité en exhibant nos plaques de police et nos cartes de réquisition.
(…)
Une perquisition aussitôt effectuée en leur présence permettant la découverte d’un certain nombre de documents, photos et films, livres illustrés ou non, gravues ou dessins. Cette opération fera l’objet d’un proçès-verbal (sic) séparé.
(…)
Mentionnons que pendant notre opération de perquisition un individu s’est présenté à la loge et sur notre question a répondu « qu’il venait voir ». La femme Olesniak nous dit alors qu’il s’agissait d’un très bon ami qui venait passer la soirée chez elle. Mais cette dernière étant dans l’impossibilité de donner le nom ou le prénom de ce « bon ami », celui-ci a été invité à se présenter au siège de notre service le 17 à 15 heures.

En pleine surveillance sur le boulevard de Clichy, les deux policiers, l’OPP (officier de police principal Rodriguez) et l’OPA (Officier de police adjoint Legrand) se font accoster par un “nord-africain”, qui joue le rôle de rabatteur pour la concierge. Ce rabatteur devait être nouveau : il n’a pas reconnu les policiers (qui se plaignent quelques lignes auparavant au début de leur rapport qu’ils sont trop connus place Pigalle). Ce rabatteur les amène, comme par hasard, chez la concierge.
C’est bien dans la loge de la femme que les films sont projetés. Une loge typique de concierge, apparemment, car les policiers ne prennent pas soin de la décrire en détail. Une seule pièce, séparée par une cloison à mi-hauteur, qui sert de loge-salle à manger-chambre à coucher.
Thomas Glynn La Pornographie danoise, 1970Et l’on propose aux policiers des “revues nordiques”. Pourquoi “nordiques” ? A partir de 1967, le commerce pornographique est légalisé dans quelques pays scandinaves, et “nordique”, ou “suédois”, ou “scandinave” devient un synonyme de “pornographique”. Parfois, les “revues nordiques” ne viennent même pas de pays du nord.
Certains ouvrages jouent sur ces références (comme “La pornographie danoise”, dont la couverture est ici reproduite, et qui ne porte pas du tout sur la pornographie danoise).

Revenons aux questions de genre.
L’on apprend dans le rapport que la concierge n’est pas seule dans l’affaire (alors que, jusqu’à présent, elle était la seule mentionnée). Un homme est présent, qui semble jouer un rôle : il apporte un film. Mais c’est la concierge qui donne les prix (que le “nord-africain” — un autre homme — n’avait pas mentionnés), qui va chercher les revues, qui s’occupe du projecteur. Sur presque tous les plans, c’est elle qui maîtrise la situation. L’affaire est décidément intéressante : dans la plupart des autres dossiers que j’ai consultés, les policiers montrent rapidement leur intérêt pour l’homme, quand un couple est surveillé. Parfois même, ils laissent libre la femme pendant que le mari est emprisonné (et semblent surpris quand cette femme continue à faire commerce…).
Ici, c’est “la femme Olesniak” qui est au centre. D’ailleurs, c’est bien elle qui prend la parole quand un client arrive. Elle tente même de tromper les policiers, en présentant cet homme comme un ami : signe, s’il en était besoin, qu’elle ne s’avoue pas vaincue.

En 1969, donc, le commerce pornographique, pour exister dans l’illégalité, s’était inséré jusqu’au coeur même des espaces privés, moins soumis à la surveillance policière. Des femmes pouvaient en être responsables, du moins, ici, à une toute petite échelle… A Pigalle, ce commerce apparaissait, publiquement du moins et aux yeux des policiers, comme un commerce “ethnique”, où les intermédiaires étaient “nord-africains”. Questions de délimitation des sphères (publique/intime), questions de genre, questions de racialisation… décidément, cette affaire est fort intéressante.

Le client sera-t-il arrêté par les policiers ? D’où viennent les films et les revues ? Quels revenus apportent-ils à ce couple ? Quel est le rôle du mari dans toute l’histoire ? Dormiront-ils en prison ?… vous le saurez au prochain épisode (la semaine prochaine).

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Recrutements – 2008 – wiki et questions

Le wiki auditions est de retour with a vengeance : avec un flux RSS/ATOM, avec encore plus d’informations que l’année dernière ! Le seul petit problème pour l’instant : pas encore beaucoup de contributeurs. Or, nous avons tous besoin de connaître la composition des commissions de spécialistes, ou des “comités de sélection” pour les universités passées à la loi LRU.
Il y a environ 60 postes en sociologie. Si nous arrivons à bien suivre cette session de recrutement, nous pourrons estimer les effets de la LRU, par exemple sur le recrutement local ou de complaisance… Je précise que le wiki auditions est un “wiki”, comme wikipedia, et qu’il est donc éditable (par celles et ceux qui s’y inscrivent, et la procédure est simple !).
Depuis que je suis membre d’une commission de spécialistes, j’ai essayé d’aider les candidates et candidats à constituer leur dossier. J’ai mis en ligne une série de conseils qui devraient aider certain°e°s d’entre vous : je ne compte plus les dossiers mal ficelés qui sont envoyés aux commissions.
J’aimerais poursuivre cette année par une série de conseil pour les auditions. Et je vais vous révéler certaines des questions que je poserai :

