Le rapport de thèse est, dans les dossiers de recrutement aux postes de maîtresses de conférences, le seul texte qui ne soit pas de l’auto-présentation. Il est donc considéré par les membres des comités de sélection comme un document important. Et souvent — malheureusement — le rapport de thèse est presque illisible alors qu’il devrait permettre de comprendre pourquoi telle thèse est réussie et telle autre moins bonne.
Après quatre bonnes années d’expérience en tant que recruteur de collègues, je pense avoir quelques conseils à donner (après avoir proposé, en 2005 quelques conseils sur la rédaction des CV analytiques). Voici donc, ici, quelques propositions pour les jurys de thèse, afin qu’ils et elles apprennent à rédiger des rapports utiles. [Pour un autre point de vue sur ces rapports, se reporter à l’ouvrage Un genre universitaire : le rapport de soutenance de thèse de Claudine Dardy, Dominique Ducard et Dominique Maingueneau.]
Avec un bon rapport, les membres des comités de sélection pourront savoir pourquoi telle thèse est bonne, excellente, parfaite ou simplement mauvaise. Si rien de ce qui précède ne s’y trouve, j’en jugerai à l’avenir que la thèse est mauvaise.
Enfin, deux conseils, aux doctorants :
Mise à jour : Dans les commentaires à ce billet, Olivier G. ajoute un point fondamental.
C’est l’époque : les étudiantes en fin de licence ou de M1 sont à la recherche d’un sujet de mémoire de master. Voici quelques sujets qui feraient, je pense, des mémoires de master intéressants, et que j’aimerais encadrer. Les étudiants et étudiantes qui seraient intéressées peuvent me contacter (ou laisser un commentaire plus bas).
The trend in which Louis, Laurent or Marie want to become Abdel, Said or Rachida has made the media recently, so, along with Marie Tourres, our Paris reporter, I looked into it.
Y a-t-il pratique plus étrange que celle de la dédicace telle qu’elle s’est peu à peu institutionnalisée dans le monde de la bande-dessinée ? Elle consiste, lors de certains événements (sorties d’album, festivals, invitations de librairies…), à donner – le terme est important – un dessin réalisé sur le moment aux lecteurs ou à toute personne qui se présente. (…) Pourtant, ce don revêt souvent un caractère obligatoire à partir du moment où le dessinateur est présent. (source)
Les dédicaces sont-elles présentes depuis le début des salons de la BD ? Voit-on une augmentation de leur place dans les programmes publiés ? Des entretiens avec des dessinateurs âgés pourrait donner des informations intéressantes. Prendre l’angle des dédicaces permettrait d’impliquer dans la recherche à la fois les producteurs et les consommateurs.
En conclusion : étudiants intéressés par un master de sociologie à Paris 8, prenez contact.
Il n’est plus sérieux, aujourd’hui, si l’on est sociologue, de parler des “jeunes”, des “ouvriers” ou des “employés” sans préciser que ces populations sont le regroupement d’individus en partie hétérogènes. Il y a notamment, et toujours, des hommes et des femmes. Utiliser, par défaut, le masculin pour parler de ces classes d’êtres équivalents sous certains rapports conduit insensiblement à ne plus parler que des jeunes hommes, des ouvriers mâles ou des employés virils.
L’une des solutions qu’emploient des collègues sociologues est la suivante : on parlera d’employé°e°s ou d’ouvrier-ère-s, de sans-papiers et de sans-papières. Le modèle, probablement, est allemand : depuis les années quatre-vingt, si je me souviens bien, l’on y écrit parfois “Lehrer/Innen” pour parler des instituteur/trice/s
Je préfère, de loin, un modèle anglais, où le genre utilisé est par défaut féminin. Je cherchais des exemples, et en écrivant ce billet, je suis tombé sur cet extrait de Seeing Like a State de James C. Scott (dont La domination et les arts de la résistance a été récemment traduit et publié aux Editions Amsterdam).
Dans l’exemple, “an outsider” a besoin d’un guide, mais “the outsider” est une femme : le pronom “her” l’identifie comme telle. Tous les exemples proposant un être a priori indéfini, “a doctor“, “a pilot“, “a guide“… seront traités au féminin.
