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Des “Baby Barack”

Le New York Times est sur la brèche : Like the Dwights and Lyndons of Old, Baby Baracks All Over : “Barack a hot name for babies”…
Les secousses nationales, en effet, se répercutent légèrement sur le choix des prénoms. Ce sont rarement des répercussions pérennes, plutôt des “bumps”, des emportements éphémères qui ne concernent qu’une petite partie de la population.
Je laisserai ici de côté les “prénoms révolutionnaires” ou “républicains” que l’on trouve un peu partout en France au début de la décennie 1790.
Je me concentrerai juste sur Joffre, Joffrette et Joffrine, qui connaissent un petit engouement populaire entre 1914 et 1918. Le graphique suivant montre le nombre de Joffre, Joffrette et Joffrine nés chaque année depuis 1914 (ces prénoms n’existent pas avant).

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source : INSEE, fichier des prénoms
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Plus largement, le choix des prénoms était, en 1914, fortement encadré par les officiers de l’état civil : l’on trouve donc plusieurs articles de journaux de l’époque qui essaient d’expliquer que ce n’est que parce que le personnage est entré dans l’Histoire qu’il est possible de nommer son fils Joffre. Il semble aussi que Joffre ait souvent été donné comme second prénom, comme prénom invisible. Le 14 novembre 1915, on trouve cet entrefilet dans Le Petit Parisien, page 2 :

A Troy, un brave ouvrier de ferme vient, en témoignage de l’admiration qu’il professe pour notre généralissime, de donner les prénoms de Joffre et Joffrette à deux jumeaux…

Cet engouement donnera à la sociologie Joffre Dumazedier (né en 1915).

Mes conditions de travail

Quand j’arrive à Paris 8, les portes de l’université annoncent une triste histoire. Cassées je ne sais comment il y a plusieurs semaines, elles ne sont pas réparées mais attendent probablement la fin de l’hiver :

Sans regarder, dans le hall, le faux plafond qui tombe et les distributeurs de friandise eux aussi en panne, je me dirige vers le bâtiment B. Au rez de chaussée, le local des pompiers annonce toute une histoire : une vitre (blindée ?) est cassée et sortie de ses gonds. Comme pour les portes d’entrée de l’université, des bandes rouge et blanche disent “attention, c’est cassé”. C’est cassé depuis plusieurs jours, mais pas encore réparé :

Je prends l’ascenseur, et en entrant, je vois ceci :

Il y avait un miroir dans l’ascenseur, il a été cassé, je ne sais comment, et les réparations tardent : cela fait au moins une dizaine de jours. C’est un peu dangereux, tous ces éclats de verre, mais il semble qu’il faille faire avec.
Si je me retourne pour éviter de voir les réfractions infinies de mon portrait dans ce miroir, me font face quelques propos graffités :

Plus tard, je vous photographierai l’une de mes salles de cours, la A382, dont les fenêtres sont bouchées par des rideaux métalliques qu’il est impossible de relever. Cela a été signalé, mais comme “certains font refaire leur parquet” (oui, certains bureaux ont du parquet), les étudiants attendront avant d’avoir des conditions de travail simplement hygiéniques. Mais peut-être que ce billet aura plus d’effet que deux demandes de réparation, et que je trouverai, dans ma salle de cours, des fenêtres ouvertes sur le monde (enfin… sur la nationale).
Pour en voir plus :
Paris 8 sur flickr, une tentative de cambriolage, le classement de vincennes, pauvre université, une jolie photo,

Liste de choses variées

Le robot vicieux de la BNF : Je l’ai vu fouiller dans des parties de mon site que robots.txt exclut explicitement de toute recherche…

Le robot n’est pas limité par les exclusions spécifiées dans le protocole robots.txt, en accord avec la loi (article 41) : “La mise en oeuvre d’un code ou d’une restriction d’accès par ces personnes [les producteurs ou éditeurs de sites Internet visés par la loi] ne peut faire obstacle à la collecte par les organismes dépositaires précités”.
source

Je vais devoir agir plus sévèrement : ce robot fouineur va maintenant recevoir des pages rien que pour lui ! Que dois-je ajouter au .htaccess pour envoyer au robot vicieux de la BnF des pages ne comprenant qu’un texte choisi s’il visite un certain dossier ?