  • 1- Que savez-vous du département de sociologie ?
    Pour Paris 8, c’est assez simple, il existe plusieurs textes (de sociologues notamment) qui précisent en partie l’histoire du département. Et la question est suffisamment non administrative… elle peut servir à déceler celles et ceux qui — tout en n’étant pas des locaux — ont fait un petit travail de renseignement (nombre d’enseignants chercheurs, laboratoires associés, “grands anciens”, caractéristiques sociales des étudiants…). Attention, c’est parfois une question piège : dans certaines universités, il n’y a pas de département de sociologie !
  • 2- Vous aurez le cours de “sociologie du ***”. Comment vous y prendrez-vous ?
    C’est la question que je préfère… car, systématiquement, les candidat°e°s répondent dans le vide… El°i°les ne se mettent pas dans la peau d’un collègue, mais restent dans celle d’une étudiante, pensant qu’il y a une bonne et une mauvaise réponse. Imaginez-vous, en octobre, une fois recrutée, à avoir à répondre à cette question. Vous vous poserez des questions, comme : qui d’autre fait ce cours ? Est-ce un TD ou un CM ? à quel niveau ? quel jour ? quelle heure ? C’est semestriel ou annuel ? c’est juste 10 heures ? c’est une option ou un cours obligatoire du cursus ? Est-il ouvert aux étudiants en majeure d’histoire de l’art ?
    Et vous direz : je peux pas vraiment le faire le mercredi, je suis co-responsable du séminaire de sociologie du * à Paris 29…
    L’audition, très courte, va servir à estimer aussi l’intérêt de travailler avec un futur collègue. Et un collègue, ça discute, ça pose des questions… (c’est souvent enquiquineur, un collègue). Mon conseil : utilisez donc cette question, ou d’autres du même type, pour orienter l’audition vers une discussion des conditions dans lesquelles ce cours sera fait : Ah, c’est en première année de licence et c’est un cours commun avec la géographie ? Alors je ferai comme cela … et comme cela … Ah, c’est le TD du cours de Mme Y… je vois un peu ce qu’elle fait, je pense que … et … seraient possible.

J’ai d’autres questions, comme la fameuse “Dans votre thèse, page 24, vous faites une différence conceptuelle entre *** et ***. Il ne nous reste que 30 secondes, pourriez-vous expliciter rapidement, pour mes collègues ici, ce que vous entendez par ***…” mais je la laisse pour les véritables auditions.

L’Affaire Olesniak, épisode 3

Qui est donc cette concierge ? Et que vient-elle faire dans l’économie de la pornographie en 1969. Dans les épisodes précédents, nous avions commencé à suivre le travail de policiers qui cherchaient à arrêter un petit commerce porno : des projections porno dans une loge, en 1969.
Dans un article fort intéressant car programmatique, “Jalons pour une histoire culturelle de la pornographie en Occident” (disponible sur cairn.info, dans la revue Le Temps des médias), Olivier Laurent Martin écrivait :

Le développement du porno business rencontre l’adhésion d’une frange croissante des populations occidentales, jeune, ́éduquée, sensible aux thèses de la «lib́ération sexuelle», qui accède à
la maîtrise de sa procréation et réclame le droit au plaisir. (…) Il serait intéressant de déterminer avec précision la nature de la relation que l’on devine entre l’essor d’une culture de masse pornographique et l’activisme militant de groupes qui associaient libération sexuelle et révolution politique.

Ce programme de recherche est en effet nécessaire, mais ces groupes militants ont laissé des traces sans comparaison avec leur importance numérique. Dans l’affaire Olesniak, ainsi que dans la majorité des condamnations pour Outrages aux bonnes moeurs, le sociologue ou l’historien n’a pas affaire aux franges jeunes et éduquées… mais aux fractions en déclin des classes populaires ou bourgeoises. Quel rôle ces fractions, numériquement importantes, ont joué ?

Raymonde Olesniak est née Raymonde Dubois (noms et prénoms modifiés) en 1920, en Normandie. Au moment de son interpellation, elle atteint 50 ans. Ses revenus de concierge sont de 80 francs par mois. Elle tient aussi un kiosque à journaux le dimanche, qui lui rapporte quelques 400 francs par mois… mais pour elle comme pour les policiers, son identité sociale, sa profession, c’est concierge.

Son mari est âgé de 10 ans de moins qu’elle. Une rareté statistique qu’un tel écart d’âge. Dans la majorité des couples, l’homme est plus âgé que la femme (en moyenne, de 2 ans plus âgé). Pour les couples qui se sont formés dans les années quarante, seuls 10% comportaient un homme plus jeune… Alors un homme dix ans plus jeune, c’est très étrange, très rare… Mais c’est aussi le signe d’une mise en couple tardive, pour une femme (L’écart d’âge entre conjoints, PDF, 2006). Si l’on conçoit la différence d’âge entre hommes et femmes comme l’indice d’une “domination consentie”, pour reprendre l’expression de Michel Bozon, alors dans le cas Olesniak, toute une dynamique est mise en place qui contribue à faire de la concierge le personnage central.

