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L’Affaire Olesniak, épisode 4

Billet publié le 17/03/2008

L’audition de Raymonde Olesniak, l’interrogatoire policier, nous apprend beaucoup de choses. Mais les questions des policiers ne sont presque jamais retranscrites. Certaines phrases que la concierge prononce dans ces rapports sont donc probablement des réponses négatives, ou affirmatives, à des questions invisible. Ces réponses ont été réécrites ensuite sous forme de phrases mises dans la bouche d’Olesniak… qui se met en partie à parler le jargon policier (“le sieur”, “pour des tiers”…).
Après avoir passé la nuit au commissariat, Raymonde Olesniak (et son mari, mais moins longtemps) est réinterrogée. Quelques thèmes intéressent les policiers. Le projecteur tout d’abord :

c’est un locataire de l’immeuble, M. Prunier Tommy opérateur de cinéma qui me l’avait prêté depuis septembre 1967, date à laquelle il l’avait achetée (sic).
C’est un ami de longue date ; il dîne très souvent à mon domicile. Il avait assisté à quelques représentations cinématographiques des films pornographiques que je possédais. Il ignorait que j’en faisais la vente. Il ne savait pas que je faisais des projections de ces films, payantes, pour des tiers. Mais il devait s’en douter. En tout cas je ne lui ai jamais rien dit.
Lors des projections cinématographiques auxquelles il assistait, il y avait quelquefois des amis. Jamais je ne lui ai vendu, prêté, ou donné des films, des revues ou photos. Cela ne l’intéresse pas. Son projecteur restait constamment à la loge. Il ne me le louait pas mais je lui rendais quelques services : entretien de son linge par exemple, ménage de sa chambre.
Depuis qu’il m’a prêté ce matériel, c’est à dire depuis septembre-octobre 1967, je faisais une à deux projections cinématographiques de films pornographiques dans la loge, le soir, vers 21h-22h, lorsque je ne risquais pas d’être dérangée par les locataires.
Il n’y avait qu’une personne à la fois qui venait voir ces films. Il s’agissait en très grande majorité d’étrangers, des touristes de passage, et quelquefois mais rarement de français.

Projecteur Heurtier
L’origine du projecteur (qui devait ressembler à celui de l’illustration ci-dessus), qui servait à la concierge pour diffuser ses films, est intéressante. Il lui a été prêté par un des locataires de l’immeuble, qui profitait de certaines projections : “Lors des projections cinématographiques auxquelles il assistait, il y avait quelquefois des amis“. Non seulement le petit commerce de la concierge est relativement intégré à ses activités officielles de concierge, mais on apprend aussi que la “consommation” de pornographie n’est ni une activité par essence solitaire, ni une activité uniquement conjugale, mais qu’elle est parfois organisée “entre amis”. Les difficultés d’approvisionnement (en films, en projecteurs, en photos…) avant la légalisation du porno pouvaient pousser à la mise en commun amicale des éléments permettant une consommation pornographique, consommation sociale plus qu’individuelle. La pornographie s’insère ici dans un réseau d’échanges de bon services : le projecteur contre le linge sale, par exemple. Ces dons et contre-dons se trouvent hors de l’économie monétaire. Dans la version de Raymonde Olesniak, l’argent ne circule pas entre amis.
Les policiers s’intéressent à ce réseau d’échanges amicaux : s’il s’avérait que de l’argent avait circulé, alors ils pourraient inculper Tommy Prunier, ou s’intéresser de plus près à lui. Les échanges monétaires, pour les policiers (et les juges) sont des signes sur lesquels ils peuvent s’appuyer pour transformer un “échange” en une “vente”. Raymonde Olesniak doit se douter du caractère crucial de la circulation d’argent pour éviter d’en parler.

Le lendemain, Tommy Prunier est à son tour entendu par les policiers. Il est né en 1940 (il a donc à peine 30 ans au moment de son audition). Il gagne 1250 francs par mois comme “opérateur de cinéma”, ce qui le place dans une tranche de revenu plus de 2 fois supérieure au salaire minimum de l’époque. Ses réponses confirment dans les grandes lignes les paroles de Raymonde Olesniak. Ecoutons-donc Tommy Prunier :

(…) Je suis un ami de la famille Olesniak. Je les connais depuis trois ans. Mme Olesniak s’occupe de mon linge et de mon ménage et je prends pension pour midi et le soir chez eux comme je suis célibataire.
Il est exact que le projecteur de cinéma HEURTIER que vous me présentez m’appartient. Je l’ai acheté à crédit dans le courant du mois de septembre 1967 pour passer des films commerciaux en 8mm ou super8 et des films de vacances.
Quelques jours après, je l’ai prêté à Mme Olesniak et il est toujours resté dans la loge où il risquait moins d’être volé que dans ma chambre et de façon à ne pas toujours le monter et descendre pour les projections qui étaient effectuer (sic) dans la loge.
Je ne l’avais pas acheté pour assurer des projections de films pornographiques.
Un soir, il y a quelques mois, Mme Olesniak m’a fait assister, en présence de son mari, à la projection de quatre ou cinq films pornographiques. Je ne les ai vus qu’une seule fois. Je crois qu’il s’agissait de films suédois. Elle m’a dit qu’elle les tenait d’un arabe que j’avais vu quelquefois, connu sous le nom de Michel dans le quartier. Il a disparu et j’ignore ce qu’il est devenu.