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Le Tigre inaugure le “portrait google” : tirez un inconnu au hasard — Marc L*** — et racontez sa vie grâce à google et aux traces laissées en ligne. Les descendants de Louis-François Pinagot vivent parmi nous.
Pour aider à un futur portrait : voici des morceaux de Raphaël M*** et Laetitia B*** lors de la dernière soirée du Tigre :

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Université et religion
Comment la religion est-elle présente à Paris 8 ? Elle l’est sans doute plus chez les étudiantes que chez les enseignantes-chercheures. On croise quelques têtes voilées. On croise des Témoines de Jéhovah (toujours à deux, parfois à trois, jamais seules) à la sortie du métro, proposant La Tour de Garde. On croise aussi, si l’oeil est averti, quelques affiches, que j’ai décrochées ces jours derniers pour en faire collection :


L’Eglise des Nations de Pantin, vous pourrez le constater sur leur site, a une activité d’évangélisation (médiatique ou non) qui semble importante [regardez par exemple ce reportage de M6].

Ils ne sont pas seuls. En bonne logique compétitive, d’autres églises protestantes évangéliques proposent leurs services :

Mais les affiches qui m’ont le plus étonnées sont les suivantes (cliquez sur l’image pour les voir en entier). Un groupe de missionnaires coréens, nommé “Good News Corps” ou “International Youth Fellowship”, propose toute une série d’activités :

Etude biblique proposée par mk993*… OK, ça semble direct… Mais l’affiche suivante proposait toute autre chose, des cours gratuits de coréens, avec la même adresse mail :


Cette histoire de cours de coréen m’a amusé : l’organisation qui les promeut, “Good News Corps” étant, si l’on cherche un peu sur leur site, une entreprise d’évangélisation.

D’autres affiches de la même organisation proposent des séjours à l’étranger, sans que soit à aucun moment mentionnée le but des activités, la conversion…

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Damien Babet travaille pour Obama, et fait de la sociologie :

J’avais un alibi sociologique pour participer à la campagne. Dans son livre Activism Inc., Dana Fishers décrit en détail le fonctionnement des organisations militantes (de gauche) qui s’appuient sur des troupes salariées, jeunes et mal payées. Quand, à Washington Square, un “militant” de Greenpeace vous demande un chèque, il n’est généralement pas bénévole. Il n’est même plus employé par Greenpeace. Il travaille pour une entreprise (généralement à but non-lucratif) sous-traitant le recrutement des donneurs [pour Greenpeace].

Prénoms, moqueries, injustice

En 2003, dans le cadre de l’enquête “Histoire de vie”, l’INSEE a demandé à un peu plus de 8000 personnes :
« Est-il déjà arrivé que l’on se moque de vous, que l’on vous mette à l’écart, que l’on vous traite de façon injuste ou que l’on vous refuse un droit à cause de votre nom ou votre prénom ? »

Les réponses positives varient fortement avec l’âge : les plus jeunes des personnes interrogées répondent plus fréquemment que l’on s’est moqué d’eux ou qu’on les a mis à l’écart, ou traité de façon injuste, ou refusé un droit.

L’interprétation reste ardue. A-t-on affaire à un “effet d’âge” : les souvenirs des petites moqueries ne disparaissent-ils pas avec l’âge ? Ou à un effet de génération : se moque-t-on aujourd’hui plus du prénom et du nom (par exemple dans le milieu professionnel ou étudiant) qu’auparavant ? Les plus jeunes sont peut-être plus sensibles aux discriminations en raison du nom et du prénom (vous souvenez-vous des discussions liées au “CV anonyme” ?).