Le mari de la concierge est ouvrier spécialisé aux usines Renault à Billancourt. Je trouvais étrange qu’il réside du côté de la place Pigalle… Mais les différents documents que j’ai pu consulter (le livre de Chombart, Paris et l’agglomération parisienne de 1952 et un rapport de M. Freyssenet “Division du travail et mobilisation…” 1979, p.305) montre que c’était possible, sinon fréquent : Paris est alors une ville ouvrière.
Chombart Billancourt
Il est né en 1930 en Pologne, a servi, pendant la guerre, d’ouvrier agricole dans une exploitation allemande (on n’en sait pas plus, mais cela devait être une forme d’esclavage, il avait à peine 13 ans). Après la guerre, il s’engage un moment dans la Légion étrangère (et est blessé en Indochine). Il est naturalisé français depuis quelques années.

Il gagne 900 francs par mois aux usines Renault. Logé “gratuitement”, et en combinant les revenus de sa femme, le couple gagne — légalement — quelques 1400 francs mensuels.

*

La perquisition est immédiate et fouillée, et les policiers découvrent de nombreux objets :

La visite minutieuse des lieux amène la découverte, un peu partout, notamment dans la chambre à coucher, dans le secrétaire, dans l’armoire, en plus des revues et photos déjà présentées par Mme et M. Olesniak de films 8m/m, de photos noir et blanc et couleurs pornographiques, certaines dans des enveloppes en cellophane, de livres illustrés de photographies pornographiques, de livres sans illustration, de dessins, gravures, de photos agrandies, etc…

Le couple est alors amené au commissariat, et les Olesniak sont auditionnés séparément. Le mari déclare ainsi (je souligne) :

Je reconnais que ma femme et moi depuis deux ans environ faisons à notre domicile des projections de films pornographiques pour des clients racolés à Pigalle par des chasseurs. Nous vendons des films, des revues nordiques et des photos pornographiques à des prix divers. Je savais que cela était défendu et nous faisons cela pour gagner un peu d’argent. Les films étaient vendus de 250 à 300 Frs, les revues nordiques 45 Frs le numéro et les photos couleurs 5 Frs pièce.

…pendant que Mme Olesniak signe la déclaration suivante (je souligne) :

Je reconnais que depuis six mois environ je reçois à la maison des personnes qui me sont emmenées soit par des chasseurs ou des Algériens. A ces gens je fais des projections de films pornographiques et propose à la vente des films, des revues et photographies pornographiques. Les films sont vendus 250 Frs, les revues 45 frs le numéro et les photos 5 frs pièce. Je sais que celà (sic) est défendu mais comme j’ai des ennuis d’argent, celà (sic) m’aidait.

À part la durée de l’illégalisme (depuis deux ans ou depuis six mois ?) les déclarations sont similaires. À ceci près que le “nous conjugal” domine dans les déclarations du mari, et que Mme Olesniak n’utilise que le “je” : j’ai des ennuis d’argent, je fais des projections…

*

Le lendemain, le client qui avait sonné chez la concierge pendant la perquisition se présente au commissariat. Il est auditionné. Jean-Jacques G* (noms et prénoms modifiés) est né en 1943, il a donc 26 ans au moment de l’affaire. Il est “analyste programmateur”. C’est un jeune cadre, un membre de cette frange croissante des populations occidentales, jeune, ́éduquée, sensible aux thèses de la «lib́ération sexuelle» dont parlait Olivier Laurent Martin. Voici comment il raconte aux policiers comment il a été impliqué :

(…) Il y a huit jours environ de cela, alors que je me promenais boulevard de Clichy à hauteur du métro « Blanche », j’ai été accosté par un homme, de type méditerranéen, avec un léger accent, vêtu d’un complet de couleur fonçée (sic), pull col roulé, qui m’a proposé de lui acheter des photos ou des revues pornographiques.
Je n’ai pas voulu lui acheter ce qu’il me proposait car cela ne m’intéressait pas. Par contre, voyant que ces objets ne m’intéressaient pas, il m’a alors proposé de participer à une séance de projection de films pornographiques. J’ai accepté.
Cet homme m’a alors conduit dans une rue toute proche que je connais fort bien (…)
L’homme a sonné à la porte extérieure et instantanément une femme de petite taille, blonde, avec plusieurs doigts de la main gauche que je crois sectionnés. [sic : phrase sans verbe]
Tous les trois nous avons pénétré dans la loge de la concierge qui se trouve au fond du couloir d’entrée de l’immeuble et en face. J’ai de suite deviné que cette femme était la concierge.
J’avais omis de vous dire que l’homme m’avait au préalable fixé le prix de la séance, sans préciser le nombre de films à passer à 150 francs (cent cinquante). (…)

Mais il n’avait pas suffisamment d’argent. Il remet alors à la concierge un chèque de 50 francs et demande un autre rendez-vous. La concierge lui téléphone le 16 janvier 1969, lui dit de revenir le soir même. C’est là qu’il se fait repérer.
Le petit commerce pornographique met ainsi en contact des mondes différents, le jeune cadre informaticien aux revenus suffisants pour dépenser 15% d’un salaire ouvrier pour visionner un film pornographique dans une loge… et la vieille concierge “avec plusieurs doigts sectionnés”, par l’intermédiaire de rabatteurs algériens.
Sont-ce ces contacts contre-nature-sociale qui sont en partie sanctionnés ? Rien ne vient véritablement soutenir cette hypothèse dans les documents écrits. Mais l’omniprésence de ces contacts dans les sources judiciaires laisse bien penser que le commerce pornographique en voie de normalisation après 1968, ne fut pas uniquement l’oeuvre d’un milieu social… mais peut-être bien le résultat de luttes, de relations, de tensions, entre différents milieux sociaux intéressés, à des degrés divers, par la participation à ce commerce. Cela reste à creuser.