Prunier se présente explicitement comme un “ami de la famille”, pas comme un client, pas comme un employeur… même si une série d’échanges d’informations, de services, d’argent et d’objets lie Prunier aux Olesniak : il “prend pension”, son linge est nettoyé, il est invité aux projections porno, il prête son projecteur, elle le protège du vol, il apprend d’où viennent les films. Les relations domestiques sont ainsi parcourues par des échanges commerciaux (et ne pourraient exister sans ces échanges). Mais les questions des policiers visent à séparer nettement commerce et domesticité. Le droit dont ils sont les porteurs oblige à une séparation nette entre intimité et échange économique.
La sociologue Viviana Zelizer, qui étudie depuis une trentaine d’année les relations entre échanges monétaire et relations intimes, s’est souvent servie des procès. Dans The Purchase of Intimacy, elle écrit notamment que we can look at the courtroom as a sort of shadow theater in which the actors improvized stylized versions of everyday struggles using the distinctive idioms of their craft. [nous pouvons regarder ce qui se passe dans les tribunaux comme une sorte de projection d’ombres chinoises dans lesquelles les acteurs improvisent des versions stylisées d’eux-mêmes, en utilisant les langues propres à leurs métiers]. C’est un peu la même chose qui se passe face aux policiers : la concierge “conciergifie” son petit commerce pornographique, en le présentant en partie comme inscrit dans les relations d’une concierge à ses locataires (ou en séparant certains locataires entre eux : l’ami, qui est invité aux projections… et les autres, dont il faut attendre le coucher avant de démarrer les projections). Mais, comme le souligne Zelizer, le droit produit par les décisions de justice n’est pas gratuit : il ordonne les relations sociales.
L’affaire Olesniak, par les décalages qu’elle opère dans les dichotomies habituelles entre “intimité” et “commerce”, entre domaines féminins et domaines masculins… m’intéresse de plus en plus. Les policiers vont rapidement quitter l’immeuble et la loge de la concierge. Rapidement, ils vont s’intéresser à l’origine des films et des revues suédoises.

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6 commentaires

Un commentaire par RjG (17/03/2008 à 12:51)

Quel suspense haletant!!

Un commentaire par Pierre T (17/03/2008 à 13:51)

Effectivement, ça valait le coup d’attendre ;) Si les films étaient diffusés après 21h ou 22h, pour qu’aucun locataire venu solliciter la concierge durant ses heures d’ouverture ne découvre le pot aux roses, on peut supposer que les films diffusés étaient muets pour ne pas réveiller les voisins, à mois que le projecteur Heurtier soit équipé d’une molette de réglage du son. Reste à savoir si Monsieur PRUNIER était vraiment le seul locataire au courant…

Un commentaire par Baptiste Coulmont (18/03/2008 à 8:00)

Les documents que j’ai consultés précisent que les films sont en couleurs ou en noir-et-blanc… mais je n’ai pas trouvé mention du son…

Un commentaire par Denys (18/03/2008 à 17:30)

Heurtier était une de ces nombreuses marques de matériel optique, cinématographique et photographique à la diffusion essentiellement nationale que l’on trouvait en Europe avant que la concurrence japonaise ne les fasse disparaître, au milieu des années 70. Le projecteur représenté en illustration doit être à peut près le seul qu’ils aient produit pour le Super 8 et, comme l’on s’en rend compte en la regardant de plus près, il se compose de trois modules distincts : le projecteur Super 8 classique, muet, le lecteur de piste magnétique placé devant l’objectif, et l’amplificateur dans le socle, où l’on distingue le potentiomètre pour le niveau sonore et un Vu-mètre.

Heurtier, c’était du matériel cher et haut de gamme à une époque où le film de vacances était encore pratiqué essentiellement par les catégories sociales supérieures : que l’on en trouve un dans l’affaire s’explique par la profession de son propriétaire, encore que l’appellation “opérateur de cinéma” peut s’appliquer à un projectionniste, ou (ce serait la définition réglementaire) à un opérateur de prises de vues, c’est à dire un cameraman.

Il fait allusion à des “films Super 8 commerciaux” : il a en effet existé une petite édition de long métrages, sonores, en Super 8, confidentielle tant par leur diffusion que par la taille du catalogue. Les caméras Super 8 sonores, donc le matériel de projection, ne se sont développés que vers le milieu des années 70 : on peut parier que, dix ans plus tôt, pour des raisons techniques comme de coût, une édition de films pornographiques qui démarrait à peine, appuyée sur une diffusion encore embryonnaire du format Super 8, produisait nécessairement des bobines muettes.
Par contre, si le film est muet, le projecteur fait un bazar du diable.

Oui, le Super 8, j’ai bien connu.

Un commentaire par Baptiste Coulmont (18/03/2008 à 20:53)

> Denys : Merci beaucoup ! Je ne suis pas du tout certain que le modèle de l’affaire soit celui qui est en illustration, je ne me souviens pas de mentions du modèle précis…

Un commentaire par Baptiste Coulmont » Archives » L’Affaire Olesniak, épisode 5 (25/03/2008 à 11:35)

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