Creusons-donc ce sentiment de discrimination en fonction de l’étrangeté des personnes interrogées. Si l’on prend les personnes de nationalité française, nées françaises et de parents de nationalité française, ils sont 6,1% à avoir répondu “oui” à la question introductive.
Certains étrangers ou anciens étrangers désormais de nationalité française déclarent beaucoup moins de moqueries ou de discriminations en raison du prénom/nom : 2,6% des “Italiens”, moins de 4,3% pour les “Espagnols” et “Portugais”.
Les immigrants plus récents (qu’ils soient étrangers ou désormais Français) ont d’autres opinions : 11,7% des personnes de l’Europe non U.E. (ou des Français anciens ressortissants de ces pays) déclarent moqueries, mises à l’écart ou injustices à cause du prénom ou du nom. 10,7% des “Africains” (hors Maghreb) font de même.
Enfin, les ressortissants et anciens ressortissants du Maghreb n’ont pas la même expérience de la discrimination ou des moqueries. La fréquence des réponses positives varie : 1,1% des “Tunisiens”, 4% des “Marocains” et 8,1% des “Algériens”. Grandes variations, donc. Probablement dues à des décolonisations différentes et à des émigrations elles aussi différentes.

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L’on pourrait continuer… par exemple, les ingénieurs et les cadres, les étudiants, sont beaucoup plus sensibles à la question que les manoeuvres, les OS et les retraités. L’on pourrait préciser que 87% des réponses positives à la question introductive concernent des “moqueries”.
Mais je vais m’arrêter là, par une conclusion temporaire. Les résultats de l’enquête “Histoire de vie” nous apprennent, ou nous rappellent, qu’il existe des expériences socialement différenciées du nom et du prénom. Variables d’état civil, ils sont aussi supports de l’identité personnelle.

Inspirations :
1- Olivier Galland, “Jeunes: les stigmatisations de l’apparence”, Economie et statistique, n°393-394, 2006, p.151-183 (duquel ma collègue Laure Blévis et moi-même avions extrait quelques documents pour un sujet d’oral à l’ENS, en juin dernier)
2- Le blog Quanti.
3- L’INSEE, qui met gratuitement à disposition de tous les données de l’enquête “Histoire de vie”.

Liste de choses (14)

L’on découvrira dans cette liste que certains portent un slip sur la tête et que d’autres ouvrent un blog de sociologie quantitative…

  • Les sciences sociales par temps de crise : Alors que l’on vit aujourd’hui les débuts d’une crise financière, économique et sociale, le gouvernement va supprimer l’enseignement des sciences économiques et sociales au lycée pour le remplacer par une option : de la gestion et de la sociologie des organisations. A-t-on déjà vu projet plus mal-t-à-propos ?
  • Au département de sociologie de Paris 8, nous essayons d’inciter les étudiantes à partir étudier à l’étranger. Erasmus n’est malheureusement pas encore perçu comme une nécessité. Pour rendre ces séjours plus concrets, on demande aux étudiants partis de raconter leur séjour… Camille est en ce moment à Séville, l’année dernière Masinissa était à Montréal
  • L’alimentation des sans-abri de C. Amistani et D. Terrolle :

    Ces différents types d’aide alimentaire s’adressent à des personnes connaissant des difficultés diverses et répondant à une certaine hiérarchisation qui ne s’énonce pas officiellement, mais qui se décline fortement sur le terrain pour séparer les personnes « réinsérables » de celles qui sont déclarées « très désocialisées ». Aux personnes susceptibles d’évoluer dans un parcours de « réinsertion » s’ouvraient quelques possibilités d’accueil plus convivial et structuré comme le dictent les règles habituelles de la commensalité. Aux plus marginaux, les accueils « au lance pierre » dont la seule fonction pratique (se nourrir) est satisfaite. Ces derniers sont finalement maintenus à l’écart de l’aide sociale la plus sophistiquée et personnalisée et sont confinés dans un circuit de « l’extrême précarité » qui semble ne déboucher sur aucune solution d’insertion possible.

