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Les billets de July, 2008 (ordre chronologique)

Appeler ses parents par leur prénom

Dans son “traité d’anthroponymie française”, Les noms de famille de France (1949) Albert Dauzat écrit :

Appeler son père ou sa mère par son prénom serait considéré comme le comble de l’irrespect : on a précisément constaté comme un signe de dégénérescence familiale qu’un tel usage se soit établit récemment dans quelques familles…

Je ne sais pas quelles sont les sources de l’auteur : les familles dont Dauzat parle ne sont malheureusement pas nommées. Utiliser “Jean-Claude” plutôt que “Papa”, “Mireille” plutôt que “Maman” ne semble d’ailleurs pas s’être répandu outre mesure. Sauf, il me semble, autour de mai 68 et de familles soixante-huitardes.
On en trouve trace dans quelques romans qui aident à situer, historiquement, cet usage, mais c’est toujours une pratique critiquée. Une récipiendaire du Prix Fémina fait dire au narrateur d’un de ses romans :

Je suis surpris de la voir céder à la mode et appeler ses parents par leur prénom mais sans doute veut-elle du même coup les innocenter. Réduits à l’état d’égaux il retrouvent quelque humanité ; copains un peu faibles qu’il faut secourir.
source : Haumont, Marie-Louise. L’Éponge, Paris, Gallimard, 1980, collection « NRF »

Un peu plus tôt, le même regard critique se trouve exprimé par le personnage d’un roman d’une autre écrivaine

– Tu ne pourrais pas dire : papa ou mon père, comme tout le monde ? Appeler ses parents par leurs prénoms, c’est d’un genre ! Et si ton père claque, comme le mien ? Des Max, il y en a des flopées. Il ne te restera rien du tout.
source : Lemercier, Camille. Les fanas du ciné, Paris, Flammarion, 1977

C’est une mode, c’est se donner un genre. Cela transforme les parents en copains un peu faibles, cela annihile la famille… il semble bien qu’appeler ses parents par leurs prénoms soit revêtu d’un sens important pour les critiques.
Et si je souhaite en savoir plus et comprendre l’origine d’une telle pratique ? Mes premières recherches sont vaines : je n’arrive pas à comprendre d’où viendrait l’affinité entre l’esprit de 68 et le changement de termes d’adresses. Autant la sociologie et l’anthropologie ont étudié les prénoms, autant les termes d’adresse résistent encore à l’assaut des chercheurs.
En passant de “Papa” à “Jean-Claude”, en choisissant, sans doute consciemment, de se faire appeler “Jean-Claude”, les parents souhaitaient-ils inscrire leurs pratiques éducatives dans une sorte de démocratie… en suivant cette bible que fut Libres enfants de Summerhill ? Peut-être, mais le lien entre cette oeuvre et le choix du prénom comme terme d’adresse n’est pas clair (dans Summerhill, ce sont les éducateurs qui sont appelés, par les enfants, par leur prénom, pas les parents). Julie Pagis a rencontré des familles dans lesquelles les enfants appellent leurs parents par le prénom : elle analyse cela, m’écrit-elle, comme une “subversion des liens de parenté”.
Mais ex ante, existe-t-il des sources, du type “Guide autogéré des bonnes manières“, qui prescrivent aux parents de se faire appeler par un prénom plutôt que par un titre de parenté ? Trouve-t-on dans la littérature soixante-huitarde, des propositions normatives visant explicitement les modifications des termes d’adresse dans la famille ? Ont-ils suivi une règle, ces parents… et trouve-t-on trace objectivée de cette règle ? (ou du moins une proposition ou même des références indirectes…)…

*

Plus récemment, les homofamilles ont poussé à la réflexion sur ces termes d’adresse. Quand on a deux mamans ou deux papas, qu’on souhaite marquer la filiation — toujours incertaine juridiquement — alors ces termes prennent leur importance.
Et par ailleurs, Albert Dauzat en 1949 remarquait que les oncles et tantes pouvaient, sauf “rigorisme” être appelés par leur prénom, une pratique qui, elle, s’est répandue (et multipliée avec l’augmentation des divorces et des remises en couple : quand Tatie Mireille n’est plus avec Tonton Jean-Claude mais avec Jean-Michel… il est peut-être préférable d’abandonner une partie du titre).
La question des termes d’adresse au sein de la famille contemporaine — et des frontières que ces termes dessinent — reste à creuser : je suis certain qu’elle l’a été et que j’ai juste raté les références évidentes (c’est pour cela que les commentaires existent).