Ce procédé est courant : la quasi totalité des textes anglographiés que je lis, en sociologie, histoire, “gay and lesbian studies“… procèdent ainsi. Et si l’on trouvait une mention spécifique en début d’ouvrage, pour ceux qui ont été publiés dans les années quatre-vingt, c’est fini maintenant.
C’est ce que je fais parfois dans ce blog, écrire au féminin neutre : pas systématiquement — ce serait, me semble-t-il, faire preuve de rigidité — mais quand ça m’amuse. Cela n’aurait pas (encore) de sens pour parler des prêtres catholiques ou des compagnies républicaines de sécurité (deux groupes qui sont encore fermés aux femmes), mais dans de nombreux cas, cela permet de changer de perspective, plus radicalement qu’en multipliant les redondances superflues (du type “ouvriers et ouvrières”).
J’utilise aussi pilotesse, directeure, instituteure et autres inventions.
Et j’ai été surpris de l’étonnement de certains lecteurs (jamais des lectrices) à cet usage. Je ne m’imaginais pas avoir une écriture aussi étrange. D’où, en forme de justification et d’explicitation, ce billet.
Note : quelques trolls ayant envahi les commentaires, j’ai du faire du ménage, effacer leur prose et fermer le formulaire.
Je suis depuis quelques années membre du comité éditorial des Presses universitaires de Vincennes, les PUV, où je peux suivre en partie le travail de publication des livres, de l’arrivée du manuscrit à la sortie, en passant par l’évaluation…
Il est inévitable que certains ouvrages m’intéressent plus que d’autres, et je voulais mentionner ici L’Asile aux fous de Philippe Artières et Jean-François Laé, notamment pour le beau travail réalisé par les PUV : le format (“paysage”), le papier crème, la couverture en kraft… donnent l’impression d’entrer dans une vieille enveloppe recelant des photos oubliées…
Ces photos sont celles d’un médecin psychiatre, qui fixait sur la pellicule, en cachette, la vie des hôpitaux dans lesquels il était en poste. Photos interdites, bien entendu, ou alors à la limite de l’autorisé.
(Mes photos, malheureusement, ne rendent pas justice à la qualité formelle du livre).
Pour plus d’informations….
Pour l’acheter sur amazon.
Scriptopolis, un blog tenu entre-autres par Philippe Artières : une photo, un texte.
J’ai appris hier que Technology of Orgasm de Rachel P. Maines, un ouvrage sur l’histoire technique et médicale du vibromasseur, venait d’être traduit en français. Les éditions Payot publient en effet Technologies de l’orgasme. Le vibromasseur, l’« hystérie » et la satisfaction sexuelle des femmes.
En 2004, j’en avais fait une présentation rapide, dans la revue Labyrinthe [PDF], appelant à une traduction en français.
Le livre de Maines a été (avec Les Cadres de Boltanski) l’une des influences de mon livre sur les sex-shops, notamment en s’appuyant sur les sources les plus légitimes pour étudier un objet illégitime. A mon avis, cette manière de faire s’oppose, en sourdine, à des ouvrages qui, pour parler de sexualité, de genre, d’orientation sexuelle…, refusent la confrontation avec des matériaux empiriques.
Mon compte-rendu sur Technology of Orgasm.
Les prénoms sont un indicateur synthétique du sens commun : ils indiquent, immédiatement, un sexe, un âge (plus ou moins “vieux”), une classe sociale (“prénom de bourge”), une “ethnicité” (“celtique”, “basque”, “africain”…). Les romanciers s’en servent pour camper, d’un mot, un personnage. Mais ils ont, ensuite, 500 pages pour préciser la position sociale.
Les publicitaires, eux, ne disposent que du regard distrait des lecteurs, des utilisateurs du métro ou de celles qui dînent en écoutant RTL. Leurs personnages sont parfois réduits à des prénoms.
