Prénoms, moqueries, injustice
En 2003, dans le cadre de l’enquête “Histoire de vie”, l’INSEE a demandé à un peu plus de 8000 personnes :
« Est-il déjà arrivé que l’on se moque de vous, que l’on vous mette à l’écart, que l’on vous traite de façon injuste ou que l’on vous refuse un droit à cause de votre nom ou votre prénom ? »
Les réponses positives varient fortement avec l’âge : les plus jeunes des personnes interrogées répondent plus fréquemment que l’on s’est moqué d’eux ou qu’on les a mis à l’écart, ou traité de façon injuste, ou refusé un droit.
L’interprétation reste ardue. A-t-on affaire à un “effet d’âge” : les souvenirs des petites moqueries ne disparaissent-ils pas avec l’âge ? Ou à un effet de génération : se moque-t-on aujourd’hui plus du prénom et du nom (par exemple dans le milieu professionnel ou étudiant) qu’auparavant ? Les plus jeunes sont peut-être plus sensibles aux discriminations en raison du nom et du prénom (vous souvenez-vous des discussions liées au “CV anonyme” ?).
Creusons-donc ce sentiment de discrimination en fonction de l’étrangeté des personnes interrogées. Si l’on prend les personnes de nationalité française, nées françaises et de parents de nationalité française, ils sont 6,1% à avoir répondu “oui” à la question introductive.
Certains étrangers ou anciens étrangers désormais de nationalité française déclarent beaucoup moins de moqueries ou de discriminations en raison du prénom/nom : 2,6% des “Italiens”, moins de 4,3% pour les “Espagnols” et “Portugais”.
Les immigrants plus récents (qu’ils soient étrangers ou désormais Français) ont d’autres opinions : 11,7% des personnes de l’Europe non U.E. (ou des Français anciens ressortissants de ces pays) déclarent moqueries, mises à l’écart ou injustices à cause du prénom ou du nom. 10,7% des “Africains” (hors Maghreb) font de même.
Enfin, les ressortissants et anciens ressortissants du Maghreb n’ont pas la même expérience de la discrimination ou des moqueries. La fréquence des réponses positives varie : 1,1% des “Tunisiens”, 4% des “Marocains” et 8,1% des “Algériens”. Grandes variations, donc. Probablement dues à des décolonisations différentes et à des émigrations elles aussi différentes.
L’on pourrait continuer… par exemple, les ingénieurs et les cadres, les étudiants, sont beaucoup plus sensibles à la question que les manoeuvres, les OS et les retraités. L’on pourrait préciser que 87% des réponses positives à la question introductive concernent des “moqueries”.
Mais je vais m’arrêter là, par une conclusion temporaire. Les résultats de l’enquête “Histoire de vie” nous apprennent, ou nous rappellent, qu’il existe des expériences socialement différenciées du nom et du prénom. Variables d’état civil, ils sont aussi supports de l’identité personnelle.
Inspirations :
1- Olivier Galland, “Jeunes: les stigmatisations de l’apparence”, Economie et statistique, n°393-394, 2006, p.151-183 (duquel ma collègue Laure Blévis et moi-même avions extrait quelques documents pour un sujet d’oral à l’ENS, en juin dernier)
2- Le blog Quanti.
3- L’INSEE, qui met gratuitement à disposition de tous les données de l’enquête “Histoire de vie”.
17 commentaires
Un commentaire par -hf (29/10/2008 à 15:39)
Ou bien les plus jeunes ont plus souvent des prénoms ridicules (version méchante) ou sortant de la norme (version sympa) ? Si tout le monde s’appelle Marie, c’est plus difficile de se moquer que d’un seul Périclès sur trois millions.
(et je prends périclès parce que je n’en connais pas…)
cf. aussi : http://www.wbir.com/news/local/story.aspx?storyid=66550
Un commentaire par -hf (29/10/2008 à 15:40)
ps : ou bien on utilise les prénoms maintenant, alors que ça se faisait beaucoup moins avant ? Dans un milieu professionnel, par exemple, ou même scolaire…
Un commentaire par Baptiste Coulmont (29/10/2008 à 16:26)
>HF : il faudrait en effet, ce serait intéressant, avoir accès aux prénoms des personnes interrogées. On pourrait ainsi voir si (comme j’ai tendance à le penser) les porteurs de prénoms peu répandus sont plus sujets à déclarer avoir subi des moqueries.
