Le gloriomètre
A la toute fin du XIXe siècle, Gabriel Tarde (un “faux classique” que quelques sociologues tentent régulièrement de considérer comme un des pères fondateurs de la sociologie) écrit dans Psychologie économique (1902) le paragraphe suivant :
[L]a gloire d’un homme, non moins que son crédit, non moins que sa fortune, est susceptible de grandir ou de diminuer sans changer de nature. Elle est donc une sorte de quantité sociale. Il serait intéressant de mesurer avec une certaine approximation, moyennant des statistiques ingénieuses, pour chaque espèce de célébrité, cette quantité singulière.
Le besoin d’un gloriomètre se fait sentir d’autant plus que les notoriétés de toutes couleurs sont plus multipliées, plus soudaines et plus fugitives, et que, malgré leur fugacité habituelle, elles ne laissent pas d’être accompagnées d’un pouvoir redoutable, car elles sont un bien pour celui qui les possède, mais une lumière, une foi, pour la société. Distinction qu’il y a lieu de généraliser. (…)
La notoriété est un des éléments de la gloire ; elle peut se mesurer facilement par le nombre d’individus qui ont entendu parler d’un homme ou d’un de ses actes. Mais l’admiration, autre élément non moins essentiel, est d’une mesure plus complexe. Il y aurait à la fois à compter le nombre des admirateurs, à chiffrer l’intensité de leurs admirations, et à tenir compte aussi — ce serait là le hic — de leur valeur sociale très inégale. Comment ne pas regarder le suffrage de trente ou quarante personnes de l’élite, en chaque genre d’élite, comme bien supérieur à celui de trente ou quarante individus pris au hasard dans une foule ?
Quelle intuition que celle de Tarde ! Un gloriomètre, voilà qui serait intéressant. Le programme est même assez précis, il faudrait mesurer, à l’aide de “statistiques ingénieuses”, cette “quantité singulière” qu’est la gloire. Mais comme nombre d’intuitions tardiennes, le gloriomètre fut immédiatement abandonné. Tarde n’avait pas l’ascétisme nécessaire au calcul des glorioles.
On trouvait pourtant dès l’époque des objectivations “toutes faites” à la fois de la gloire et de l’admiration, par exemple dans le domaine littéraire. Au cours de la décennie 1890, Jules Huret, un journaliste, développe ce qu’il appelle une Enquête sur l’évolution littéraire en France. Il interviewe une bonne soixantaine des écrivains de l’époque et, souvent, les fait parler des collègues qu’ils apprécient. On se retrouve avec un index qui objective les gens qui comptent, les gloires littéraires :
A quelques exceptions près, les plus cités à l’époque sont les plus cités aujourd’hui : les écrivains ne se trompaient pas, les gloires mondaines et les succès de librairie n’étaient pas les plus admirés. Mais en réalité, je ne dispose pas plus que Tarde de l’ascétisme nécessaire au comptage sérieux des célébrités littéraires… et les contre-exemples abondent : pourquoi donc Viellé-Grifin se trouve-t-il autant cité ? Le champ littéraire de l’époque diffère-t-il donc aussi profondément que l’idée que le sens commun (légèrement khâgneux) peut s’en faire aujourd’hui ?
Qui donc peut avoir aujourd’hui à la fois l’ascétisme et la passion nécessaire à l’objectivation des gloires ? Un seul : Alain Chenu, qui a découpé en items les couvertures de “Paris-Match” de 1949 à 2004 (lu par un Français sur 5 au début des années soixante, par moins d’un sur dix aujourd’hui). Dans cette étude, un “sujet” occupant l’ensemble d’une page compte pour 1, si deux sujets sont traités à égalité de surface, chacun compte pour 0,5. Les sujets ne comportant pas d’image, ou comportant des images occupant moins de 10% de la surface de la couverture, ne sont pas pris en compte. Si un sujet représente un ou plusieurs personnages nommément identifiés, un poids peut être alloué à chacun de ces personnages, avec là encore un plancher de 10%.
Ce qui donne, à la fin, un article à la fois passionnant et étrangement autre-chose… Car les couvertures, finalement, donnent si peu d’informations. L’ascétisme n’est pas toujours bien rentable.