Les prénoms choisis par la publicité pour Carrouf’ (Pierrette, Patrick et Pauline) ont pour but d’indiquer des âges différents : “Pierrette” semble avoir presque 60 ans, “Patrick” 35 et “Pauline” en gros 23. Mais collent-ils à la réalité ? La comparaison avec les statistiques du “Fichier des prénoms” de l’INSEE nous indique qu’une “Pierrette” a toutes les chances d’être plus âgée qu’un “Patrick”, lui même plus âgé qu’une “Pauline”. Le graphique suivant représente le nombre annuel de bébés nommés Pierrette, Patrick ou Pauline entre 1900 et 2005 (avec une échelle logarithmique).
C’est au début des années 30 que le prénom “Pierrette” connaît son plus grand succès. Vers 1955 pour “Patrick” et vers 1990 pour “Pauline”.
Les auteurs de l’affiche ont bien ordonné les prénoms. Pierrette pour la vieille, Patrick pour le jeune plus trop jeune, Pauline pour “l’adulescente”. Mais l’âge donné aux personnages est moins en accord avec les statistiques. Un “Patrick” d’une trentaine d’années est beaucoup plus rare, aujourd’hui, qu’un “Patrick” âgé de 55 ans.
Mais leur but est-il de produire, dans des cas d’espèce, un concentré statistiquement possible, ou simplement de produire du crédible ? Ils étaient de plus contraints ici par le “P”.
Les publicitaires, quand ils tiennent des discours sur leur pratique, présentent les usages des prénoms comme une manière de “rendre proche des gens” les personnages des publicités : parce qu’on appelle nos proches par leur prénom, le prénom aurait par miracle la capacité de rendre proche. Ceci expliquerait pourquoi les publicités utilisant les prénoms se multiplient.
Des sociologues sont parfois critiques et remarquent au contraire que ces prénoms “ne reflètent pas la France” : en gros, que les personnages ne sont pas proches, mais très éloignés (d’une réalité dont les sociologues sont l’interprête). Dans l’exemple précédent, l’universitaire fait état des prénoms dont il a connaissance pour invalider la série des prénoms proposés par une publicité.
Dans les deux cas, c’est — pour parler grossièrement — la place du prénom dans la société française contemporaine que ces personnes pointent. Elles affirment et réaffirment que le prénom peut être lu comme le support de l’identité personnelle (voire même que le prénom suffise, a priori, comme résumé identitaire) et d’une identité collective plus large (la “France”).
Mais cet indicateur, malheureusement, est complexe : un même prénom n’indiquera pas la même chose à deux personnes différentes par l’âge ou le milieu social. (On le voit avec le texte du collègue.) L’image que le prénom a pour une personne est un indicateur de la position sociale de cette dernière. Certains trouveront le prénom “Gaspard” prétentieux, d’autres agréable : il serait même possible d’estimer, à partir d’un questionnaire portant sur un groupe de prénom, la position sociale des répondants (exemple de traitement statistique et pédagogique de cette question). Pour représenter un garçon de moins de dix ans, les publicitaires travaillant pour Carrouf’ ont choisi “Pablo” : un prénom peu répandu, mais en forte croissance, le seul de la série à ne pas être sur le déclin, choix qui indique peut-être que, pour ces publicitaires, “Pablo” peut encore être donné à un garçon… ou a pu l’être il y a dix ans.
Tout discours sur les prénoms expose donc la personne qui parle à en dire un peu sur elle, probablement inconsciemment.
Cette année, c’est l’association des sociologues enseignants du supérieur (et Matthieu H.) qui a pris en charge le Wiki Auditions –
http://www.grouchomarx.cafewiki.org/index.php?Ases.
Les postes sont renseignés. Presque tous. Quelques départements semblent résister à toute publicité : la sociologie à Toulouse 2 ne donne pas connaissance des dates des auditions… L’université de Reims est un peu cachottière. Un poste à Toulouse 1 est tellement secret que le comité de sélection reste invisible (Oups, encore un “comité invisible”, que fait la police ?). Le Havre reste entouré de mystère… C’est sans doute par manque de relais “là bas” et pas pour une autre raison : à l’ASES de se mobiliser pour obtenir les informations manquantes.
