Poésie sociologique
“Le salaire n’est-il que le prix du travail ?”, moderne alexandrin, est une création collective… sans auteur individuel et à l’ambition poétique modeste. Peu de sociologues se sont faits poètes : Michel Foucault (classons-le sociologue) entrelardait ses livres de renécharismes (Paul Veyne les a comptés) ; Pierre Bourdieu était plutôt romancier ; Durkheim… n’en parlons pas (même si, à son époque, l’imitation pouvait faire partie du cursus, et qu’il a du produire du poétique).
Je ne vois guère que Gabriel Tarde, auteur mineur en permanence “redécouvert”, qui publie, en 1879 Contes et Poèmes [Paris, Calmann-Lévy, 228 pages, sous le nom de Jean-Gabriel Tarde] (voir ici pour en savoir plus). L’école nationale d’administration pénale propose de nombreux textes littéraires de Gabriel Tarde. Exemple de poème :
Dieu ! que j’en aimai, jadis, de jeunes chattes,
Pour me consoler de mes chagrins,
Toutes angoras — soyeuses, délicates,
Courtes de museau, souples de reins (…)source : « Evocation », poème in Revue de Bordeaux, 15 mars 1892 (pdf)
Certains poèmes mélancoliques sont sympathiques. Mais je ne les ai plus sous la main.
Et à part le bon Gabriel… ? Je ne vois que Luc-Emmanuel.
Luc Boltanski, dont l’oeuvre sociologique est importante, et me sert d’inspiration partielle, est aussi auteur de poèmes. Et la vocation est ancienne. Dès 1957 (il a alors 17 ans), il publie Le Fusil, avec une présentation de Pierre Morhange (pas celui des Choristes, un autre, un poète) :
Luc-Emmanuel Boltanski est un élève de la classe de philosophie de M. Khodoss. C’est encore un enfant. Un maigre, qui grandit vite avec sa petite tête bien ronde ; il est vif, curieux, inquiet ; il remue sans-cesse. Et c’est surtout un garçon généreux.
Il y a quatre ans, le l’ai vu devenir fou de poésie.
Son cas s’aggrave. Je crois bien qu’il ne lit plus que des poèmes et des journaux. (…)
Il a, bien entendu, créé une petite revue, avec groupe. Ce qui s’appelle « Sortie de Secours ». (Ainsi, me dit Luc, nous avons de la réclame gratuite dans tous les cinémas.)
Le premier poème montre une sympathie pour un certain christianisme que son ouvrage sur l’avortement laissera poindre à nouveau :
J’ai peur du fusil
De la crosse et des balles
O menez-moi vers les églises calmes
Apprenez-moi la force pour briser les crosses
Que mes plaies se calment…
Alors… écrits de jeunesse. Non. Le frère de Christian Boltanski (avec qui il a corédigé un ou deux livres) a publié un nouveau recueil de poèmes en 1993. Comme Premier roman, le premier roman de Mazarine, le recueil de poèmes s’appelle Poème. Il s’ouvre sur une citation paulinienne (1 Co 12,10) : « A celui-ci le don / de parler en langues, à tel autre / le don de les interpréter. »… et l’on retrouve ensuite l’humour boltanskien… car la personne “parlant en langues” et la personne “interprétant” est ici la même. A chaque poème est associé une interprétation (un peu comme dans Feu pâle de Nabokov, qui m’a appris à faire des commentaires de texte). Un exemple. Mon préféré :
Création de Clichy-sous-Bois
L’Orient se lève sur Clichy
Clichy la froide et ses tours emmurées
Le ciel se déchire – apparition de la lumière
Apparition des rues – de l’autoroute – de l’autopont
L’interprétation est la suivante :
A l’automne de 1988, je souffrais de ne plus faire de terrain – de rester confiné dans mon bureau, à voir des gens, donner des conseils, disputer, lire ou écrire. J’avais envie de vivre avec des enfants et de les observer. Jean-Louis D. me donna une introduction pour le Collège Romain-Rolland de Clichy-sous-Bois, dans la banlieue nord-est, à environ une heure de chez moi en voiture. J’y allais pour la première fois un matin de janvier froid et brumeux. (…)
Une grande partie des habitants de Clichy viennent d’Orient. Comme le soleil qui se lève à l’Orient (mais peut-être est-ce l’inverse – la difficulté est la même que pour distinguer la droite de la gauche. (…)
Pour aller à Clichy, il y a une voie rapide, une sorte d’autoroute. Et aussi un autopont, très dangereux en hiver, à cause du verglas. (…)
Ce commentaire me rappelle un poète qui était venu parler, quand j’étais en khâgne. Impossible de me souvenir de son nom. Il y avait le même détachement dans l’interprétation.