PS : je suis au courant des travaux de Segalen et Zonabend ; je sais aussi que Tiphaine Barthélémy s’est penché sur ces questions. D’autres ? Des desinglystes par exemple ?
Pour aller plus loin : Denis Guigo, “Les Termes d’adresse dans un bureau parisien“, L’Homme, Année 1991, Volume 31, Numéro 119, p. 41 – 59 (disponible sur persee.fr)

note : on trouve, comme toujours, un peu de tout sur internet, et notamment des discussions sur les termes d’adresse :

  • sur la phobie du mot maman
  • ou Il m’appelle par mon prénom, je ne sais pas comment réagir face à ça : “Je ne suis ni la voisine ni une amie ou une tante à la limite. Je suis sa maman”,
  • ou encore Elle m’appelle par mon prénom : “depuis 2 soir, rachel (…) demande plusieurs fois “maman” et après hurle “yayoole?”… (ce qui ressemble à carole…mon prénom) ça me blaisse énorméement.. et j’en pleure..
  • la solution d’après mamanprof : «Ben nous, on a fini par se résoudre à s’appeler mutuellement “papa” et “maman” devant Gaël pour qu’il n’y ai pas de confusion ! J’avoue qu’à 28 ans ça fait bizarre… Un jour, ce sera “papi” et “mamie” devant les petits enfants, on rigolera moins !»

Fumisteries

On trouve une citation intéressante dans le livre de Gérald Houdeville, Le métier de sociologue en France depuis 1945 : Renaissance d’une discipline. Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008, p.191.
C’est une citation de Luc Boltanski, sur France Culture, le 24 novembre 2004 (émission “Travaux publics”), au sujet de la sociologie française contemporaine :

Je pense qu’il y a actuellement un degré de professionnalisation et de spécialisation que je regrette. Vous avez des gens qui font une excellente thèse, par exemple, sur, je ne sais pas moi, sur les kinésithérapeutes par exemple et puis, ensuite, toute leur vie ils vont rester spécialistes des kinésithérapeutes et puis, quand il y a un drame chez les kinésithérapeutes, ils vont parler à la radio des kinésithérapeutes.
Alors que si vous prenez les grands sociologues du passé, ils n’auraient plus leur thèse. Marcel Mauss n’aurait plus sa thèse, certainement, quant à entrer à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, il ne faut même pas en parler. Marcel Mauss qui, dans un même article, mélange des informations sur les anciens germains et sur les argentins, vous imaginez ce fumiste. Et donc, c’est vrai, j’ai gardé un côté fumiste.

Marcel Mauss n’aurait plus sa thèse ? Marcel Mauss n’a jamais eu de thèse… n’ayant pas réussi à la terminer. Si je me souviens bien, elle portait sur la prière. Son oncle, Emile Durkheim, était bien embêté : finis ta thèse ! lui écrit-il dans une large correspondance. (Mauss s’est aussi marié très tard, ayant longtemps papillonné, au grand désespoir durkheimien de l’Oncle).

Prénoms et milieux sociaux

Le prénom identifie, certes, mais il classe aussi. Des parents de milieux sociaux différents donneront à leurs enfants des prénoms différents. Ainsi, les prénoms prennent une signification sociale : ils indiquent l’origine sociale des porteurs.

Mais les prénoms classent autrement : le sens que nous mettons dans les prénoms indique peut-être aussi bien nos origines ou notre milieu d’appartenance. Trouver le prénom X ou Y “joli” ou “agréable”, et le prénom Z ou W “moche” en dit beaucoup sur nos principes de classements, sur la manière dont on “is finding one’s way in social space“.

