De la circulation des prénoms
L’étude de “la mode dans les noms de baptême” a intéressé divers érudits (et curieux) au cours du XIXe siècle et au début du XXe siècle. On trouve une discussion intermittente et de plusieurs années dans L’intermédiaire des chercheurs et des curieux, entre 1901 et 1908. Dans ce trimensuel composé de questions et de réponses envoyées par courrier, tout commence le 30 octobre 1901 :
Ne serait-il pas intéressant de dresser ici la statistique des prénoms usités aux siècles derniers et de nos jours, en notant ceux qui étaient d’un usage plus fréquent aux diverses époques ?
… demande un certain Coton.
Mais assez rapidement, la discussion s’oriente vers certains prénoms qui apparaissent, aux lecteurs de l’époque, étranges et de mauvais goût. Des rumeurs circulent. Une féministe, Hubertine Auclert, aurait appelé son fil “Lucifer”… Elle se voit obligé de répondre :
Madame Hubertine Auclert nous demande l’insertion de la lettre suivante :
Paris, 2 décembre 1901.
Monsieur le DirecteurJe lis avec stupéfaction dans l’article sous ce titre : La mode dans les noms de baptême, signé Duclos des Erables et publié par l’Intermédiaire des Chercheurs et Curieux du 30 novembre :
Que je me suis vu refuser la permission de donner à mon fils des prénoms burlesques et ridicules.
Or, non seulement je n’ai pas de fils, mais je n’ai même jamais eu d’enfants…
Je vous prie, monsieur le directeur, de bien vouloir faire rectifier l’erreur de votre rédacteur ; car vous comprendrez que ce n’est pas parce que je réclame lesdroits politiques pour mon sexe, que je puis me laisser attribuer les opinions et les actes ridicules de toutes les femmes ; et que si les anti-féministes trouvent habile de me calomnier, je dois, dans l’intérêt de la cause que je m’efforce de servir, rectifier leurs fausses allégations.
Veuillez agréer, monsieur le Directeur, l’assurance de ma considération la plus distinguée.
Hubertine Auclert.
Après de longs échanges de lettres sur les orthographes de Clothilde et Clovis, un rappel à l’ordre :
De trop savantes dissertations nous écartent de l’objet principal de la question. Ce qui serait intéressant à montrer ; c’est la cause qui a fait adopter, (…) de nos jours, généralement tels noms plutôt que tels autres. Pourquoi Jean est-il si aristocratiquement porté quand il était, hier, laissé au paysan ou à l’ouvrier ? Pourquoi, la mode est-elle, en ce moment, aux Madeleine et aux Germaine qui menacent de détrôner le succès de Marie et de Louise. Il y a là une influence. D’où vient-elle? On a vu le nom d’Alphonse, si bien porte jadis, subitement subir une éclipse après la pièce de Dumas fils.
C’est de ce côté qu’utilement nous pourrions orienter cette enquête. Elle comporte une statistique des noms de baptême les plus répandus pour une époque, et la recherche de l’abandon de certains noms ou de leur vogue.
Y.
L’intermédiaire des chercheurs et des curieux, vol.49, 1904, col.596-597
En 1907 encore (tome 56), le sujet revient :
Dans une lettre datée du 17 fructidor an VI, Bernardin de Saint-Pierre s’exprime ainsi :
Je ne saurais aller dans les promenades que je n’entende de tous côtés : « Ne courez pas. Virginie ! Allons un peu plus vite, Virginie! Attends, attends, Virginie ! » Il me semble que la génération future, du moins pour les filles, sera ma famille. Les Paul ne sont pas, si communs.
Ton ami,
De Saint-Pierre.
Voilà donc l’origine de la popularité de ce nom, qui a fait couler bien des pleurs!
On en revient donc à l’influence supposée de la littérature sur les pratiques de nomination. Mais quand un auteur, lui-même, s’interroge, la réflexion devient circulaire, et le cercle, vicieux. Alexandre Dumas fils écrit ainsi ces lignes suivantes, au sujet de sa pièce “Monsieur Alphonse” :
Pourquoi les noms de Joseph, de Jean, de Victor, d’Antoine, de François évoquent-ils plus l’image d’un domestique que les noms de Guy, de Raoul, de Marc et de Gontran ? Nous demandons son nom à un paysan, il nous répond Jean, Thomas, Nicaise. Ce nom paraît tout simple. Supposez qu’il nous réponde Valère, Agénor, Gaston ou Raphaël : nous voilà étonné et comme frappé d’une dissonance et d’une aberration.
