Les animaux ont-ils un prénom ?
Dans La pensée sauvage Lévi-Strauss s’amuse, pendant de longues pages, à comprendre comment les Français nomment leurs animaux domestiques. Il s’étonne de ce qui lui apparaît comme un fait : l’on donne aux oiseaux des prénoms actuellement donnés aux humains, et pas aux chiens. Des « chiens, auxquels on ne donne pas de prénom humain sans provoquer un sentiment de malaise, sinon même un léger scandale », écrit l’anthropologue. « [N]ous leur affectons une série spéciale : Azor, Médor, Sultan, Fido, Diane (ce dernier, prénom humain sans doute, mais d’abord vu comme mythologique), etc., (…) presque tous des noms de théâtre formant une série parallèle à ceux que l’on porte dans la vie courante. »
Il semble que ces pages ont été lues avec une certaine rigueur par Sir Edmund Leach : chez les anglophones, “animal names rarely conform to the rules that Lévi-Strauss describes for them” (je cite Mary Phillips, “Proper Names and the Social Construction of Biography : The Negative Case of Laboratory Animals”). Sir Leach écrit même avec humour : «But supposing the English evidence doesn’t really fit ? Well, no matter, the English are an illogical lot of barbarians in any case.» (Leach, dans Claude Lévi-Strauss, Chicago, The University of Chicago Press, 1989; première édition : Penguin Books, 1970)
Et, en France, je ne connais pas de travaux portant sur la vérification empirique des hypothèses lévistraussiennes. Le dictionnaire des noms de chiens de Pierre Enckell (Médor, Pupuce, Mirza, Rintintin et les autres. Le dictionnaire des noms de chiens. Paris, Editions Mots et Cie) semble être assez lévistraussien dans la forme :
p.8 Pour que le chien soit perçu en tant qu’individu, il est en effet fondamental qu’il porte un nom propre. (…) Les chiens modernes, à l’instar des membres humains de leur famille, possèdent une personnalité et une identité bien déterminées. C’est là ce que notre ouvrage souhaite mettre en valeur.
Mais ces noms propres font le plus souvent partie d’une “série spéciale”.
Je ne connais qu’un travail universitaire, en fait, un article de Colette Méchin, Les enjeux de la nomination animale dans la société française contemporaine (Anthropozoologica, 2004, vol.39, n°1). Elle écrit que “dans la société contemporaine, les animaux de compagnie ont de plus en plus souvent des noms empruntés au corpus des prénoms humains“.
C’est ce qu’elle a remarqué au cours d’une enquête sur la prénomination. Je livre ici un extrait de l’article :
Nous [i.e. C. Méchin et une enquêtée] parlons de la manière dont ont été choisis les prénoms des enfants. Un caniche blanc vient en cours d’entretien troubler la discussion, alors elle enchaîne:
«C’est Naomie, comme Naomie Campbell. Parce que mon mari aime beaucoup la top-modèle noire… et alors lui, il a voulu une chienne et y savait pas comment l’appeler… en fait, on voulait pas de prénom de chien trop courant [un même souci d’originalité avait été mis en avant concernant les enfants] alors, il a dit: “J’adore Naomie Campbell, alors on va l’appeler Naomie!”, alors j’ai dit : “Tu vas pas app’ler Naomie un chien tout de même!” [un silence]… Après tout, c’est son chien… Il fait ce qu’il veut! Alors quand le vétérinaire nous écrit pour ses vaccins, il écrit Naomie P*! »
Puis, Magali entreprend une reconstitution de sa vie de propriétaire de chiens:
«J’ai eu aussi un bichon, il s’app’lait Nagui, comme le présentateur à la télé, il est mort d’une gastro. […] Ma mère, elle a Poupette! [une chienne] au départ on l’app’lait Cendrine, j’me souviens on lui avait donné un prénom féminin et bon après, on a dit: “Quand même c’est un chien!” Donc, après on l’a appelée Poupette… C’est vrai qu’y a des gens qui donnent beaucoup de noms de gens… Moi, je sais que mon oncle il a appelé son colley Virgile et après j’l’ai entendu comme nom d’un adulte: Virgile! Mais c’est un nom de chien, j’ai dit! »
Méchin parle, en conclusion, de “concurrence linguistique” entre hommes et animaux domestiques.
