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Les billets de October, 2008 (ordre chronologique)

Le gloriomètre

A la toute fin du XIXe siècle, Gabriel Tarde (un “faux classique” que quelques sociologues tentent régulièrement de considérer comme un des pères fondateurs de la sociologie) écrit dans Psychologie économique (1902) le paragraphe suivant :

[L]a gloire d’un homme, non moins que son crédit, non moins que sa fortune, est susceptible de grandir ou de diminuer sans changer de nature. Elle est donc une sorte de quantité sociale. Il serait intéressant de mesurer avec une certaine approximation, moyennant des statistiques ingénieuses, pour chaque espèce de célébrité, cette quantité singulière.
Le besoin d’un gloriomètre se fait sentir d’autant plus que les notoriétés de toutes couleurs sont plus multipliées, plus soudaines et plus fugitives, et que, malgré leur fugacité habituelle, elles ne laissent pas d’être accompagnées d’un pouvoir redoutable, car elles sont un bien pour celui qui les possède, mais une lumière, une foi, pour la société. Distinction qu’il y a lieu de généraliser. (…)
La notoriété est un des éléments de la gloire ; elle peut se mesurer facilement par le nombre d’individus qui ont entendu parler d’un homme ou d’un de ses actes. Mais l’admiration, autre élément non moins essentiel, est d’une mesure plus complexe. Il y aurait à la fois à compter le nombre des admirateurs, à chiffrer l’intensité de leurs admirations, et à tenir compte aussi — ce serait là le hic — de leur valeur sociale très inégale. Comment ne pas regarder le suffrage de trente ou quarante personnes de l’élite, en chaque genre d’élite, comme bien supérieur à celui de trente ou quarante individus pris au hasard dans une foule ?

Quelle intuition que celle de Tarde ! Un gloriomètre, voilà qui serait intéressant. Le programme est même assez précis, il faudrait mesurer, à l’aide de “statistiques ingénieuses”, cette “quantité singulière” qu’est la gloire. Mais comme nombre d’intuitions tardiennes, le gloriomètre fut immédiatement abandonné. Tarde n’avait pas l’ascétisme nécessaire au calcul des glorioles.

On trouvait pourtant dès l’époque des objectivations “toutes faites” à la fois de la gloire et de l’admiration, par exemple dans le domaine littéraire. Au cours de la décennie 1890, Jules Huret, un journaliste, développe ce qu’il appelle une Enquête sur l’évolution littéraire en France. Il interviewe une bonne soixantaine des écrivains de l’époque et, souvent, les fait parler des collègues qu’ils apprécient. On se retrouve avec un index qui objective les gens qui comptent, les gloires littéraires :

A quelques exceptions près, les plus cités à l’époque sont les plus cités aujourd’hui : les écrivains ne se trompaient pas, les gloires mondaines et les succès de librairie n’étaient pas les plus admirés. Mais en réalité, je ne dispose pas plus que Tarde de l’ascétisme nécessaire au comptage sérieux des célébrités littéraires… et les contre-exemples abondent : pourquoi donc Viellé-Grifin se trouve-t-il autant cité ? Le champ littéraire de l’époque diffère-t-il donc aussi profondément que l’idée que le sens commun (légèrement khâgneux) peut s’en faire aujourd’hui ?

*

Qui donc peut avoir aujourd’hui à la fois l’ascétisme et la passion nécessaire à l’objectivation des gloires ? Un seul : Alain Chenu, qui a découpé en items les couvertures de “Paris-Match” de 1949 à 2004 (lu par un Français sur 5 au début des années soixante, par moins d’un sur dix aujourd’hui). Dans cette étude, un “sujet” occupant l’ensemble d’une page compte pour 1, si deux sujets sont traités à égalité de surface, chacun compte pour 0,5. Les sujets ne comportant pas d’image, ou comportant des images occupant moins de 10% de la surface de la couverture, ne sont pas pris en compte. Si un sujet représente un ou plusieurs personnages nommément identifiés, un poids peut être alloué à chacun de ces personnages, avec là encore un plancher de 10%.
Ce qui donne, à la fin, un article à la fois passionnant et étrangement autre-chose… Car les couvertures, finalement, donnent si peu d’informations. L’ascétisme n’est pas toujours bien rentable.