Les années précédentes, pour avoir accès aux informations secrètes, j’envoyais des dizaines de mails (à des camarades de l’ENS qui forment un bon réseau d’agents, à de jeunes collègues… et, de manière formelle, aux directeurs de département, leur demandant, innocemment, pourquoi donc tout était si secret chez eux). Et j’appelais aux renseignements directement par mail : beaucoup de candidat-e-s m’ont ainsi écrit, me disant ce qu’ils savaient. C’est peut-être ce qui manque sur le wiki de l’ASES : un mail auquel envoyer ce qui est connu.
Mais pour le reste : ça fonctionne bien, très bien.
Cette semaine (y compris samedi 23 ?) et la semaine prochaine : les auditions ont lieu, des classements (ou des signalements de classements à destination des conseils d’administration des universités) sont produits. Le wiki audition de l’ASES donnera accès aux classements des grands départements de sociologie (à Lille, Paris, Nantes, etc…) : non seulement parce que ces comités sont souvent fiers de leurs classements, mais aussi parce que des liens d’interconnaissances permettent aux informations de circuler jusqu’à l’ASES. Il va falloir surveiller les départements qui n’ont pas l’habitude de rendre leurs décisions publiques, et qui vont faire croire que la LRU, avec ses nouvelles règles, interdit toute publicité. A ce sujet la présidente de l’Association des enseignants-chercheurs en science politique écrivait récemment un mail à destination de ses collègues politistes : “Je conçois que la LRU rende le choix des jurys de comités de sélection plus fragile autrefois, et surtout non officiel. Mais ne pourrions nous au moins publier des classements provisoires (…)”
On peut prendre le métro tous les jours et s’ennuyer de la répétition des mêmes lieux… D’autres s’en amusent. Un groupe de chanteurs avait disposé des “moustaches poétiques” sur les affiches publicitaires, en novembre dernier : Alain Souchon, Audrey Tautou ou Tom Cruise se couvraient alors d’une petite moustache… La chercher dans les stations rendait le trajet divertissant.
D’autres encore commentent ou modifient les slogans omniprésents de la RATP. Des articles dans le Tigre [ce curieux journal curieux] essaient de saisir, mot par mot, la logique de la Régie. Des autocollants proposent aussi un commentaire, en détournant les messages institutionnels.
Cherchez l’erreur :
Il y a quelques jours, ces autocollants avaient investi la station “Jourdain” (ligne 11) et m’ont incité à écrire cette note informe et sans direction. Ils ne sont restés que quelques heures, les autocollants : les sous-traitants de la Régie chargés du nettoyage ont fait vite. Le “si vous repérez un contrôleur, parlez-en à votre voisin” est mon préféré : les contrôleurs de la RATP ont la mauvaise habitude de se cacher pour leurs contrôles (derrière le coude d’un couloir le plus souvent).
Dans son analyse des consignes, Le Tigre écrivait :
ETIQUETEZ systématiquement tous vos bagages. Oui, oui, oui. Sys-té-ma-ti-que-ment. (…) N’est-ce pas d’une utilité extrême ? CQFD). Tout colis suspect abandonné étant de toutes manières détruit, boum ! la question est la suivante : le gros sac à dos de Durand, Pierrette, Nice, sera-t-il détruit avec moins de suspicion dans l’oeil du démineur que le gros sac à dos anonyme ? [source— voir aussi le dossier la société du slogan]
L’un des grands problèmes de la Régie autonome des transports parisiens est la discipline des “usagers”. Les clochards et les sans-toits ne peuvent plus s’allonger, grâce au travail des constructeurs de mobiliers. Les enfants, on le sait, ont tendance à se faire pincer les doigts très fort. Il y a quelques années, la RATP n’infantilisait que les enfants. Cela donnait déjà lieu à des détournements (au moment même où des petits vandales — le mouvement anti-pub — déchiraient des affiches de publicité pendant leur temps libre) [voir aussi paranos, ensemble] :
Peut-on penser que le succès du lapin rose ait poussé la RATP à concevoir des messages similaires, mais destinés aux adultes ? L’on a vu récemment poindre des “bulles”, visibles depuis début 2009, qui incitent les voyageurs à “faciliter leur sortie” en “préparant leur descente” :
Et ce sont les “bulles” actuelles de la RATP qui ont excité les graphistes rebelles (notamment ceux qui se réclament du TARP).