  • Dordjé Shugden : Dieu tutélaire ou Démon trompeur ? : Phersu au meilleur de lui-même.
  • Romain j. Garcier et le désert.
  • Jean-Louis Fabiani dit “Merci Luc Boltanski”, puis ferme son blog.
  • Frédéric Dejean décrit ce qu’est la Troisième vague évangélique.
  • (Godechot + Mercklé)^Barnier==QUANTI : un blog de sociologie quantitative. Voilà comblée une lacune de la francosocioblogosphère.
  • L’Homme au Slip :
    Chaque institution a ses fous, plus ou moins légers, des personnes qui se sont tellement identifiées à l’institution qu’elles pensent ne plus exister en son dehors, et qui pensent être indispensables à la survie de l’institution elle-même.
    Dans les années 1990, l’Ecole normale supérieure avait “Lui”, un vieil homme qui passait des journées entières à regarder entrer et sortir les élèves, sans jamais franchir le portique [la problématique est inverse ici : c’est le dedans qui posait problème]. Il se racontait que son fils était entré bikhâ pour mourir subitement, et que cela avait affecté la psyché du père. Il n’avait pas de surnom autre que “Lui”. Le “Faux Pétillon” était moins fou : il achetait juste des tickets de pot pour le Gros Rouge Qui Tâche alors en accès libre.
    L’université Paris VIII a aussi ses fous. Je croise souvent l’Homme Au Slip, dont l’histoire se murmure : il serait un ancien enseignant. [Et il a un groupe de fans sur facebook, où j’ai volé la photo volée.] Le problème : il porte un slip sur la tête et il squatte une salle de cours !
    Un des enseignants du département d’Arts Plastiques avait fait circuler un mail il y a quelques années. Parmi ses propositions :

    Faire en sorte que […] le clochard au slip sur la tête qui nourrit l’illusion qu’il est encore enseignant-chercheur en cinéma à Paris 8 et qu’il termine une thèse de doctorat d’Etat sur le cinéma… albanais, cesse de squatter cette salle. Il touche une pension d’invalidité et dispose d’un logement à Paris. Le problème dure depuis 20 ans! Il faudrait pour cela que le Président de l’Université prenne ses responsabilités. Ce n’est pas seulement un personnage folklo. Il peut être violent, perturbe le déroulement des cours ou des activités qui se déroulent dans cette salle et vandalise volontairement toute tentative de remise en état des locaux…

    Le pauvre est aussi sur youtube.

  • Le noyautage

    Après avoir été publiquement ridiculisé et professionnellement humilié, en faisant soutenir une non-thèse qui engageait sa responsabilité de directeur, Michel écrivait :

    […] pourquoi ne pas supprimer le CNU, superfétatoire et laisser les commissions puiser dans le vivier des docteurs, sur le fondement de leurs dossiers. Après tout, ce sont toujours des professeurs qui composent les jurys de thèses, le CNU et les commissions. Multiplier les échelons favorise le contrôle de tous sur tous, ou plutôt du petit clan de ceux qui «sont dans toutes les commissions» sur tous les autres.
    source

    C’était après avoir été nommé (par un ministre de l’enseignement supérieur) au Conseil d’Administration du CNRS.
    Puis il fait publier, par le CNRS, ses oeuvres complètes… (un gros tome pour l’instant, on attend avec impatience la suite)
    Puis il a été nommé (par une ministre de l’enseignement supérieur), au Conseil national des universités, qu’il souhaitait pourtant “supprimer”.
    Puis il a été nommé (contre l’avis du jury, par la même ministre de l’enseignement supérieur) à l’Institut univ*rsitaire de France.
    Bilan : quelques années après avoir théorisé qu’être partout favorise le contrôle sur les autres, il est presque arrivé au but. Toutes mes félicitations ! (J’espère qu’avec ça, il favorisera ma carrière.)
    Pour en savoir plus : Sylvestre Huet sur son blog ; Denis Colombi sur le sien ; liens-socio et T. Mendès-France.