La population des “couverturés” peut se distinguer suivant ses points forts (une famille noble, un fait divers, un succès électoral, une chanson…) : et suivant ces points forts, on observe des structures différentes. Les femmes (jeunes) dominent chez les aristocrates et dans le monde du spectacle. Les hommes (vieux) dans le monde politique… et les hommes (jeunes) dans la catégorie “société” (sportifs, célébrités d’un jour…).
Chenu conclut modestement son article par la phrase suivante : “Plusieurs résultats sont non triviaux : persistance et même revitalisation des aristocraties, intérêt croissant pour les rôles particularistes exercés par les célébrités, tendance à un certain repli sur un horizon national.”
 

Références
Chenu, Alain. “Des sentiers de la gloire aux boulevards de la célébrité”, Revue française de sociologie, 49(1), 2008 : disponible sur cairn.info (et dans lequel j’ai découvert la citation de Tarde)
Tarde, Gabriel. Psychologie économique : [disponible sur Gallica]
Huret, Jules. Enquête sur l’évolution littéraire en France [disponible sur Gallica]
D’autres informations sur Gabriel Tarde : ici, et là.

Comités de spécialistes sélection

Le mode de recrutement des collègues a changé, dans l’université française. Les “comités de sélection spécialistes” ont remplacé les “commissions de spécialistes” : ces comités sont plus réduits, sont éphémères dans leur composition, et contiennent au moins 50% de membres extérieurs à l’université.
Trouver ces 50% d’Extérieurs (l’adjectif a été substantivé) ne va pas être simple. Surtout quand l’on sait que ces comités ne sont plus disciplinaires, mais peuvent être composés pour partie de juristes, de médecins, de physiciens et autres musicologues pour proposer le recrutement d’une linguiste.

Je profite donc du blog pour me porter candidat à un comité, en tant que membre extérieur. Il ne devrait pas y avoir de recrutement de sociologues à Paris 8 pour la session d’automne. Mais pour la session de printemps, j’aimerais réussir à comprendre les nouvelles logiques de fonctionnement des “comités”. Mes compétences sont limitées, mais participer au recrutement d’une historienne, d’une sociologue, d’un sciencepolitiste ne me dérangerait pas.

Mise à jour : Je me suis emmêlé les pinceaux de la terminologie. Gizmo a corrigé. Merci.

Le noyautage

Après avoir été publiquement ridiculisé et professionnellement humilié, en faisant soutenir une non-thèse qui engageait sa responsabilité de directeur, Michel écrivait :

[…] pourquoi ne pas supprimer le CNU, superfétatoire et laisser les commissions puiser dans le vivier des docteurs, sur le fondement de leurs dossiers. Après tout, ce sont toujours des professeurs qui composent les jurys de thèses, le CNU et les commissions. Multiplier les échelons favorise le contrôle de tous sur tous, ou plutôt du petit clan de ceux qui «sont dans toutes les commissions» sur tous les autres.
source

C’était après avoir été nommé (par un ministre de l’enseignement supérieur) au Conseil d’Administration du CNRS.
Puis il fait publier, par le CNRS, ses oeuvres complètes… (un gros tome pour l’instant, on attend avec impatience la suite)
Puis il a été nommé (par une ministre de l’enseignement supérieur), au Conseil national des universités, qu’il souhaitait pourtant “supprimer”.
Puis il a été nommé (contre l’avis du jury, par la même ministre de l’enseignement supérieur) à l’Institut univ*rsitaire de France.
Bilan : quelques années après avoir théorisé qu’être partout favorise le contrôle sur les autres, il est presque arrivé au but. Toutes mes félicitations ! (J’espère qu’avec ça, il favorisera ma carrière.)
Pour en savoir plus : Sylvestre Huet sur son blog ; Denis Colombi sur le sien ; liens-socio et T. Mendès-France.