Le choix d’une bulle n’est pas anodin car, dans la tête des créatifs, c’est une manière de faire dévier le contenu autoritaire (un message, une voix qui vient d’ailleurs, d’au-dessus) vers une forme plus «humaine». Ainsi, dans le cas du métro, les autocollants ont été collés à hauteur des têtes des usagers;
source : formes-vives.org
Mais les réactions sont souvent négatives, dénonçant le caractère “passive-aggressive” des messages. Palagret écrit :
Le message “Retenir les portes, c’est retenir le métro” cherche à culpabiliser le pauvre voyageur qui essaye d’entrer dans un wagon bondé. Le quatrième message “1 seconde perdue en station = du retard sur toute la ligne” fait appel aux capacités mathématiques du voyageur et l’accuse carrément d’être responsable de tous les dysfonctionnements de la ligne 13.
Pascal Riché sur rue89 lit les “bulles” de manière identique :
voilà que ces petits panneaux arc-en-ciel (une couleur joyeuse pour faire passer la pilule ? ) viennent me dire : « Mais non, usager, c’est toi le responsable des retards. Tu ne prépares pas ta sortie, tu perds des précieuses secondes, tu retiens la porte pour tes copains… Alors ne vas pas te plaindre ! »
Les observateurs attentifs ont pu aussi remarquer l’opposition de certains voyageurs. Les photographies de Palagret (j’en reprends une ci-dessous) sont exemplaires :
Des groupes (ou une personne seule bien organisée) ont été plus loin : en reprenant la forme des messages de la RATP, ils en détournent le sens.
N’attendez pas le signal pour offrir un sourire… le texte fleur bleue rappelle les poésies légères que la RATP affiche quand la publicité pour “Wall Street English” fait défaut. Mais la série offre aussi un petit message “philosophique” (si l’on accepte que la philosophie soit un guide de bonne vie).
Un groupe, le TARP, est à l’origine d’une série plus complète de messages. Je n’ai pas réussi à trouver des informations concernant ce groupe, mais j’y vois des étudiants en arts graphiques. Plus directes, souvent méchantes, les bulles du TARP s’inspirent de la culture grolandaise : “Quand le signal sonore retentit, je cris Youpi !”… Je reproduis ci-dessous certaines de leurs bulles :
Fumer des gros joints facilite ma descente :
Photo prise chez BlogMichet.
Le détournement est réjouissant… Pascal Riché place en fin d’article cette photo (prise par Philon) :
NeverMindTheBolog a trouvé une belle bulle : “Une narine bouchée, du retard sur toute la ligne” (avec le “fumer des gros joints”, l’on distingue une source commune) :
La dernière bulle vient du blog de Sycomore :
source
Les détournements ont peut-être une vertu indirecte, celle de réveiller le sens critique. BanMwenColombo écrit, après avoir vu les nouveaux slogans :
Voilà ce qui m’interpellait et je n’arrivais pas à exprimer : ces messages de la RATP sont condescendants vis à vis des usagers du métro.
source
Les lectrices intéressées pourront trouver ailleurs d’autres photos (chez LaQuincaillerieDuCentre, F. Briand, CMoi – flickr, Paternoster et un message scatologique et photo chez MonsieurPoulpe).
Pourquoi consacrer du temps à ces petites images ? D’abord parce qu’elles m’ont amusé. Et parce que ce qui m’intéresse, au delà du salutaire appel au sourire, c’est surtout la combinaison du respect formel du design des messages de la RATP et d’une rébellion limitée à contredire les instructions officielles. Pas vraiment une rébellion, donc.
Epicène, quel joli mot. Voici une occasion de l’utiliser.