    Comités de spécialistes sélection

    Le mode de recrutement des collègues a changé, dans l’université française. Les “comités de sélection spécialistes” ont remplacé les “commissions de spécialistes” : ces comités sont plus réduits, sont éphémères dans leur composition, et contiennent au moins 50% de membres extérieurs à l’université.
    Trouver ces 50% d’Extérieurs (l’adjectif a été substantivé) ne va pas être simple. Surtout quand l’on sait que ces comités ne sont plus disciplinaires, mais peuvent être composés pour partie de juristes, de médecins, de physiciens et autres musicologues pour proposer le recrutement d’une linguiste.

    Je profite donc du blog pour me porter candidat à un comité, en tant que membre extérieur. Il ne devrait pas y avoir de recrutement de sociologues à Paris 8 pour la session d’automne. Mais pour la session de printemps, j’aimerais réussir à comprendre les nouvelles logiques de fonctionnement des “comités”. Mes compétences sont limitées, mais participer au recrutement d’une historienne, d’une sociologue, d’un sciencepolitiste ne me dérangerait pas.

    Mise à jour : Je me suis emmêlé les pinceaux de la terminologie. Gizmo a corrigé. Merci.

    Le gloriomètre

    A la toute fin du XIXe siècle, Gabriel Tarde (un “faux classique” que quelques sociologues tentent régulièrement de considérer comme un des pères fondateurs de la sociologie) écrit dans Psychologie économique (1902) le paragraphe suivant :

    [L]a gloire d’un homme, non moins que son crédit, non moins que sa fortune, est susceptible de grandir ou de diminuer sans changer de nature. Elle est donc une sorte de quantité sociale. Il serait intéressant de mesurer avec une certaine approximation, moyennant des statistiques ingénieuses, pour chaque espèce de célébrité, cette quantité singulière.
    Le besoin d’un gloriomètre se fait sentir d’autant plus que les notoriétés de toutes couleurs sont plus multipliées, plus soudaines et plus fugitives, et que, malgré leur fugacité habituelle, elles ne laissent pas d’être accompagnées d’un pouvoir redoutable, car elles sont un bien pour celui qui les possède, mais une lumière, une foi, pour la société. Distinction qu’il y a lieu de généraliser. (…)
    La notoriété est un des éléments de la gloire ; elle peut se mesurer facilement par le nombre d’individus qui ont entendu parler d’un homme ou d’un de ses actes. Mais l’admiration, autre élément non moins essentiel, est d’une mesure plus complexe. Il y aurait à la fois à compter le nombre des admirateurs, à chiffrer l’intensité de leurs admirations, et à tenir compte aussi — ce serait là le hic — de leur valeur sociale très inégale. Comment ne pas regarder le suffrage de trente ou quarante personnes de l’élite, en chaque genre d’élite, comme bien supérieur à celui de trente ou quarante individus pris au hasard dans une foule ?

    Quelle intuition que celle de Tarde ! Un gloriomètre, voilà qui serait intéressant. Le programme est même assez précis, il faudrait mesurer, à l’aide de “statistiques ingénieuses”, cette “quantité singulière” qu’est la gloire. Mais comme nombre d’intuitions tardiennes, le gloriomètre fut immédiatement abandonné. Tarde n’avait pas l’ascétisme nécessaire au calcul des glorioles.

    On trouvait pourtant dès l’époque des objectivations “toutes faites” à la fois de la gloire et de l’admiration, par exemple dans le domaine littéraire. Au cours de la décennie 1890, Jules Huret, un journaliste, développe ce qu’il appelle une Enquête sur l’évolution littéraire en France. Il interviewe une bonne soixantaine des écrivains de l’époque et, souvent, les fait parler des collègues qu’ils apprécient. On se retrouve avec un index qui objective les gens qui comptent, les gloires littéraires :

    A quelques exceptions près, les plus cités à l’époque sont les plus cités aujourd’hui : les écrivains ne se trompaient pas, les gloires mondaines et les succès de librairie n’étaient pas les plus admirés. Mais en réalité, je ne dispose pas plus que Tarde de l’ascétisme nécessaire au comptage sérieux des célébrités littéraires… et les contre-exemples abondent : pourquoi donc Viellé-Grifin se trouve-t-il autant cité ? Le champ littéraire de l’époque diffère-t-il donc aussi profondément que l’idée que le sens commun (légèrement khâgneux) peut s’en faire aujourd’hui ?