Liste de choses (14)

L’on découvrira dans cette liste que certains portent un slip sur la tête et que d’autres ouvrent un blog de sociologie quantitative…

  • Les sciences sociales par temps de crise : Alors que l’on vit aujourd’hui les débuts d’une crise financière, économique et sociale, le gouvernement va supprimer l’enseignement des sciences économiques et sociales au lycée pour le remplacer par une option : de la gestion et de la sociologie des organisations. A-t-on déjà vu projet plus mal-t-à-propos ?
  • Au département de sociologie de Paris 8, nous essayons d’inciter les étudiantes à partir étudier à l’étranger. Erasmus n’est malheureusement pas encore perçu comme une nécessité. Pour rendre ces séjours plus concrets, on demande aux étudiants partis de raconter leur séjour… Camille est en ce moment à Séville, l’année dernière Masinissa était à Montréal
  • L’alimentation des sans-abri de C. Amistani et D. Terrolle :

    Ces différents types d’aide alimentaire s’adressent à des personnes connaissant des difficultés diverses et répondant à une certaine hiérarchisation qui ne s’énonce pas officiellement, mais qui se décline fortement sur le terrain pour séparer les personnes « réinsérables » de celles qui sont déclarées « très désocialisées ». Aux personnes susceptibles d’évoluer dans un parcours de « réinsertion » s’ouvraient quelques possibilités d’accueil plus convivial et structuré comme le dictent les règles habituelles de la commensalité. Aux plus marginaux, les accueils « au lance pierre » dont la seule fonction pratique (se nourrir) est satisfaite. Ces derniers sont finalement maintenus à l’écart de l’aide sociale la plus sophistiquée et personnalisée et sont confinés dans un circuit de « l’extrême précarité » qui semble ne déboucher sur aucune solution d’insertion possible.

  • Dordjé Shugden : Dieu tutélaire ou Démon trompeur ? : Phersu au meilleur de lui-même.
  • Romain j. Garcier et le désert.
  • Jean-Louis Fabiani dit “Merci Luc Boltanski”, puis ferme son blog.
  • Frédéric Dejean décrit ce qu’est la Troisième vague évangélique.
  • (Godechot + Mercklé)^Barnier==QUANTI : un blog de sociologie quantitative. Voilà comblée une lacune de la francosocioblogosphère.
  • L’Homme au Slip :
    Chaque institution a ses fous, plus ou moins légers, des personnes qui se sont tellement identifiées à l’institution qu’elles pensent ne plus exister en son dehors, et qui pensent être indispensables à la survie de l’institution elle-même.
    Dans les années 1990, l’Ecole normale supérieure avait “Lui”, un vieil homme qui passait des journées entières à regarder entrer et sortir les élèves, sans jamais franchir le portique [la problématique est inverse ici : c’est le dedans qui posait problème]. Il se racontait que son fils était entré bikhâ pour mourir subitement, et que cela avait affecté la psyché du père. Il n’avait pas de surnom autre que “Lui”. Le “Faux Pétillon” était moins fou : il achetait juste des tickets de pot pour le Gros Rouge Qui Tâche alors en accès libre.
    L’université Paris VIII a aussi ses fous. Je croise souvent l’Homme Au Slip, dont l’histoire se murmure : il serait un ancien enseignant. [Et il a un groupe de fans sur facebook, où j’ai volé la photo volée.] Le problème : il porte un slip sur la tête et il squatte une salle de cours !
    Un des enseignants du département d’Arts Plastiques avait fait circuler un mail il y a quelques années. Parmi ses propositions :

    Faire en sorte que […] le clochard au slip sur la tête qui nourrit l’illusion qu’il est encore enseignant-chercheur en cinéma à Paris 8 et qu’il termine une thèse de doctorat d’Etat sur le cinéma… albanais, cesse de squatter cette salle. Il touche une pension d’invalidité et dispose d’un logement à Paris. Le problème dure depuis 20 ans! Il faudrait pour cela que le Président de l’Université prenne ses responsabilités. Ce n’est pas seulement un personnage folklo. Il peut être violent, perturbe le déroulement des cours ou des activités qui se déroulent dans cette salle et vandalise volontairement toute tentative de remise en état des locaux…

    Le pauvre est aussi sur youtube.