La population des “couverturés” peut se distinguer suivant ses points forts (une famille noble, un fait divers, un succès électoral, une chanson…) : et suivant ces points forts, on observe des structures différentes. Les femmes (jeunes) dominent chez les aristocrates et dans le monde du spectacle. Les hommes (vieux) dans le monde politique… et les hommes (jeunes) dans la catégorie “société” (sportifs, célébrités d’un jour…).
Chenu conclut modestement son article par la phrase suivante : “Plusieurs résultats sont non triviaux : persistance et même revitalisation des aristocraties, intérêt croissant pour les rôles particularistes exercés par les célébrités, tendance à un certain repli sur un horizon national.”
Références
Chenu, Alain. “Des sentiers de la gloire aux boulevards de la célébrité”, Revue française de sociologie, 49(1), 2008 : disponible sur cairn.info (et dans lequel j’ai découvert la citation de Tarde)
Tarde, Gabriel. Psychologie économique : [disponible sur Gallica]
Huret, Jules. Enquête sur l’évolution littéraire en France [disponible sur Gallica]
D’autres informations sur Gabriel Tarde : ici, et là. [yarpp]
7 commentaires
Un commentaire par Joël (04/10/2008 à 13:18)
Intéressant texte en effet… sa lecture rapide m’a toutefois davantage fait penser aux sondages, et notamment aux côtes de popularité des personnalités (politiques ou autres). Mais le point nodal du raisonnement de Tarde me semble être celui que Bourdieu souligna également : il faut tenir compte de la “valeur sociale très inégale” des agents sociaux qui expriment de l’admiration. En ce sens, les sondages sont de très mauvais gloriomètres…
Un commentaire par Baptiste Coulmont (04/10/2008 à 13:36)
> Sur la valeur inégale… J’aurais du poursuivre la citation. Tarde écrit : “Comment ne pas regarder le suffrage de trente ou quarante personnes de l’élite, en chaque genre d’élite, comme bien supérieur à celui de trente ou quarante individus pris au hasard dans une foule ? Mais comment préciser numériquement cette supériorité-là ? Si ardu que soit ce problème (que certains anthropologistes simplifient fort, en le réduisant à mesurer l’indice cranien, le plus ou moins de dolicho ou de brachycéphalie), il faut bien qu’il soit susceptible d’une solution, puisqu’en fait il est résolu tous les jours, dans tous les examens universitaires ou administratifs, pour l’appréciation comparée du mérite des candidats.”
Un commentaire par christian Pihet (04/10/2008 à 21:05)
Il faudrait très vite transmettre cette idée de gloriomètre et la méthodologie afférente aux responsables de l’agence d’évaluation universitaire (AERES); cela leur épargnerait les frustrations et angoisses actuelles qui les affectent, liées à la gestation fort contestée de leur appareil bibliométrique, de leurs A, A+ et autres B et C…
En plus un indice de “gloriométrie” accolé à un universitaire, ça a quand même plus belle allure que le fait d’être simplement un “publiant”.
Un commentaire par Baptiste Coulmont (05/10/2008 à 16:56)
> Christian : Je m’empresse de suite de leur rédiger un rapport en trois points !
Un commentaire par François (06/10/2008 à 12:01)
Bonjour,
Je découvre votre blog par l’intermédiaire d’un collègue et ami et suis bien heureux de voir que vous y parlez du bon Jules Huret, grand initiateur de l’ère médiatique de la littérature, sur qui j’ai un peu travaillé. Il faut sans doute se méfier du pouvoir d’objectivation de l’enquête de Huret, qui est en réalité un dispositif très médiatisé où le reporter tire pas mal de ficelles ; c’est pourquoi le nombre de citations ne reflète pas tant la renommée effective des auteurs cités que la capacité du journaliste à polariser les débats autour de quelques figures centrales.
Un commentaire par Baptiste Coulmont (06/10/2008 à 12:09)
>François : Merci ! Je comprends enfin pourquoi Viellé-Grifrin se trouve aussi cité.
Abandonnons-donc le pouvoir objectivant de Jules Huret. Il reste le plaisir de la lecture de son enquête. Le chapitre sur l’écrivain belge Materlinck — avec la description de Gand, boue noire et suie — est mon préféré.
Un commentaire par Jay Livingston (07/10/2008 à 3:36)
Ce n’est pas exactemente un gloriomètre, mais depuis les années soixante aux EUA, on a le “Q score” pour mesurer combien le sujet est connu de la publique. (Je m’excuse de mon français exécrable.)