Ainsi le sketch suivant, parfois amusant, parfois énervant, pointe à la fois la connaissance bien distribuée de la fonction de classement des prénoms, le malaise qu’il y a à l’exposer en public, et la connivence que le partage de cette connaissance permet.

(Palmashow – Les prénoms)

R et ses petites joies

Je profite de l’absence de cours, et d’une atmosphère plus douce pour me pencher, des heures durant, sur le “fichier des prénoms” de l’INSEE (obtenu par l’intermédiaire du Centre Quételet). Je l’exploite avec R, le logiciel libre, que j’avais commencé à comprendre il y a quelques années puis oublié. Olivier Godechot m’y a replongé, avec son “Introduction à R”.

Le “fichier des prénoms” se présente sous la forme suivante (j’ai gardé la structure et modifié les noms) :

  SEXE PREUSUEL ANNAIS NOMBRE
1    1   PAUL     1954     3
2    1   PAUL     1980     3
3    1   PAUL     1986     3
4    1   PAUL     1998     4
5    1   PIERRE   1976     5
6    1   PIERRE   1978     3

Mais j’ai du mal à traiter les données ainsi structurées (par exemple pour trouver le rang qu’occupe un prénom une année donnée..). Il me faudrait quelque chose du genre :

SEXE PREUSUEL 1900 1901 1902 ...
1    PAUL     1    1    NA   ...
1    PIERRE   2    NA   5    ...

Après de longues heures de recherches, j’ai compris l’intérêt du package reshape. En modifiant les noms des colonnes ainsi :

  SEXE subject variable value
1    1   PAUL     1954     3
2    1   PAUL     1980     3

et à l’aide d’une simple ligne de code :
prenoms<-cast(prenoms2005,SEXE+subject~variable)
…j’ai obtenu ce que je souhaitais ! [L’obligation de modifier le nom des colonnes reste étrange… mais ça ne marchait pas sinon…]
De formidables graphiques ont suivi.

Y a-t-il autant de prénoms bretons en Bretagne que de prénoms basques au Pays basque ?

Dans La Création des identités nationales, Anne-Marie Thiesse relate la mise en place d’un “kit” permettant de construire des nations, d’un “système IKEA” de construction des identités. « On sait bien aujourd’hui établir la liste des éléments symboliques et matériels que doit présenter une nation digne de ce nom: une histoire établissant la continuité avec les grands ancêtres, une série de héros parangons des vertus nationales, une langue, des monuments culturels, un forlklore, des hauts lieux et un paysage typique, une mentalité particulière, des représentations officielles — hymne et drapeau — et des identifications pittoresques — costume, spécialités culinaires ou animal emblématique. » (p.14)
Parmi les éléments du kit identitaire, l’on trouverait certainement une liste de prénoms nationaux. François, Helmut, ou Javier font référence à quelques nations établies. Et dans leurs frontières, les promoteurs de la nation ont essayé de limiter l’usage de prénoms halogènes. Cela s’est combiné avec le mouvement d’identification des citoyens lié à la solidification des Etats : En France, par exemple, à partir de la Révolution, le prénom est devenu un élément fixe de l’identité. Il est devenu de plus en plsu difficile d’en changer au fur et à mesure de l’accroissement de l’emprise des formulaires administratifs sur les personnes. Une «morale d’état civil» base l’identité personnelle sur l’identité de papier.

L’établissement d’une identité nationale uniforme a toujours été impossible : l’attachement à la fiction nationale n’allait pas jusqu’à l’abandon des particularismes locaux (ces derniers étant d’ailleurs énergisés à nouveaux frais comme des conservatoires de traditions nationales). Ainsi, au début du XXe siècle, un spécialiste des prénoms, Edouard Lévy, écrivait :

En Franche-Comté on trouve un assez grand nombre de Othilie, de Ludivine et de Mélitine, en Picardie des Adéodat, en Provence des Marius, alors que ces mêmes prénoms seraient à Paris quelque peu gênants pour leurs titulaires.
source : La question des prénoms, 1913, p.30

Et l’on trouvait aussi beaucoup de Léonard dans le Limousin.