    *

    Qui donc peut avoir aujourd’hui à la fois l’ascétisme et la passion nécessaire à l’objectivation des gloires ? Un seul : Alain Chenu, qui a découpé en items les couvertures de “Paris-Match” de 1949 à 2004 (lu par un Français sur 5 au début des années soixante, par moins d’un sur dix aujourd’hui). Dans cette étude, un “sujet” occupant l’ensemble d’une page compte pour 1, si deux sujets sont traités à égalité de surface, chacun compte pour 0,5. Les sujets ne comportant pas d’image, ou comportant des images occupant moins de 10% de la surface de la couverture, ne sont pas pris en compte. Si un sujet représente un ou plusieurs personnages nommément identifiés, un poids peut être alloué à chacun de ces personnages, avec là encore un plancher de 10%.
    Ce qui donne, à la fin, un article à la fois passionnant et étrangement autre-chose… Car les couvertures, finalement, donnent si peu d’informations. L’ascétisme n’est pas toujours bien rentable.

    La population des “couverturés” peut se distinguer suivant ses points forts (une famille noble, un fait divers, un succès électoral, une chanson…) : et suivant ces points forts, on observe des structures différentes. Les femmes (jeunes) dominent chez les aristocrates et dans le monde du spectacle. Les hommes (vieux) dans le monde politique… et les hommes (jeunes) dans la catégorie “société” (sportifs, célébrités d’un jour…).
    Chenu conclut modestement son article par la phrase suivante : “Plusieurs résultats sont non triviaux : persistance et même revitalisation des aristocraties, intérêt croissant pour les rôles particularistes exercés par les célébrités, tendance à un certain repli sur un horizon national.”
     

    Références
    Chenu, Alain. “Des sentiers de la gloire aux boulevards de la célébrité”, Revue française de sociologie, 49(1), 2008 : disponible sur cairn.info (et dans lequel j’ai découvert la citation de Tarde)
    Tarde, Gabriel. Psychologie économique : [disponible sur Gallica]
    Huret, Jules. Enquête sur l’évolution littéraire en France [disponible sur Gallica]
    D’autres informations sur Gabriel Tarde : ici, et là.

    Choses en liste (12) et censures réticulaires

    1. J’ai appris cette année que coulmont.com était inaccessibles sur certains ordinateurs : certaines académies interdisent aux lycéens et collégiens d’accéder à mon site, les ordinateurs de certaines compagnies font de même… et il semble que certaines universités américaines (merci Tom Roud) en interdisent aussi l’accès.
      Il y a probablement trop de S…X à l’intérieur (ou trop de sociologie, je ne sais). J’aimerais avoir une image plus précise de cette censure privée et automatisée, mais — oh enfer récursif — il est peu probable que ce billet arrive aux yeux des personnes qui pourraient me dire : “ici, coulmont.com est interdit.”
      Je vais donc demander l’aide des blogueurs qui ont accès à mon site/blog et qui pourraient relayer l’information ailleurs (par exemple sur leur blog). Que celles et ceux qui voient l’accès interdit à coulmont.com m’envoient confirmation sur censure@coulmont.com (dans l’idéal avec le nom du filtre qui empêche l’accès).
      [Ce n’est pas une tactique tordue pour augmenter le nombre de visiteurs…]
    2. Dans la série : les toilettes des universités françaises sont dégoûtantes, voici l’université de Nancy. Vous souvenez-vous des toilettes de Paris 8 ? [non ? Rappel alors]
    3. Advice for you first time teaching : in a nutshell : “prépare pas trop”.
    4. Des blogs d’hypokhâgneuses : un premier, et un deuxième, et un troisième. Est-ce moins khâgneux qu’un blog d’ancien khâgneux ?
    5. Vous ai-je dis que j’ai publié un manuel ?
    6. Est-ce que « ce genre de licence “fait bien sur le CV” ?… Grave question. Mal posée.
    7. Le Bilan 2008 des qualifications par le CNU (en section 19) : on veut en savoir plus (comme le taux de qualification par directeure de thèse depuis 5 ans par exemple…), mais on en a déjà pas mal.
    8. La Bourgeoise et le furet : transpiration et classes sociales, par Gérard Rimbert. [Du même auteur : La Tricoteuse et le Jeune cadre dynamique et Le Café du pauvre… G.R. est un jeune sociologue dynamique.]
    9. le grand test de la vache (département de sociologie de Genève) (via XZ Pasblog)
    10. Les Kalaï Elpides de Pandore ont repris. A suivre en continu toute l’année.