*

Mais je n’ai pas répondu aux questions en suspens… Le client sera-t-il arrêté ou sortira-t-il libre du commissariat ? Son appartement sera-t-il perquisitionné ? D’où viennent les films ? Promis, dans l’épisode 4, vous en saurez plus.

L’Affaire Olesniak, épisode 4

L’audition de Raymonde Olesniak, l’interrogatoire policier, nous apprend beaucoup de choses. Mais les questions des policiers ne sont presque jamais retranscrites. Certaines phrases que la concierge prononce dans ces rapports sont donc probablement des réponses négatives, ou affirmatives, à des questions invisible. Ces réponses ont été réécrites ensuite sous forme de phrases mises dans la bouche d’Olesniak… qui se met en partie à parler le jargon policier (“le sieur”, “pour des tiers”…).
Après avoir passé la nuit au commissariat, Raymonde Olesniak (et son mari, mais moins longtemps) est réinterrogée. Quelques thèmes intéressent les policiers. Le projecteur tout d’abord :

c’est un locataire de l’immeuble, M. Prunier Tommy opérateur de cinéma qui me l’avait prêté depuis septembre 1967, date à laquelle il l’avait achetée (sic).
C’est un ami de longue date ; il dîne très souvent à mon domicile. Il avait assisté à quelques représentations cinématographiques des films pornographiques que je possédais. Il ignorait que j’en faisais la vente. Il ne savait pas que je faisais des projections de ces films, payantes, pour des tiers. Mais il devait s’en douter. En tout cas je ne lui ai jamais rien dit.
Lors des projections cinématographiques auxquelles il assistait, il y avait quelquefois des amis. Jamais je ne lui ai vendu, prêté, ou donné des films, des revues ou photos. Cela ne l’intéresse pas. Son projecteur restait constamment à la loge. Il ne me le louait pas mais je lui rendais quelques services : entretien de son linge par exemple, ménage de sa chambre.
Depuis qu’il m’a prêté ce matériel, c’est à dire depuis septembre-octobre 1967, je faisais une à deux projections cinématographiques de films pornographiques dans la loge, le soir, vers 21h-22h, lorsque je ne risquais pas d’être dérangée par les locataires.
Il n’y avait qu’une personne à la fois qui venait voir ces films. Il s’agissait en très grande majorité d’étrangers, des touristes de passage, et quelquefois mais rarement de français.

Projecteur Heurtier
L’origine du projecteur (qui devait ressembler à celui de l’illustration ci-dessus), qui servait à la concierge pour diffuser ses films, est intéressante. Il lui a été prêté par un des locataires de l’immeuble, qui profitait de certaines projections : “Lors des projections cinématographiques auxquelles il assistait, il y avait quelquefois des amis“. Non seulement le petit commerce de la concierge est relativement intégré à ses activités officielles de concierge, mais on apprend aussi que la “consommation” de pornographie n’est ni une activité par essence solitaire, ni une activité uniquement conjugale, mais qu’elle est parfois organisée “entre amis”. Les difficultés d’approvisionnement (en films, en projecteurs, en photos…) avant la légalisation du porno pouvaient pousser à la mise en commun amicale des éléments permettant une consommation pornographique, consommation sociale plus qu’individuelle. La pornographie s’insère ici dans un réseau d’échanges de bon services : le projecteur contre le linge sale, par exemple. Ces dons et contre-dons se trouvent hors de l’économie monétaire. Dans la version de Raymonde Olesniak, l’argent ne circule pas entre amis.
Les policiers s’intéressent à ce réseau d’échanges amicaux : s’il s’avérait que de l’argent avait circulé, alors ils pourraient inculper Tommy Prunier, ou s’intéresser de plus près à lui. Les échanges monétaires, pour les policiers (et les juges) sont des signes sur lesquels ils peuvent s’appuyer pour transformer un “échange” en une “vente”. Raymonde Olesniak doit se douter du caractère crucial de la circulation d’argent pour éviter d’en parler.

Le lendemain, Tommy Prunier est à son tour entendu par les policiers. Il est né en 1940 (il a donc à peine 30 ans au moment de son audition). Il gagne 1250 francs par mois comme “opérateur de cinéma”, ce qui le place dans une tranche de revenu plus de 2 fois supérieure au salaire minimum de l’époque. Ses réponses confirment dans les grandes lignes les paroles de Raymonde Olesniak. Ecoutons-donc Tommy Prunier :

(…) Je suis un ami de la famille Olesniak. Je les connais depuis trois ans. Mme Olesniak s’occupe de mon linge et de mon ménage et je prends pension pour midi et le soir chez eux comme je suis célibataire.
Il est exact que le projecteur de cinéma HEURTIER que vous me présentez m’appartient. Je l’ai acheté à crédit dans le courant du mois de septembre 1967 pour passer des films commerciaux en 8mm ou super8 et des films de vacances.
Quelques jours après, je l’ai prêté à Mme Olesniak et il est toujours resté dans la loge où il risquait moins d’être volé que dans ma chambre et de façon à ne pas toujours le monter et descendre pour les projections qui étaient effectuer (sic) dans la loge.
Je ne l’avais pas acheté pour assurer des projections de films pornographiques.
Un soir, il y a quelques mois, Mme Olesniak m’a fait assister, en présence de son mari, à la projection de quatre ou cinq films pornographiques. Je ne les ai vus qu’une seule fois. Je crois qu’il s’agissait de films suédois. Elle m’a dit qu’elle les tenait d’un arabe que j’avais vu quelquefois, connu sous le nom de Michel dans le quartier. Il a disparu et j’ignore ce qu’il est devenu.