Un commentaire par philo (29/10/2008 à 22:31)
J’avais entendu dire que plus on vieillit, plus on a tendance a effacer les mauvais souvenirs et concentrer notre mémoire sur les bons. Ce qui expliquerait une tendance qu’ont nos grands-mères à dire “De mon temps c’était mieux”. Une expérience réalisée avait d’ailleurs consisté à demander à des cobayes de raconter l’histoire d’un film qu’ils avaient visionné quelques jours auparavant, il se trouve que les moments joyeux du film avaient beaucoup plus marqué les esprits que les autres. bref, moi je pense que de tout temps c’est un jeu de se moquer du nom de son camarade de classe.
Un commentaire par Fr. (30/10/2008 à 2:20)
Je me demande où va se nicher la masse des moqueries :
– sur les prénoms peu courants (hyp. Baptiste)
– sur les prénoms surprenants (hyp HF)
– sur les combinaisons malheureuses entre prénom et nom de famille, comme dans les blagues “M. et Mme X ont une fille, comment s’appelle-t-elle ?” (Par exemple, “Mégane Durand” ne prête pas vraiment à moquerie, “Mégane Renaud” si.)
Est-ce qu’il y a une différence selon le sexe ? S’il est possible de calculer un indice de diversité des prénoms masculins et féminins (nombre de prénoms différents pour 1 000 personnes) et de voir si c’est corrélé avec les moqueries (sans oublier la domination masculine).
Un commentaire par Baptiste Coulmont (30/10/2008 à 8:46)
>FR : pour calculer un indice de diversité, il faudrait que l’INSEE donne accès aux prénoms eux-même. Ce n’est pas le cas sans dérogation… et je vais essayer de trouver comment en demander une.
Un commentaire par Baptiste Coulmont (01/11/2008 à 12:23)
>FR (2) : il y a une différence selon le sexe. Les hommes semblent être plus sensibles (7% d’entre eux déclarent moquerie, mise à l’écart ou injustice… à comparer avec 6,1% des femmes).
Si l’on précise en fonction de l’âge : les femmes les plus jeunes (18-37) déclarent plus fréquemment moqueries etc… et cela s’inverse : les hommes plus âgés (38-***) déclarent plus de moqueries etc… en raison du nom ou du prénom
Un commentaire par Damien B (03/11/2008 à 10:12)
Les grandes variations par pays d’origine ou de nationalité ne sont-elles pas aussi dues à de petits échantillons ? Combien de “Tunisiens” ?
Un commentaire par Baptiste Coulmont (03/11/2008 à 10:31)
>Damien B : c’est fort possible, même si j’ai pris le soin d’inclure les Français anciens-Tunisiens. mise à jour : l’échantillon est de 28 “Tunisiens” et 127 “Algériens”…
Un commentaire par Damien B (03/11/2008 à 21:25)
Hmm, je suis désolé de revenir sur ce détail: comment tu trouves 1,1% de 28 “Tunisiens”, alors ?
Sinon, je découvre seulement les fichiers “détails” disponible publiquement de l’INSEE, et… wahou, il y a beaucoup de choses intéressantes!
Un commentaire par Baptiste Coulmont (03/11/2008 à 21:42)
> Damien B : c’est en raison de la pondération appliquée par l’insee sur chaque réponse (expliquée rapidement dans le fichier de documentation… je ne saurais pas vraiment en dire plus). Ou alors c’est suite à une erreur de ma part (ce qui est fort possible !).
Et je salue avec toi l’initiative de l’INSEE ! Tous ces fichiers vont permettre aux étudiants de L3 et de master de faire usage très facilement de véritables enquêtes statistiques.
Un commentaire par Alice M (06/11/2008 à 23:18)
Baptiste Coulmont :”il faudrait en effet, ce serait intéressant, avoir accès aux prénoms des personnes interrogées. On pourrait ainsi voir si (comme j’ai tendance à le penser) les porteurs de prénoms peu répandus sont plus sujets à déclarer avoir subi des moqueries.”