En devenant «familier» (au sens premier du terme: qui fait partie intégrante de la famille), l’animal acquiert les mêmes prérogatives que les personnes. Les mécanismes du choix de la nomination se retrouvent alors étrangement calqués sur ceux de la nomination de l’enfant nouveau-né: même minutie dans la recherche, même référence à une mémoire familiale aussi.
Il est donc possible, et cela pourrait, par exemple, faire l’objet de mémoires de recherche d’étudiants, que l’on comprenne certaines logiques de prénomination humaine en étudiant — par la bande — la nomination animale. Y a-t-il des étudiants ou des étudiantes en début de master de sociologie qui lisent ce blog ?
Note Illustration : toucanradio / flickr (cimetière pour chiens d’Asnières)
Note 2 : Je n’ai pas répondu à la question posée en titre du billet. Mais l’extrait de l’entretien : “quand le vétérinaire nous écrit pour ses vaccins, il écrit Naomie P*!” me laisse penser que le nom de famille est utilisé pour identifier les animaux domestiques. [Si des vétérinaires lisent ce blog… comment faites-vous ?]
16 commentaires
Un commentaire par philo (17/07/2008 à 21:24)
Enceinte je m’étais dit: “Si c’est un garçon, je l’appellerai Melchior”. J’avais fait cette confidence autour de moi et beaucoup m’ont dit: “Mais c’est un nom de chien, tu ne peux pas faire ça!!”. (Mais au départ c’est un nom humain enfin!!). La question ne s’est pas posée longtemps puisque j’ai eu une fille.
Un commentaire par cossaw (18/07/2008 à 8:47)
Par expérience, nos vétérinaires ont toujours effectivement écrit le nom de notre animal (chat ou chien) plus notre nom de famille. Ceci dit, officiellement, il y a aussi une codification par année de naissance pour la première lettre du nom de l’animal à prendre en compte. Et l’histoire de la famille. Ma grand-mère appelait tous ses chats (que j’ai connu) d’après les Aristochats – ainsi on a eu un Omaley et un Tommy, qui étaient frères ; Tommy plutôt que Thomas, qui faisait trop humain.
Un commentaire par Baptiste Coulmont (18/07/2008 à 15:41)
> Philo : Melchiorette ?
> Cossaw : Merci de cette info sur les pratiques vétérinaires !
Un commentaire par Denys (18/07/2008 à 16:00)
Personnellement, j’utilise des prénoms informatiquement compatibles pour dénommer mes oridnateurs : les machines de bureau sont désignées par un prénom masculin, les portables par un féminin. Sous Linux, ils commencent par l (lionel, lazare, ludovic, mais aussi laure ou louise), sous Windows, autrefois par n (norbert, nadine) et aujourd’hui par v (victor). Mon serveur web, machine indéfinie, s’appelle landry : je ne sais pas si ce prénom est masculin ou féminin.
C’est grave ? Au moins, ça change des routines des scientifiques français, qui utilisent soit des noms d’étoiles, soit les appellations de grands vins (comme à Paris 8).
Un commentaire par Baptiste Coulmont (18/07/2008 à 16:04)
A l’ENS, de mon temps, c’étaient des bateaux. Mon mail était “sur clipper”… il y avait catamaran aussi…
Un commentaire par Ixtlan (19/07/2008 à 12:35)
Ceci dit, pour les noms des chats, les noms communs sont très utilisés. Je dois noter que je connais énormément de chats qui ont le nom d’une friandises ou autre sucrerie : Biscotte, praline, prunelle, biscuit..
Chez nous, On a une pipette, une Cachoule, un Cousin. Mais le summum c’est le dernier qu’on a décidé de nommer Michel. Parce que le nom était tellement humain et fréquent qu’appeller ce petit animal ainsi nous fait bien sourire..
Un commentaire par Pop9 (19/07/2008 à 14:17)
Un véto de ma connaissance confirme qu’ils utilisent bien le patronyme du propriétaire pour établir les dossiers. Ledit patronyme du proprio apparaît même avant le nom de l’animal, ce qui donne comme des dossiers genre “Dupont Médor” ou “Tartempion Rex”. Il est donc très vraisemblable qu’un publipostage sommaire puisse donner des résultats rigolos.