Prunier se présente explicitement comme un “ami de la famille”, pas comme un client, pas comme un employeur… même si une série d’échanges d’informations, de services, d’argent et d’objets lie Prunier aux Olesniak : il “prend pension”, son linge est nettoyé, il est invité aux projections porno, il prête son projecteur, elle le protège du vol, il apprend d’où viennent les films. Les relations domestiques sont ainsi parcourues par des échanges commerciaux (et ne pourraient exister sans ces échanges). Mais les questions des policiers visent à séparer nettement commerce et domesticité. Le droit dont ils sont les porteurs oblige à une séparation nette entre intimité et échange économique.
La sociologue Viviana Zelizer, qui étudie depuis une trentaine d’année les relations entre échanges monétaire et relations intimes, s’est souvent servie des procès. Dans The Purchase of Intimacy, elle écrit notamment que we can look at the courtroom as a sort of shadow theater in which the actors improvized stylized versions of everyday struggles using the distinctive idioms of their craft. [nous pouvons regarder ce qui se passe dans les tribunaux comme une sorte de projection d’ombres chinoises dans lesquelles les acteurs improvisent des versions stylisées d’eux-mêmes, en utilisant les langues propres à leurs métiers]. C’est un peu la même chose qui se passe face aux policiers : la concierge “conciergifie” son petit commerce pornographique, en le présentant en partie comme inscrit dans les relations d’une concierge à ses locataires (ou en séparant certains locataires entre eux : l’ami, qui est invité aux projections… et les autres, dont il faut attendre le coucher avant de démarrer les projections). Mais, comme le souligne Zelizer, le droit produit par les décisions de justice n’est pas gratuit : il ordonne les relations sociales.
L’affaire Olesniak, par les décalages qu’elle opère dans les dichotomies habituelles entre “intimité” et “commerce”, entre domaines féminins et domaines masculins… m’intéresse de plus en plus. Les policiers vont rapidement quitter l’immeuble et la loge de la concierge. Rapidement, ils vont s’intéresser à l’origine des films et des revues suédoises.

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Gévéor

Gévéor, le vin que l’on aime.
Gévéor, le vin que l'on aime
Les travaux de rénovation de la station Brochant, à Paris, font réapparaître de bien jolies affiches des années cinquante (ou années quarante ? il faut que je demande à Dirty Denys).
D’autres, dont l’affiche d’un concert d’Yvette Horner, sont sur coulmont-flickr.
Note : certaines affiches mentionnant le “samedi 11 novembre”, l’année du recouvrement d’icelles est probablement 1950, 1954 ou 1961…

L’Affaire Olesniak, épisode 5

Le 17 janvier 1969, après une nuit au commissariat, Mme Raymonde Olesniak, concierge, est de nouveau auditionnée par la police (rappel). Après avoir présenté l’origine du projecteur, elle doit répondre aux questions des policiers sur l’organisation de ces projections pornographiques et sur l’origine des films et des photographies qui ont été trouvés chez elle. Il s’agit, pour les policiers, de cerner l’implication des différentes personnes.

Il n’y avait qu’une personne à la fois qui venait voir ces films. Il s’agissait en très grande majorité d’étrangers, des touristes de passage, et quelquefois mais rarement de français.
Ils m’étaient conduits par deux rabatteurs au type nord-africain ou méditerranéen dont j’ignore le nom et l’adresse, âgés de 30 à 40 ans, qui se montrent très circonspects et doivent prospecter le quartier Pigalle. L’un d’entre eux est assez grand, trapu, brun et porte une moustache ; ce doit être un chasseur ; l’autre est de petite taille, mince, brun, sans moustaches, il est souvent habillé en marron.
J’ai connu le grand incidemment, en septembre 1967. Tout à fait exceptionnellement, j’avais remplacé la « dame » qui tient le kiosque à journaux près du métro ***. Cet homme a regardé une revue de nus photographiques, autorisée, et m’a proposé des nus plus osés et des films en insistant sur le côté rentable de l’affaire. Il devait s’être concerté avec l’autre car ce dernier s’est présenté ensuite au kiosque et m’a fait la même proposition.
Un mois après environ, j’ai reçu la visite à la loge d’un homme d’une trentaine d’année, au type métropolitain, d’une taille de 1m75 environ, mince, aux cheveux blonds ou châtains, en tout cas pas bruns, toujours bien vêtu, portant une serviette en cuir noir. Il s’est dit envoyé par ces deux hommes. De sa serviette, il a sorti des revues suédoises pornographiques. Je lui ai acheté une vingtaine en noir et blanc à 20 frs. et une quinzaine en couleurs à 30 frs. Je lui ai pris aussi 6 livres pornographiques, illustrés, à 15 frs.
Par la suite il m’a dit s’appeler « Philippe » qu’il demeurait du côté d’Orléans, peut-être à Orléans, qu’il avait un pied à terre à Champigny sur Marne, qu’il voyageait beaucoup et qu’il aller chercher ses revues à Copenhague et en Suède.
J’ignore son nom, son adresse exacte, son numéro de téléphone, sa profession exacte.