    Sex toys en boîte

    Je n’avais aucune idée de la fréquence des “soirées sex-toys” dans les discothèques, que j’ai découvertes en lisant un petit mémoire de recherche. J’ai en effet, récemment, reçu le travail de deux étudiants sur les sex-toys (Melchior P. et Eugénie F.). Ils ont comparé, de manière classique, deux lieux de vente, un sex-shop et un magasin de lingerie qui propose des gadgets. Mais ils se sont aussi penchés sur un nouveau circuit, les discothèques.

    Petite collection de flyers de “soirées sex toys” dans diverses discothèques françaises

    Source : soonnight.com

    On entend parfois parler de “banalisation”, ou, pire, de “démocratisation” de ces gadgets, parce qu’une série télé en a montré ou que la fille d’une couturière en a vendu quelques milliers. Se posent alors de fausses questions : “est-ce banal ?”, “est-ce vraiment démocratisé ?”, “en tant que sociologue, que pensez-vous de ce phénomène social ?”.
    J’essaie toujours de répondre en insistant sur ce qui m’apparaît comme une démarche sociologique : l’objectivation des circuits d’accès à ces jouets pour adultes.
    Jusqu’aux années 2000, on en trouvait dans les sex-shops, dans les catalogues de vente par correspondance (Trois Suisses, La Redoute, etc… sauf Camif apparemment), dans quelques arrière-boutiques de magasins de lingerie en province profonde, dans des magasins de farce et attrape. Les circuits étaient déjà variés.
    Au cours des dernières années, des magasins spécialisés en sex-toys, la reconversion de quelques magasins de lingerie, des “gadgèteries”, des sites internets, des vendeuses à domicile, des sex-shops de zones commerciales… ont ouvert d’autres circuits, qui ont en commun de présenter l’achat des vibromasseurs comme une décision féminine. Mon intérêt pour les circuits vient de la lecture des ouvrages de Viviana Zelizer : aux circuits différents qu’emprunte l’argent, les biens et les services sont associés des significations différentes (le “cadeau” circule entre intimes, le “pot de vin” entre corrupteurs et corrompus, la “rétribution” entre deux parties définies encore autrement, etc…).
    Disons que j’étais bien content avec mes petits circuits et que je me suis endormi d’un bon sommeil dogmatique.

    Comment avais-je pu passer à côté de cette acculturation à l’objet que représente les soirées “Spécial Sex Toy” en discothèque ? Probablement parce que ces lieux ne sont ni de mon âge, ni de mon milieu, ni à proximité. [Comptez-donc le nombre d’articles ou de livres sociologiques rédigés sur ces lieux d’intense sociabilité juvénile… A part les travaux de Bertrand Réau, je n’en connais pas. Voilà encore un beau sujet de thèse pourtant : il existe probablement des sources d’archive policière, des associations professionnelles, des tonnes d’articles dans la presse pour adolescent, la possibilité d’un public captif et à moitié îvre pour des entretiens…]

    *

    Donc, non seulement ai-je appris quelque chose en lisant le travail de ces deux étudiants, mais j’ai apprécié leur esprit d’initiative. Voici, ci-dessous, un extrait :