Pour certains, cependant, ces particularismes onomastiques sont la preuve d’une nation sous-jacente. En France, les nationalistes bretons ont fait de la question des prénoms un des thèmes de mobilisation. Entre la fin des années cinquante et le milieu des années soixante-dix, ce thème était incarné par la famille Le Goarnig, dont une partie des enfants avait été privée d’état civil (pour cause de prénoms bretons, dont Adra boran, Maïwenn, Gwendal, Diwzka et Sklerijen). Pour ces nationalistes onomastiques, l’usage de prénoms bretons devait nécessairement s’accompagner d’une inscription de ces prénoms dans les registres d’état civil.

Les Le Goarnig ont-ils été suivis ? L’on connaît tous, probablement, un Yann ou une Nolwenn, une Gwenaëlle ou un Gwendall, un Erwan ou un Ewenn… mais ces connaissances anecdotiques peuvent-elles être solidifiées par l’analyse précise des prénoms donnés aux personnes nées en Bretagne depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ? Heureusement, oui :

prénoms bretons et prénoms basques

Je me suis inspiré d’un article de Michel Rouxel de l’INSEE [PDF] [vous remarquerez que si nos proportions divergent, l’évolution est similaire].

Après Guerre, seuls 7% des nouveaux-nés en Bretagne étaient titulaire d’un prénom breton : le classique Yann et d’autres. Peu d’évolutions jusque vers 1973 : c’est dans les années soixante-dix que se met en place la régionalisation (loi de 1972), que des partis bretons connaissent une période faste, que l’enseignement du breton comme langue se développe.
Aujourd’hui, un bébé né en Bretagne sur cinq reçoit un prénom breton, et le mouvement semble devoir se poursuivre. [Note technique : le “fichier des prénoms” de l’INSEE groupe dans une catégorie unique “prénoms rares” certains prénoms très peu donnés, et cette catégorie représente une proportion de plus en plus importante des naissances. “Un sur cinq” est donc à comprendre comme une estimation basse].
Est-ce à comprendre comme l’indice d’un courant nationaliste breton ? Le prénom est-il un indicateur ? Hmmm… j’en doute. Les sonorités proposées par ces prénoms sont peut-être à la mode.

Essayons d’en savoir plus, en examinant un autre peuple, les Basques. On dispose des mêmes données pour les Pyrénées atlantiques. On remarque aussi que la proportion de bébés recevant des prénoms basques a augmenté au cours des quarante dernières années. Mais là se pose un problème : la proportion de bébés “basques” recevant un “prénom breton” est plus élevée que la proportion de bébés “basques” recevant un “prénom basque”.
comparaison
Tout ça pour inciter à la prudence dans l’interprétation… Mes listes de prénoms bretons et basques sont peut-être déficientes (avec des prénoms qui seraient peut-être communs, comme, au hasard Adrian) et pas assez exclusives (j’ai environ 1500 prénoms bretons et 1600 prénoms basques).

Début de cartographie avec R

R, le logiciel libre de statistiques, peut être étendu au traitement de données spatiales, et il arrive même à générer des cartes. La plupart des exemples que j’ai trouvés en ligne concernent l’utilisation de fichiers de type shapefile .shp, j’avais besoin d’un outil plus simple.
Le package “maps” qui contient une carte des départements français, semblait un point de départ intéressant. Ce billet a pour but d’aider d’autres novices qui souhaiteraient produire des choses similaires à ceci :

Les deux cartes ci-dessus ont été produites avec R et le paquet “maps”. Elles présentent, pour l’année 2004, le nombre de naissances d’enfants mâles nommés Ewen et Erwan pour la France métropolitaine et continentale. En gros, Erwan a été abandonné par les Bretons et adopté par les Chtis. Les Bretons ont produit le superceltique “Ewen” qui est très rare en dehors de la Bretagne [Pour une discussion sur les prénoms bretons, voir ici].