kiosque à journauxC’est en occupant — en remplacement — un kiosque du quartier de Pigalle qu’elle entre en contact avec des revendeurs de pornographie. Les kiosques, avant l’invention des sex-shops, servent d’interface entre offre et demande. Nombreuses sont les surveillances policière des kiosques (et des bouquinistes des quais de la Seine), toujours suspectés de trafics divers. Le kiosque que Mme Olesniak a un moment occupé vendait des revues autorisées (Paris Hollywood par exemple). Mais, situé du côté de Pigalle, il attirait aussi des revendeurs, demi-grossistes, cherchant à écouler leurs revues interdites.
Acceptons un moment de croire sans réserve aux paroles de Raymonde Olesniak : elle est contactée par un “individu de type nord-africain” qui lui propose une bonne affaire, puis par un autre… puis par un individu “au type métropolitain”, “Philippe”, qui lui livre les revues. Les deux premiers serviront ensuite de rabatteurs à la concierge. Il semble que les “individus de type nord-africain” (reprenons ici les termes policiers) n’immobilisent aucun capital financier : ils “font du réseau” dirions-nous aujourd’hui. En circulant librement — “désoeuvrés” diraient les policiers — dans l’espace du quartier, en discutant, ils repèrent les “trous structuraux” qu’ils vont s’appliquer ensuite à combler. Trous structuraux entre détaillants et grossistes mais aussi entre détaillants et clients.
Ces tisseurs de réseau social n’intéressent que peu les policiers, ici. De fait, ils les connaissent déjà et s’échangent quelques bons services (“renseignements confidentiels”…). Les “immobilisateurs de capitaux”, extérieurs à l’espace pigallien, intéressent plus les policiers :

Cet homme est venu quatre fois à la loge en tout, la deuxième fois, c’était en janvier 1968. Il m’a livré 20 films pour la somme que je vous ai indiquée c’est à dire à raison de 200 à 150 frs pièce selon leur luminosité. J’en ai vendu environ une dizaine mais ils étaient très mauvais et je trouvais difficilement un acquéreur. Il m’a livré aussi une quarantaine de photos pornographiques, 20 revues pornographiques d’origine danoise ou suédoise en noir et blanc, et 15 revues en couleurs, aux prix que je vous ai indiqués.
(…)
En janvier 1968, cet homme lorsqu’il est venu pour la deuxième fois était accompagné d’une jeune femme d’une trentaine d’années, d’une taille de 1m65 environ, mince, aux cheveux blonds longs et raides, portant un manteau marron moucheté avec une fourrure beige autour du col. Elle pourrait être d’origine nordique. Je sais qu’elle parle anglais. Il me l’a présentée comme étant sa femme et a ajouté que si lui-même ne pouvait venir c’est elle qui le remplacerait. Je crois qu’elle travaille avec lui. En fait je me suis trompée tout à l’heure, c’est c’ette femme qui m’a apporté les films la deuxième fois, dans le courant de l’été 1968. Ils étaient ensemble et c’est elle qui m’a donné les films.
Je ne me souviens pas de son prénom. Elle ne m’a pas laissé de n° de téléphone. Une fois elle a voulu me le donner mais son mari l’en a empêché. Ce devait être en été 1968.
Cette femme est revenue lundi dernier 13 janvier, vers midi, seule. Je n’avais pas fini de payer la deuxième livraison de films. Elle m’a réclamé l’argent ou la restitution des invendus.
Elle doit me téléphoner demain matin, samedi, 18 janvier, mais je ne sais pas à quelle heure. A ce sujet, je lui avais demandé de patienter. En même temps, elle doit me dire la date à laquelle son mari doit revenir pour me livrer les revues et les livres.
(…) Je m’engage de la façon la plus formelle à ne pas les alerter et à faciliter leur interpellation.

Un couple est chargé de l’approvisionnement en films… et dans ce couple, la femme semble jouer un rôle de plus en plus important : au départ, l’homme est seul, puis il vient avec sa femme, puis, enfin, la femme travaille seule. La division sexuée du travail n’est donc pas simple, et encore une fois, il semble qu’une histoire de la pornographie doive concevoir que les femmes ne jouent pas qu’un rôle d’objet sexuel, mais peuvent jouer un rôle structurant dans l’organisation du commerce.
C’est cependant une présence minorisée par les sources : les femmes sont peu nombreuses à être condamnées et vont, dans les sources policières ou judiciaires, chercher à minimiser leur rôle et leur implication.
D’après la concierge, la femme de “Monsieur Philippe” est peut-être “d’origine nordique”. Serait-elle à l’origine de ce commerce ? On peut remarquer que les policiers s’intéressent rapidement à l’origine des films et des revues. Ils font promettre à Mme Olesniak de les aider à capturer la grossiste : “Je m’engage de la façon la plus formelle à ne pas les alerter et à faciliter leur interpellation.” déclare Olesniak.