Je ne crois pas que les gens portant un prénom peu répandu subissent plus de moqueries que les autres. J’étais la seule Alice pendant toute ma scolarité et personne ne s’est jamais moqué de mon prénom (bien sûr Alice n’est que mon second prénom). La moquerie stigmatise une personne, pas un prénom, donc si certains ont décidé d’isoler une personne pour X raisons, le prénom servira de catalyseur.
Un commentaire par Baptiste Coulmont (07/11/2008 à 10:52)
>Alice : Ni “Alice”, ni votre autre prénom ne sont rares. Alice, par exemple, est le 15e prénom le plus donné en 1903… et ne descend jamais sous le 200e rang tout au long du 20e siècle. Le minimum est atteint vers 1960 et il remonte ensuite. En gros, si vous êtes née après 1960, vous “surfez” sur la vague d’un prénom qui revient à la mode. Votre premier prénom (celui qui apparaît sur votre mail) est encore moins rare : il oscille entre le 200e rang et le 78e.
En 1970, “Alice” et votre premier prénom sont donnés le plus fréquemment dans les Hauts de Seine.
Un commentaire par kévin (16/05/2009 à 15:52)
http://prenomsdebeaufs.blogspot.com/
site moqueur sympa…
Un commentaire par Adrien' (26/08/2010 à 14:36)
Bonjour,
j’aimerais vous suggérer un champs proche, où il est question d’identité aussi, mais avec une grande liberté et un certain foisonnement : les pseudos. Sur MSN, pour participer à un forum,…
Par exemple, dans un MMORPG (monde permanent, rôle-play et massivement multijoueurs). On se choisit un nom de perso avec parfois moultes hésitations, selon des codes spécifiques. “Kevin” (désolé’ pour l’auteur du commentaire précédent… le prénom est si emblématique d’un type de joueur qu’il a été substantivé) aime les caractères spéciaux, il va s’appeler “RoXxXoR_du_94” ou “OoO_MasterCrea_OoO”, tandis que Thierry choisira de se moquer des “Dark ceci”, “Dark cela” en s’appelant “Jeanne Dark” ; un autre fera référence à ses goûts littéraires ou musicaux ; une bande renforcera sa cohésion en se créant des persos tous nommés sur un thème (noms d’étoiles, ou d’alcools ; un joueur célèbre se fera reconnaître en nommant ses persos secondaires d’après son pseudo principal (Lapin Osaka va créer Lapin Haiku, Lapin au citron, Lapin Salinge).
C’est évidemment l’occasion de laisser ses casseroles au vestiaire : origines, milieu, âge, sexe… On ne montre que ce que l’on veut bien (ou pour “Kevin”, ce dont on n’a pas conscience). Bref, si ça vous intéresse, je si disposé’ à vous raconter tout ce que j’ai pu observer à ce sujet.
Un commentaire par Baptiste Coulmont (26/08/2010 à 16:36)
>Adrien’ : Merci. Il y a quelques travaux intéressants sur les surnoms (l’un de Hassoun, sur les surnoms des traders du Matif, est complexe mais très bon) : ils fonctionnent quand on arrive à relier les surnoms à des caractéristiques sociales, quand on comprend leurs usages (termes d’appellation ? terme d’adresse ?). Pour l’instant, je n’ai rien trouvé de satisfaisant concernant les surnoms et pseudonymes sur internet.
Un commentaire par valérie (10/07/2012 à 13:16)
petit ajout sans prétention.
j’ai remarqué une forte corrélation entre la personnalité et le prénom, et la “force” de personnalité et les moqueries…. je m’explique : une famille solidaire, forte de ses valeurs, qui choisira un prénom peu courant, aura de fortes chances de voir cet enfant bénéficier de cette “bonne” éducation, donc de construire une personnalité stable et assumée, donc de ne subir peu voire aucune moquerie. ET vice versa.
la particularité, l’originalité d’un prénom appelle à la moquerie, mais la personnalité de celui qui le porte.
quelque exemple : Malalaye n’a jamais été moquée dans ma classe, de toutes mes années de scolarité : elle était sure d’elle, populaire, assumait… Une Sophie, des Sébastiens,… y’en a eu des tas, et ils avaient régulièrement droit à des moqueries…
cette étude me rappelle celle des prénoms et des résultats au bac, derrière le prénom, il y a l’histoire famille, le niveau socio économique…