*

Le principal problème, à mon avis, avec la géo-statistique, c’est l’établissement du lien entre le fond de carte et les données. Comment l’ordinateur peut-il comprendre que certains chiffres correspondent à certains départements ? C’est sur cette question que je vais me centrer ici. Je n’aborderai pas du tout la sémantique cartographique ou le choix de données significatives (proportions plutôt que valeurs absolues, etc…).
Commençons par installer le paquet “maps” :

install.packages("maps")
library(maps)
france<-map(database="france")

L’objet “france” est composé de descriptifs des polygones départements : $x (longitudes) et $y ; d’une description de la zone : $range ; et des noms des départements : $names.
L’instruction france$names donnera, dans R, une idée :

  [1] "Nord"                                 "Pas-de-Calais"                       
  [3] "Somme"                                "Nord"                                
  [5] "Ardennes"                             "Seine-Maritime"  

Les départements ne sont pas identifiés par leur numéro administratif, mais par leur nom, avec des étrangetés comme “Cote-Dor”. Les enclaves (l’exclave du Nord dans le Pas de Calais, dite communauté de communes de l’Enclave) sont représentées : d’où l’apparition, dans la liste ci-dessus, de “Nord” à deux reprises.
Produisons une carte toute simple colorant certains départements :

dpt2001<-c("Ain","Marne","Nord","Charente")
col2001<-c(1,2,3,5)
match <- match.map(france,dpt2001) 
color <- col2001[match] 
map(database="france", fill=TRUE, col=color)

C’est l’instruction “match.map” qui établit le lien entre la liste des départements qui se trouve dans “dpt2001” et le fond de carte, “france”. Le résultat donne quelque chose comme ceci :

L’exclave du Nord est bien coloriée en rouge, comme les îles (Ré et Oléron) au large de la Charente-Maritime. Et comme l’on n’a pas été strict, R a compris qu’il fallait colorier et Charente, et Charente-Maritime… Cela peut poser problème, attention…
Il est donc préférable, peut-être, de demander ceci à R :

match <- match.map(france,dpt2001,exact=TRUE)

Pour la carte des “Ewen”, mes données sont structurées ainsi (j’ai enlevé le nombre de naissances) :

              nom DPT NOMBRE
1        Calvados  14      *
2    Cotes-Darmor  22     **
3       Finistere  29     **

Et pour obtenir la carte, je demande à R ceci :

dptewen<-ewen$nom
colewen<-ewen$NOMBRE
match <- match.map(france,dptewen,exact=TRUE)
gray.colors <- function(n) gray(rev(0:(n-1)/1.5)/n)
color <- gray.colors(100)[floor(colewen[match])] 
map(database="france", fill=TRUE, col=color)

Au final, donc, il est possible de produire à peu de frais des cartes, presque aussi facilement qu’avec Philcarto, mais pour bénéficier de ce qu’offre Philcarto (les traitements statistiques intégrés et l’excellente formalisation sémantique), il faudra apprendre encore plus de R.

Les animaux ont-ils un prénom ?

sissy asnieres flick toucanradioDans La pensée sauvage Lévi-Strauss s’amuse, pendant de longues pages, à comprendre comment les Français nomment leurs animaux domestiques. Il s’étonne de ce qui lui apparaît comme un fait : l’on donne aux oiseaux des prénoms actuellement donnés aux humains, et pas aux chiens. Des « chiens, auxquels on ne donne pas de prénom humain sans provoquer un sentiment de malaise, sinon même un léger scandale », écrit l’anthropologue. « [N]ous leur affectons une série spéciale : Azor, Médor, Sultan, Fido, Diane (ce dernier, prénom humain sans doute, mais d’abord vu comme mythologique), etc., (…) presque tous des noms de théâtre formant une série parallèle à ceux que l’on porte dans la vie courante. »
Il semble que ces pages ont été lues avec une certaine rigueur par Sir Edmund Leach : chez les anglophones, “animal names rarely conform to the rules that Lévi-Strauss describes for them” (je cite Mary Phillips, “Proper Names and the Social Construction of Biography : The Negative Case of Laboratory Animals”). Sir Leach écrit même avec humour : «But supposing the English evidence doesn’t really fit ? Well, no matter, the English are an illogical lot of barbarians in any case.» (Leach, dans Claude Lévi-Strauss, Chicago, The University of Chicago Press, 1989; première édition : Penguin Books, 1970)