(…) Sur les films en boîtiers :
Je tiens ces films d’une autre algérien nommé Sayed, dit Michel, âgé de 45 ans environ, de petite taille, qui me les avais (sic) vendus à raison de 120 frs pièce quelques mois avant que je connaisse Philippe, c’est à dire dans le premier semestre 1967. Le film qui se trouve sur le projecteur provient de ce lot. Je n’en avais vendu aucun. Je les trouvais d’excellente qualité et je les gardais pour les projections et surtout pour nous car mon mari et moi les passions souvent pour notre plaisir personnel.
Sayed demeurait rue des Martyrs à Paris 18ème, dans un immeuble juste à côté du Cabaret « Chez Mme Paul ». Il était concierge de l’immeuble mais avait une petite chambre à sa disposition. Il a disparu subitement il y a presque un an ; je crois qu’il les avait volés à un autre arabe. Je ne sais pas où il demeure ; il n’a jamais donné signe de vie.

Les agrandissements de photos pornographiques ont été donnés à mon mari par M. Tombet, un ouvrier de chez Renault, demeurant il y a quelques années à Boulogne-Billancourt. Nous l’avons perdu de vue. Je sais qu’il a été blessé lors d’une manifestation et résidait ces derniers temps dans le Loiret. Je ne me rappelle plus où.
(…)
Je prenais 50 frs au client qui m’était conduit pour voir une projection. Je passais deux films. J’ignore combien touchait le « rabatteur ».
Mon mari était au courant des faits. Il ne touchait jamais au projecteur que je faisais fonctionner moi-même mais il sortait l’écran, les films et assistait quelquefois à la projection. C’est moi qui encaissais l’argent. J’estime mes gains dans le courant de l’année 1968 à 2000 frs environ. Ils n’étaient pas très élevés. (…)

Il est rare d’obtenir, dans les sources policières, une expression directe du plaisir obtenu grâce à la pornographie. Le plus souvent les dossiers de procédure laissent croire que la pornographie n’est jamais consommée. Qu’elle circule de main en main, mais toujours presque par erreur, sans intention. Ici, c’est différent. La circulation de certains films s’arrête dans la loge de Mme Olesniak : “Je les trouvais d’excellente qualité et je les gardais pour les projections et surtout pour nous car mon mari et moi les passions souvent pour notre plaisir personnel”.
De même, certaines photographies ont pour origine un collègue de travail des usines Renault. On n’en saura pas plus sur ce monsieur : les policiers ni les gendarmes n’arriveront à retrouver sa trace.
En bref et pour conclure temporairement : les échanges pornographiques font ici partie de structures amicales, et la consommation se fait dans un cadre conjugal. Cette revendication implicite et encore sourde d’un droit au plaisir (qui est au minimum une expression publique de certains désirs) doit-elle être comprise comme une conséquence logique de “mai 68” (Olesniak est arrêtée à peine six mois plus tard, en janvier 1969) ? Je manque de recul, il me faudrait lire des archives des années cinquante ou quarante.

Le “dossier de procédure” que je présente ici sous une forme légèrement modifiée est l’oeuvre combinée de juges et de policiers, qui, pour condamner, doivent pouvoir présenter une histoire qui tienne l’épreuve du procès. L’historienne ou le sociologue, en se penchant sur ces pages froissées, jaunies et poussiéreuses, peut se retrouver pris par la narration qui est proposée. L’historien australien Stephen Robertson, qui analyse des matériaux proches, écrit : “j’ai été poussé à assembler les pièces d’un puzzle, à réconcilier entre elles les contradictions, à coller les pièces pour leur faire former une histoire cohérente et complète” [source]… mais les opérations de reconstruction par l’universitaire sont rarement présentées explicitement. C’est pour cette raison qu’ici, je profite pleinement du format du “blog” : je ne suis pas limité par un nombre de page, et le “feuilleton” permet de coller en partie avec le caractère linéaire de l’enquête policière telle que les documents la relatent. J’espère arriver à faire ressortir à la fois les logiques policières et judiciaires, mais aussi les logiques discursives des personnes dont certaines des paroles sont retranscrites par les policiers.

Dans l’épisode suivant, nous arrêterons peut-être, avec les policiers, la femme de “Monsieur Philippe”.

Edgar Morin à Plozévet

Dans Journal de Plozévet, Edgar Morin écrit :

J’ai reçu une lettre de Lapassade dont voici quelques extraits :
« J’ai cru comprendre que tu partais en Bretagne (…) J’imagine un Edgar bretonnant, non directif et donnant le feed-back aux producteurs d’artichauts. Cette image me séduit au point que j’aurais envie de me joindre à vous après mon séjour d’avril dans les Pyrenées. »
Cette dernière phrase est lourde de menaces pour l’enquête.

Et dans les pages qui suivent, Morin décrit les interventions plus ou moins délirantes de Lapassade — un second couteau de la sociologie française, passablement ambitieux — et de son “analyse institutionnelle”. Autant les mémoires de Michel Crozier m’étaient apparus emplis de rancunes rassies, autant Morin, dont l’oeuvre m’est en grande partie inconnue (mise à part La Rumeur d’Orléans, 3 étoiles au coulmont, sur une échelle qui va jusqu’à 5, et Commune en France – métamorphose de Plodemet / plozevet), m’apparaît “sympa” et incapable au travail collectif. Ce journal de terrain (probablement en partie réécrit, je ne sais pas très bien) laisse découvrir un chercheur en quête de “le moderne”. “Nous faisons une enquête sur le moderne”, ne cesse-il de dire aux paysans locaux. Il cherche les “juke-box” (nous sommes en 1965), il compte les blousons en simili-cuir, il essaye de créer un “groupe de jeunes” dans le village breton, Plozévet. [lire la recension du livre dans ruralia]
Ailleurs dans le journal :

[Burguière] a le visage rond, avenant, inspirant la sympathie, me rappelant celui de Bourdieu (qui me fut très sympathique, alors que j’ignorais encore que son sourire jovial dissimulait une âme rastignaco-thorézienne). Il doit avoir les qualités de l’agrégé: aptitude à la synthèse, esprit clair.