Alexandre Dumas, fils, Théâtre complet, vol. 8, p.365, Paris, Calmann-Lévy, 1898, disponible sur Gallica
Parfois même, ô vice encerclé, l’auteur du roman se place comme narrateur — à moins que ce ne soit l’inverse. Victor Hugo, dans Les Misérables (tome 1, Livre 4, fin du chp.2) écrit ainsi :
la Thénardier ne fut plus qu’une grosse méchante femme ayant savouré des romans bêtes. Or on ne lit pas impunément des niaiseries. Il en résulta que sa fille aînée se nomma Eponine. Quant à la cadette, la pauvre petite faillit se nommer Gulnare; elle dut à je ne sais quelle heureuse diversion faite par un roman de Ducray-Duminil, de ne s’appeler qu’Azelma.
Au reste, pour le dire en passant, tout n’est pas ridicule et superficiel dans cette curieuse époque à laquelle nous faisons ici allusion, et qu’on pourrait appeler l’anarchie des noms de baptême. À côté de l’élément romanesque, que nous venons d’indiquer, il y a le symptôme social. Il n’est pas rare aujourd’hui que le garçon bouvier se nomme Arthur, Alfred ou Alphonse, et que le vicomte—s’il y a encore des vicomtes—se nomme Thomas, Pierre ou Jacques. Ce déplacement qui met le nom «élégant» sur le plébéien et le nom campagnard sur l’aristocrate n’est autre chose qu’un remous d’égalité. L’irrésistible pénétration du souffle nouveau est là comme en tout. Sous cette discordance apparente, il y a une chose grande et profonde: la révolution française.
La Révolution et un “remous d’égalité” viendrait donc mettre des prénoms plébéiens sur l’aristocrate.
N’ayons pas peur de l’anachronisme ni de décourager les lecteurs et jetons-nous un siècle après Dumas fils, près de deux siècles après l’époque des Misérables afin de repérer certains des usages pratiques des prénoms littéraires.
Sur un forum internet, en 2007, la jeune mère de Arwën (f) et Eowyn (m) écrit : Besoin d’aide prénom Seigneur des Anneaux
Alors bon, moi j’étais sure que mon zom voulais Galadriel, mais finalement ça le botte pas trop.
J’ai fait ma petite recherche (que sur le pavé S des A, on vas chercher sur le Simarillion quand notre amie nous l’aura rendue), et ça donne :
Déorwine
Elbereth
Fréawine
Fria
Galadriel
Eléowine
Goldwine
Winfola
Woses
CelebornAutant vous dire que à part Galadriel (que j’adore) je vois pas du tout, rien ne nous plaît.
(…)
Donc là y a Estel qui nous plaît (sachant qu’Arwën devais s’appeler Estel mais on a craquer sur Arwën entre temps !), ou Lobélia qui reste plus dans l’originalité que l’on recherche… Mais c’est le nom d’une femme de Hobbit, ce qui plaît moins à zom.
Notes : j’ai trouvé certaines des références (mais pas celle du hobbit) dans Baudelle, Yves, « Les connotations sociales des prénoms dans l’univers romanesque », Roman, histoire, société, U. Lille 3, 2006.
[yarpp]
4 commentaires
Un commentaire par Maïa (19/02/2009 à 12:45)
Tiens, je connaissais la mère d’une petite Galadrielle. Et je me demandais si tu pourrais faire les mêmes recherches avec les noms de jeux vidéo, qui à mon avis ont une influence, et qui permettent de dater plus précisément une enquête dans le présent. Combien de Zelda ?
Un commentaire par Baptiste Coulmont (19/02/2009 à 12:55)
Des Zelda… pas beaucoup : entre 10 et 15 depuis 1980 :
http://meilleursprenoms.com/stats/histogram.php3?recherche=zelda&image.x=0&image.y=0
et ça discute :
http://www.bebe-prenoms.com/pages/prenom-zelda-20409.html#
http://forum.magicmaman.com/magicmaman/prenom-faire-part-naissance/zelda-sujet-3669099-7.htm
http://fr.answers.yahoo.com/question/index?qid=20080328142723AAZD0BC
Le graphique du prénom “Lara” est amusant : avec un pic en 1998-1999 (Tomb Raider sort en 1996, TR2 en 1997, TR3 en 1998).
Mais c’était déjà un prénom en croissance avant :
http://meilleursprenoms.com/stats/histogram.php3?recherche=lara&image.x=0&image.y=0
Un commentaire par XavierM (21/02/2009 à 11:20)
Dans le libé d’aujourd’hui, un article sur la mode des prénoms patriotiques et politiques en Russie. Il n’est ni en ligne, ni dans les kiosques (le journal n’est pas distribué aujourd’hui), mais on peut télécharger le numéro entier :
http://q.liberation.fr/pdf/20090221/8625_telechargez-liberation-gratuitement-au-format-pdf.pdf
L’article est p.11
Un commentaire par Baptiste Coulmont (21/02/2009 à 12:03)
Merci !
« L’experte en anthroponymie Alexandra Souperanskaïa » est étrangement normative quand elle est citée disant que les prénoms protestants sont abominables…