Et, en France, je ne connais pas de travaux portant sur la vérification empirique des hypothèses lévistraussiennes. Le dictionnaire des noms de chiens de Pierre Enckell (Médor, Pupuce, Mirza, Rintintin et les autres. Le dictionnaire des noms de chiens. Paris, Editions Mots et Cie) semble être assez lévistraussien dans la forme :

p.8 Pour que le chien soit perçu en tant qu’individu, il est en effet fondamental qu’il porte un nom propre. (…) Les chiens modernes, à l’instar des membres humains de leur famille, possèdent une personnalité et une identité bien déterminées. C’est là ce que notre ouvrage souhaite mettre en valeur.

Mais ces noms propres font le plus souvent partie d’une “série spéciale”.

Je ne connais qu’un travail universitaire, en fait, un article de Colette Méchin, Les enjeux de la nomination animale dans la société française contemporaine (Anthropozoologica, 2004, vol.39, n°1). Elle écrit que “dans la société contemporaine, les animaux de compagnie ont de plus en plus souvent des noms empruntés au corpus des prénoms humains“.
C’est ce qu’elle a remarqué au cours d’une enquête sur la prénomination. Je livre ici un extrait de l’article :

Nous [i.e. C. Méchin et une enquêtée] parlons de la manière dont ont été choisis les prénoms des enfants. Un caniche blanc vient en cours d’entretien troubler la discussion, alors elle enchaîne:
«C’est Naomie, comme Naomie Campbell. Parce que mon mari aime beaucoup la top-modèle noire… et alors lui, il a voulu une chienne et y savait pas comment l’appeler… en fait, on voulait pas de prénom de chien trop courant [un même souci d’originalité avait été mis en avant concernant les enfants] alors, il a dit: “J’adore Naomie Campbell, alors on va l’appeler Naomie!”, alors j’ai dit : “Tu vas pas app’ler Naomie un chien tout de même!” [un silence]… Après tout, c’est son chien… Il fait ce qu’il veut! Alors quand le vétérinaire nous écrit pour ses vaccins, il écrit Naomie P*! »
Puis, Magali entreprend une reconstitution de sa vie de propriétaire de chiens:
«J’ai eu aussi un bichon, il s’app’lait Nagui, comme le présentateur à la télé, il est mort d’une gastro. […] Ma mère, elle a Poupette! [une chienne] au départ on l’app’lait Cendrine, j’me souviens on lui avait donné un prénom féminin et bon après, on a dit: “Quand même c’est un chien!” Donc, après on l’a appelée Poupette… C’est vrai qu’y a des gens qui donnent beaucoup de noms de gens… Moi, je sais que mon oncle il a appelé son colley Virgile et après j’l’ai entendu comme nom d’un adulte: Virgile! Mais c’est un nom de chien, j’ai dit! »

Méchin parle, en conclusion, de “concurrence linguistique” entre hommes et animaux domestiques.

En devenant «familier» (au sens premier du terme: qui fait partie intégrante de la famille), l’animal acquiert les mêmes prérogatives que les personnes. Les mécanismes du choix de la nomination se retrouvent alors étrangement calqués sur ceux de la nomination de l’enfant nouveau-né: même minutie dans la recherche, même référence à une mémoire familiale aussi.

Il est donc possible, et cela pourrait, par exemple, faire l’objet de mémoires de recherche d’étudiants, que l’on comprenne certaines logiques de prénomination humaine en étudiant — par la bande — la nomination animale. Y a-t-il des étudiants ou des étudiantes en début de master de sociologie qui lisent ce blog ?

Note Illustration : toucanradio / flickr (cimetière pour chiens d’Asnières)
Note 2 : Je n’ai pas répondu à la question posée en titre du billet. Mais l’extrait de l’entretien : “quand le vétérinaire nous écrit pour ses vaccins, il écrit Naomie P*!” me laisse penser que le nom de famille est utilisé pour identifier les animaux domestiques. [Si des vétérinaires lisent ce blog… comment faites-vous ?]