Thorézienne ?

L’Affaire Olesniak, épisode 6

Cet épisode sera court… il constitue, rétrospectivement — mais vous n’en êtes pas encore là — une charnière. [Vous pouvez toujours relire les épisodes 5, 4, 3, 2, ou 1]
Le 17 janvier 1969 à 19h, c’est l’heure de la “fin de la garde à vue”. Le couple Olesniak peut retourner à la maison.
Le 23 janvier, une semaine après, un rapport de police précise :

Rapportons que les surveillances effectuées par les officiers de police du groupe Rodriguez à proximité du domicile des époux Olesniak sont demeurées infructueuses quant à présent.
Elles sont poursuivies dans le but d’identifier et éventuellement d’interpeller le sieur « Philippe » et sa compagne.

Le 25 janvier, deux jours plus tard, un procès verbal de l’Officier de police principal Rodriguez signale :

A la suite de l’interpellation des époux Olesniak pour outrages aux bonnes mœurs, par la voie du film de la photo et du livre illustré, rapportons comme suit le résultat de nos investigations effectuées avec l’assistance de l’OPP Vergangen de l’OP Chèvre et des OPA Grandin et Waffé.
Les époux Olesniak s’étant engagé (sic) à nous prévenir de la visite de « Monsieur Philippe et de sa femme » nous avons décidé par mesure de prudence d’effectuer des surveillances à proximité [du domicile] aux fins de filature ou d’interpellation de ce couple.
Ces surveillances ont été effectuées dès le 19 janvier jusqu’à ce jour sans interrumption (sic) et ce sans résultat positif.
Cependant Madame Olesniak nous a fait connaître qu’elle avait reçu plusieurs coups de téléphone de Madame Philippe qui désirait obtenir le paiement des films fournis. Le sieur Philippe serait actuellement en Suède pour se procurer des revues suédoises et des films, selon la dame Philippe.

Les policiers font donc moyennement confiance à la concierge et à son mari, en s’installant pour surveiller le couple. Cinq officiers — à temps plein ? — se relaient pour surveiller les Olesniak. Les outrages aux bonnes moeurs n’étaient donc pas pris à la légère. Dans une autre affaire, que j’ai relatée précédemment, c’est un petit fabricant de godemichés qui avait fait l’objet de filatures. Dans la présente affaire, c’est la possibilité de remonter le réseau qui motive les policiers.

Le surlendemain, la situation évolue :

Le 27 courant Madame Olesniak nous informe que Madame Philippe doit l’appeler au téléphone vers 18 heures. L’un de nous (OPP Vergangen) se détache pour intercepter la communication. A 18 heures 30, une femme appelle par téléphone et se présente comme étant Mme Philippe. Elle demande ce qui lui est dû pour les livraisons effectuées. […] Elle dit que son mari est en traitement à l’hôpital Necker et qu’elle n’aura des revues et des films qu’au début du mois de février.
Le 28, ce jour, à 11 heures, Madame Olesniak nous fait savoir que Mme Philippe vient d’appeler et qu’elle viendra à la loge ce soir vers 18 heures.
A 17 heures 30, alors que nous nous trouvions dans la loge (OPP Rodriguez et Vergangen) pendant que les OPA maintenaient leur surveillance à l’extérieur, Mme Olesniak nous dit tout à coup : « Voilà Mme Philippe ». Nous n’avons que le temps de nous dissimuler dans la cuisine. C’est ainsi que nous entendons Madame Philippe qui s’exprime d’un ton très bas : « Avez-vous confiance en votre acheteur de film ? » – « J’ai besoin d’argent … » « J’apporterai des revues la semaine prochaine » – « Je pense que nous aurons des films meilleurs »
Station Métro PigallePuis « Mme Philippe » dit au revoir et sort de la loge en disant qu’elle reviendra le lendemain. Nous décidons de la prendre en filature pour voir si elle est venue en voiture. Elle remonte la rue ****, traverse, prend le boulevard de Clichy sur le terre plein central et s’engouffre dans le métro à la station Pigalle.

Cet extrait de rapport est, dans toute l’affaire Olesniak, le passage qui ressemble le plus à un polar, par la situation et le vocabulaire choisi (“nous n’avons que le temps de nous dissimuler…”, “d’un ton très bas”, “s’engouffre dans le métro”). Et encore… les deux policiers sont obligés de se cacher dans la cuisine avant de prendre en filature “Mme Philippe” (ce qui n’est pas très glorieux).

Arriveront-ils à arrêter cette mystérieuse “Madame Philippe” qui vient de “s’engouffrer” dans le métro à la faveur de la nuit tombant sur Paris ? Son mari est-il “en Suède” ou “à l’hôpital Necker” ?

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