    « Ces interrogations nous ont orientés dans notre enquête, et nous ont permis de nous pencher sur différentes approches du concept de sex toy. Nous avons par exemple découvert qu’il y avait une soirée « * * * * » en boite de nuit à * * * * qui avait pour thème accrocheur : « Spécial Sex toys ». Nous y avons eu l’occasion de mieux cerner le public touché par ce type d’effets d’annonce, et avons pour cela préparé un questionnaire visant à sonder les clients pour nous donner des pistes, des orientations, et répondre à nos deux questions centrales : qu’est-ce qu’un sex toy et qui l’utilise ?
    Cette étude a été un relatif échec. La principale raison en a été que nous étions face à un public très jeune (17-20 ans), et de fait, comme nous l’expliciterons plus loin, peu sensible à ces questions. Le sex toy était perçu exclusivement dans sa dimension de rite de passage, symbole de l’entrée dans « la sexualité », et non pas comme objet d’une pratique, d’un type de sexualité. Mais les torts de cette enquête ont aussi eu pour nous des avantages, puisque cela nous a permis de mieux cerner les limites de notre questionnement, notamment en fonction des âges concernés »

    Je ne partage pas entièrement l’idée de l’échec, ne serait-ce que parce qu’expérimenter une méthode est toujours profitable. Voici donc ci-dessous quelques tableaux croisés. Précisons tout de suite que tous ces chiffres sont à prendre avec de grosses pincettes : les deux étudiants ont été apparemment attirés par les chiffres ronds (30 filles, 20 garçons) et cet échantillon de 50 individus n’a probablement pas même la structure des clients de la discothèque ce soir là.
    Mais viser l’excellence statistique en permanence, c’est comme critiquer le château de sable du petit neveu parce qu’il n’a pas de pont-levis.

    Plus largement, il convient d’associer autant que possible ethnographie et statistiques. Dans un article de 2005, Le questionnaire ethnographique, Emmanuel Soutrenon écrivait :

    Vouloir administrer un « petit questionnaire » dans le cours d’une enquête de terrain est une tentation que bien des ethnographes ont expérimentée à un moment ou à un autre. Aussi banal qu’il puisse paraître, ce projet n’est pourtant que rarement mis en œuvre, comme si sa légitimité était au fond douteuse ou mal assurée.

    L’exemple proposé par les deux étudiants, bien que bancal, est donc à relever : enquête de terrain et petit questionnaire ne s’opposent absolument pas. Je vais ici insister sur quelques tableaux croisés.

    L’une des questions posée était : “Voudriez-vous repartir de cette soirée avec un sex-toy ?”

    En fonction du sexe des enquêtés :

    oui

    non

    Total

    F

    25 (83%)

    5 (17%)

    30 (100%)

    M

    12 (60%)

    8 (40%)

    20 (100%)

    Total

    37

    13

    50

    Les hommes et les femmes (ici de jeunes hommes et de jeunes femmes) en tant que population ne manifestent pas le même enthousiasme face aux objets proposés. Mais le test du chi-deux vient diminuer notre propre enthousiasme : en fait, on trouve surtout qu’il n’y a pas de liaison statistiquement significative.

    En fonction du “statut matrimonial”

    oui

    non

    Total

    Célibataire

    20 (77%)

    6 (23%)

    26 (100%)

    En couple

    17 (71%)

    7 (29%)

    24 (100%)

    Total

    37

    13

    50

    Les comportements des célibataires et des couples ne diffèrent pas (le chi-deux est ici de 0,0282 bien trop petit pour indiquer une liaison entre variables).

    En fonction de l’âge

    oui

    non

    Total

    16 à 18 ans

    16 (73%)

    6 (27%)

    22 (100%)

    19 ans

    10 (90%)

    1 (10%)

    11 (100%)

    20 ans et plus

    11 (65%)

    6 (35%)

    17 (100%)

    Total

    37

    13

    50

    Rien de bien significatif ici en fonction de l’âge… Sinon que la population a l’air bien jeune : dans un des flyers reproduit en dessous, l’on peut lire “Nuit du Bac !!! Sex Toys Party !!!”. Et c’est sans doute ceci qu’il faut retenir : pour une partie de la population, les adolescents de discothèque, le premier vibromasseur est un cadeau reçu en boîte.

    Suite de la collection de flyers…