Dans la revue éphémère Labo Contestation, datant du tout début des années soixante-dix, [et dont j’ai parlé récemment ici-même], l’on trouve un texte anonyme, mais réjouissant, intitulé : “Aron Baba et les Quarante voleurs ou l’escadrille des mandarins”.
Cette fable décrit, sous une forme littéraire, quelques grandes figures de la sociologie française de l’époque comme pilotes d’avions.
Dans la carrière d’un chercheur (…) l’essentiel, c’est de repérer les courants ascendants et d’aller s’y placer avant les autres. Par exemple, c’est pour avoir repéré avant tout le monde, vers 1960, une forte ascendance en formation au dessus du lieu-dit “les Marais Lazarsfeld” qu’un certain planeur opportuniste réussit une montée foudroyante, passant devant tous ses concurrents qui peinaient ailleurs à la recherche d’un souffle d’air. Ce voleur (à voile) réputé, un certain Blanc-Boudin, se cramponnant de toutes ses forces à son manche, réussit ainsi de justesse à franchir la très haute Crète dite de la Grande Thèse, au delà de laquelle s’étend le Pays des Mandarins. Il n’avait que 32 ans et établit ainsi un record du monde de précocité.
[Arrive Mai 68 qui fait s’écraser Blanc-Boudin]
Blanc-Boudin rassembla ce qu’il put récupérer des débris de son planeur “Causality One” […] depuis ce temps, plein de rancoeur [il bombarde] de grosses pierres tous ceux qui, planant en dessous, essaient d’atteindre la crête.
Dans le Lazarsfeldien féru de causalité, très jeune Docteur d’Etat, surnommé ici Boudin, on aura reconnu un certain sociologue. Et on comprend peut-être pourquoi ce texte a été publié anonymement.
On a aussi deux vrais jumeaux dans l’Escadrille. On les appelle les “héritiers”, parce qu’ils cherchent à découvrir et à s’emparer du trésor de leur père spirituel, dit Raymond l’Ancêtre (…)
Les “héritiers” sont d’ailleurs différents. L’un deux, celui qui est sorti en second — est un très fin pilote (on l’appelle L’Oiseau); mais il s’en fout un peu, il a des moment de laisser-aller. L’autre au contraire, le Béarnais comme on l’appelle, est un vrai suceur de sillage : il a profité de celui de l’oiseau tant qu’il a pu, et, avant, de celui de l’Ancêtre. (…) L’Oiseau vole tout seul; tandis que le Béarnais s’est créé toute une flotille d’accompagnateurs, la “sauce béarnaise” ou la “Cour d’Henri IV”, comme on l’appelle parfois : Champ-d’-Edredons, Saint-Luc et Sainte-Nitouche, Olgier-le-Nul, etc…) (…)
J’allais oublier que le Béarnais s’est bricolé une mitraillette à cacahuette sur son planeur; il s’en sert pour tirer à vue sur les autres pilotes de l’escadrille. (…)
Le seul truc plaisant chez le Béarnais, à part sa mitrailleuse à cacahuètes, c’est le fait qu’il est un assez bon pilote. (…) Le jour où il décidera de forcer le passage, j’en connais un qui aura beau brandir son croc-à-philosophes, ça l’empêchera pas de prendre une bonne rafale de cacahuète dans la gueule ; pas vrai Blanc-Boudin ?
Ce Béarnais suceur de sillages, une bonne partie des lecteurs arrivés jusqu’ici l’aura reconnu. Sa “sauce béarnaise” est plus complexe. J’en ai trois sur quatre. Les commentaires devraient permettre aux lecteurs de trouver une solution.
Reste à parler des deux qui ont franchi la Grande Crête sans dommage, et qui ont ainsi pris une bonne avance sur les autres dans la courss au légendaire trésor de l’Ancêtre : ce sont Son Altesse (S.A.) Alain von Schmück (S.A. signifie aussi : Sinécure Actionaliste) et Michel Le Zorcier, dit le Phénomène Crocrocratique, dit aussi Cercle Vicieux, ou plus familièrement Le Cercle. (…)
S.A. Von Schmück a été ainsi surnommé à cause de son physique de hobereau prussien qui aura avalé son sabre. Et, en effet, ce corps grand, glabre et raide cache une âme d’acier trempé. Von Schmück faisait partie de ce vol de gerfauts (de l’Ecole Gerfale Supérieure de la rue Plume) (…)
Alain l’Actionaliste s’écrase aussi en Mai 1968, mais tombe sur la “Maison des Chances Enormes”, «aussi surnommée “Maison des Chambres de Bonnes” à cause de l’exiguité des lieux».
Le seul candidat sérieux à la succession de l’Ancêtre restait donc le Cercle. C’est assez paradoxal, parce que le Cercle est un drôle de corps: il ne provient pas de l’Ecole Gerfale, mais, croyons nous, de la Fondation Nationale des Fientes Politiques qui est tout de même de moindre volée.
La FNFP… je n’ai pu empêcher un grand sourire à la lecture !
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Comment comprendre un tel texte.
Renaud Debailly, doctorant au CESS de Paris 4, a travaillé sur cette revue et d’autres revues de critique radicale de la science. Dans une communication, “De
Porisme à
Pandore” il écrit que “
Labo-contestation est une entreprise de dénonciation, dans l’institution scientifique, des hiérarchies et des inégalités”. C’est particulièrement après Mai 68 que la dénonciation devient possible : en partie quand de jeunes entrants, entrés en masse dans les années soixante, voient leurs perspectives de carrière ralentie.
Pour le bénéfice de la science et l’amusement de tous, j’ai scanné le texte et il est disponible en PDF : Aron Baba et les quarante voleurs (PDF).
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À suivre…