Sur la poésie boltanskienne : ici, sur remue.net, et ici.
Mise à jour : on me signale en commentaire que Luc Boltanski est aussi l’auteur de pièces de théâtre, jouées en ce moment à l’ENS-LSH à Lyon
9 commentaires
Un commentaire par Vincent (25/04/2008 à 16:53)
Bruno Latour mérite peut-être aussi d’être cité parmi les sociologues qui accordent à leur écrit plus de place que le “simple” apport d’informations et d’analyses.
Je ne l’ai pas lu mais je crois que “Aramis ou l’amour des techniques” a une construction littéraire bien à part :
http://www.amazon.fr/gp/reader/2707121207/ref=sib_fs_bod?ie=UTF8&p=S009&checkSum=PReeHjQc5aK6TjlylZaqIn%2BvyeY3lnw%2BtvmEFg1a4AY%3D#reader-page
Il y a également les articles/dialogues qui nous font dire que la sociologie n’est finalement peut-être qu’une comédie, ou drame, à moins qu’ils nous révèlent seulement la mégalomanie de Latour se rêvant Platon :
http://www.bruno-latour.fr/articles/article/95-GSPM.html
Et puis il y a “ça” :
http://www.bruno-latour.fr/virtual/index.html
Et là, ça commence beaucoup à ressembler à de l’art sociologique …
Un commentaire par Baptiste Coulmont (25/04/2008 à 18:50)
Mais le problème, avec Latour, c’est l’indistinction (on ne sait pas où commence l’oeuvre littéraire). Alors qu’avec Boltanski, le problème, c’est l’authenticité (sa poésie doit “faire” vraie).
Un commentaire par Vincent (25/04/2008 à 19:08)
Je rebondis sur autre chose : à l’époque où j’ai passé le concours B/L, les rédacteurs de l’épreuve de math ENSAE (qui était encore indépendante, pour la dernière année je crois) avaient mis les consignes en forme de sonnet je crois, ou en tout cas de quatrain avec rimes élaborées. Je ne sais pas si on peut retrouver ça (Markss peut-être ?), mais c’est en tout cas un bel horizon pour l’épreuve SES de l’année prochaine …
Sur sociologie et art, j’ai retrouvé ça :
http://www.melissa.ens-cachan.fr/rubrique.php3?id_rubrique=157
Un commentaire par Baptiste Coulmont (25/04/2008 à 19:44)
oui, pour l’ENSAE… Des hexasyllabes, je me souviens (“Le candidat aura…. / de la calculatrice”). J’avais terminé ma copie par un petit poème aussi, sur la qualité du sujet et l’absence de qualité du poème.
… carrière de poète que j’ai continué à l’ENS sous pseudonyme (http://www.cof.ens.fr/bocal/1998-1999/index.html : voir les numéros 271 et suivants)
Un commentaire par Antoine (26/04/2008 à 11:16)
Boltanski a fait du théâtre aussi.. et est mis en scène cette semaine par des élèves de l’ENS (Nuit de Montagnac et Nuit de Bellelande).
http://w6.ens-lsh.fr/enscene/v2/spip.php?article30
Un commentaire par Baptiste Coulmont (26/04/2008 à 11:32)
Du théâtre ! J’en avais eu connaissance par des bruits de couloir, je ne savais pas que c’était jouable.
Un commentaire par Marcé (26/04/2008 à 13:36)
Le poète qui était venu parler en khâgne, c’était pas Jacques Réda ?
Un commentaire par Baptiste Coulmont (26/04/2008 à 13:39)
Ah, si, Jacques Réda… Bonne mémoire !
Un commentaire par Baptiste Coulmont » Le gloriomètre (04/10/2008 à 11:29)
[…] l’évolution littéraire en France [disponible sur Gallica] D’autres informations sur Gabriel Tarde : ici, et […]