  • Prénoms, moqueries, injustice

    En 2003, dans le cadre de l’enquête “Histoire de vie”, l’INSEE a demandé à un peu plus de 8000 personnes :
    « Est-il déjà arrivé que l’on se moque de vous, que l’on vous mette à l’écart, que l’on vous traite de façon injuste ou que l’on vous refuse un droit à cause de votre nom ou votre prénom ? »

    Les réponses positives varient fortement avec l’âge : les plus jeunes des personnes interrogées répondent plus fréquemment que l’on s’est moqué d’eux ou qu’on les a mis à l’écart, ou traité de façon injuste, ou refusé un droit.

    L’interprétation reste ardue. A-t-on affaire à un “effet d’âge” : les souvenirs des petites moqueries ne disparaissent-ils pas avec l’âge ? Ou à un effet de génération : se moque-t-on aujourd’hui plus du prénom et du nom (par exemple dans le milieu professionnel ou étudiant) qu’auparavant ? Les plus jeunes sont peut-être plus sensibles aux discriminations en raison du nom et du prénom (vous souvenez-vous des discussions liées au “CV anonyme” ?).

    Creusons-donc ce sentiment de discrimination en fonction de l’étrangeté des personnes interrogées. Si l’on prend les personnes de nationalité française, nées françaises et de parents de nationalité française, ils sont 6,1% à avoir répondu “oui” à la question introductive.
    Certains étrangers ou anciens étrangers désormais de nationalité française déclarent beaucoup moins de moqueries ou de discriminations en raison du prénom/nom : 2,6% des “Italiens”, moins de 4,3% pour les “Espagnols” et “Portugais”.
    Les immigrants plus récents (qu’ils soient étrangers ou désormais Français) ont d’autres opinions : 11,7% des personnes de l’Europe non U.E. (ou des Français anciens ressortissants de ces pays) déclarent moqueries, mises à l’écart ou injustices à cause du prénom ou du nom. 10,7% des “Africains” (hors Maghreb) font de même.
    Enfin, les ressortissants et anciens ressortissants du Maghreb n’ont pas la même expérience de la discrimination ou des moqueries. La fréquence des réponses positives varie : 1,1% des “Tunisiens”, 4% des “Marocains” et 8,1% des “Algériens”. Grandes variations, donc. Probablement dues à des décolonisations différentes et à des émigrations elles aussi différentes.

    *

    L’on pourrait continuer… par exemple, les ingénieurs et les cadres, les étudiants, sont beaucoup plus sensibles à la question que les manoeuvres, les OS et les retraités. L’on pourrait préciser que 87% des réponses positives à la question introductive concernent des “moqueries”.
    Mais je vais m’arrêter là, par une conclusion temporaire. Les résultats de l’enquête “Histoire de vie” nous apprennent, ou nous rappellent, qu’il existe des expériences socialement différenciées du nom et du prénom. Variables d’état civil, ils sont aussi supports de l’identité personnelle.

    Inspirations :
    1- Olivier Galland, “Jeunes: les stigmatisations de l’apparence”, Economie et statistique, n°393-394, 2006, p.151-183 (duquel ma collègue Laure Blévis et moi-même avions extrait quelques documents pour un sujet d’oral à l’ENS, en juin dernier)
    2- Le blog Quanti.
    3- L’INSEE, qui met gratuitement à disposition de tous les données de l’enquête “Histoire de vie”.