Un commentaire par Pierre Enckell (21/07/2008 à 14:09)
Mais il me semble bien que mon Dictionnaire des noms de chiens (je ne l’ai pas sous les yeux) comprend un certain nombre de prénoms humains à partir du 19e siècle… (D’ailleurs Azor, Médor etc., avant de s’apliquer à des chiens, sont des noms de beaux jeunes gens dans des fictions littéraires.) Reste que l’un de mes favoris est un hybride : Jean-Médor.
Un commentaire par Baptiste Coulmont (21/07/2008 à 14:51)
>Pierre Enckell : oui, et Colette Méchin, dans son article, calcule même le pourcentage de prénoms humains… Je n’ai pas été clair sur ce point !
Un commentaire par Colette Méchin (30/07/2008 à 9:48)
ce qu’il serait intéressant de vérifier c’est la façon dont s’articulent des prénoms humains de plus en plus inventifs et des nominations animales s’appropriant les prénoms traditionnels. Et puis en poussant l’argumentaire de proximité plus loin : Y a t-il pour le “Michel” de Ixtlan par exemple une petite marque spéciale le jour de la saint Michel?
Un commentaire par albert (31/07/2008 à 15:31)
J’ai fait l’experience du veterinaire avec un chaton que j’avais trouve. Il m’a annonce “c’est un garcon!” Puis a mis son prenom suivi de mon nom de famille sur son carnet.
Autre experience: j’avais un chaton que j’appelais “lapin” (parce qu’en fait j’avais prevu de prendre un lapin et au dernier moment j’ai achete un chat). J’ai du renoncer a l’appeler ainsi car tous mes amis me disaient que cela allait le perturber et attribuaient d’ailleurs le fait qu’il n’arrete pas de sauter partout a son prenom… je lui ai donne un nom de chat et tout est rentre dans l’ordre!
Un commentaire par Ixtlan (10/08/2008 à 17:58)
@Colette Méchin
Pas de bonus le jour de la saint Michel pour la petite bête… En fait on a clairement choisi ce prénom en référence à un fermier alcoolique du village… On sait que c’est bas, mais le regard qu’on porte sur l’animal, du coup, est fortement biaisé. On lui associe les caractéristiques du vrai bonhomme sans aucun effort…
Un commentaire par Laurent (12/03/2009 à 11:35)
En principe, le nom d’un chien a une initiale en fonction de son année de naissance.
De plus, lorsqu’un chien vient d’un élevage agréé par la Société Centrale Canine, il porte ce qu’on appelle l’affixe de cet élevage. Ce n’est pas nécessairement le nom de leur père ou de leur mère, qui peuvent provenir d’un autre élevage.
Ainsi, les chiens peuvent avoir un “prénom” et un “nom de famille”.
Exemple : mes chiens, deux frères de portée nés en 2006, s’appellent Boudionny et Boyar (ce sont des barzoïs, de qui explique qu’ils aient des noms russes).
L’affixe de leur élevage est Homiérovitch Boldareffchino.
Leurs papiers (pédigrée, carnet de vaccination, etc…) portent les noms suivants:
Boudionny Homiérovitch Boldareffchino et Boyar Homiérovitch Boldareffchino.
A l’étranger, il peut arriver que l’affixe précède le nom.
Un commentaire par Baptiste Coulmont » Recherche étudiants de master (19/04/2010 à 13:58)
[…] des animaux domestiques ? Comment ces prénoms sont utilisés (par les vétérinaires notamment) ? Un début de réflexion ne me suffit pas. Ce sujet sera sans doute plus difficile à traiter : la question de départ est […]
Un commentaire par Colette Méchin (17/03/2012 à 16:18)
Juste en clin d’oeil…
Je viens de sortir (enfin!) mon analyse sur les prénoms. ça s’appelle “La fabrique des prénoms” chez L’Harmattan. A partir d’enquêtes en profondeur je visite la manière dont, tout en croyant être singulier, tout le monde construit (ou participe à la construction) d’un prénom… J’y reprends (sans l’enrichir) le thème de la nomination animale…
C.M.
Un commentaire par Baptiste Coulmont (17/03/2012 à 16:20)
J’ai acheté votre livre dès sa sortie.