Parce que, dans la grande majorité des cas, le prénom indique assez bien le sexe, les prénoms ont été utilisés pour trouver le sexe des pacsés [PDF]. Dans son article pour Infostat Justice, Valérie Carrasco décrit la méthode qu’elle a suivie : elle a notamment considéré qu’un prénom donné à plus de 98% à un sexe était un prénom indiquant ce sexe.
Mais si je vous dit : Camille, Dominique, ou Claude… vous allez me demander “un ou une ?”. Ce sont, en français, des cas classiques de prénom ayant indiqué, à un moment plutôt un sexe, à un autre moment plutôt un autre. Des prénoms épicènes.
Prenons “Camille” : l’évolution au cours du XXe siècle est frappante. Jusque vers 1940, le prénom se masculinise : et plus de deux Camille-hommes naissent pour une Camille-femme. Mais à partir de 1940-1945, Camille se féminise : aujourd’hui plus de 15 Camille-filles naissent pour un Camille-homme (“Camille” est même l’un des dix ou vingt premiers prénoms donnés aux filles au début des années 2000). Les graphiques ci-dessous représentent la même chose (d’une image à l’autre, le rapport est inversé) : du point de vue “masculin” et du point de vue “féminin” pourrait-on dire.
Il n’y a pas que Camille, Dominique ou Claude. Si je vous dit : Alix, Andrea, Loan, Noa ou Lou, Louison, Sacha (ou Sasha)… Dany ou Yannick… Sandy et Jessy… Morgan ou Lois… Vous y verrez peut-être une fille, peut-être un garçon.
Prenons deux prénoms assez récents en France, Jessy et Dany, dont l’évolution est retracée juste au dessus : au début de leur carrière, quand moins de 10 Jessy ou 10 Dany naissent chaque année, le rapport (nombre de Dany-filles) / (nombre de Dany-garçons) varie autour de l’unité. Mais il arrive un moment où le genre de Dany et Jessy se fixe. “PAF” ! En quelques années, ces deux prénoms deviennent des prénoms “de garçon”.
On n’observe pas de stabilisation durable autour du rapport 1 pour 1. C’est peut-être cela que repérait Stanley Lieberson dans The Instability of Androgynous Names (que je dois relire plus précisément). Un contre-exemple : “Alix”, au cours du XXe siècle, alterne assez rapidement entre “périodes masculines” et “périodes féminines” [il faudrait pouvoir suivre conjointement les évolutions d’Alice, Alex[andre] et Alix…], mais reste plutôt féminin (il n’y a jamais plus d’1,6 fois plus de garçons) et longtemps proche du rapport unitaire.
Le prénom “Yael” illustre peut-être mieux l’instabilité de l’épicénité : ce “prénom de fille” se masculinise régulièrement entre 1970 et 2000. Mais il ne reste pas androgyne plus de deux ou trois ans : en un clin d’oeil, il devient un prénom deux fois plus donné à des garçons qu’à des filles. Pour ce prénom l’on trouverait des explications ad hoc : l’usage féminin ferait plutôt référence à une héroïne biblique, l’usage masculin s’inscrirait plutôt dans les inventions de prénoms celtiques. Une telle explication incite à ne pas seulement utiliser les rapports mais aussi à utiliser les valeurs absolues : est-ce que l’usage féminin diminue (ou n’est-ce pas plutôt une explosion des usages masculins de Yael sans que ne diminue le nombre de bébé-filles Yaël naissant chaque année?)…
Après tous ces exemples, ne peut-on pas être un chouïa synthétique ?
Le graphique représente ici le nombre annuel de naissances “presque épicènes” : je n’ai retenu que les prénoms donnés aux deux sexes, et donnés moins de 4 fois plus à un sexe qu’à un autre [c’est à dire les prénoms où les garçons représentent entre 20 et 80% du total].
L’ «Effet Dominique» domine le graphique : autour des années soixante, Dominique est à la fois un prénom épicène et l’un des grands succès. Il faudrait le refaire en enlevant ce prénom…
Mais la fin du graphique est intéressante : L’augmentation du nombre d’enfants recevant un prénom épicène depuis 1995 n’est pas attachée à un seul prénom, mais bien à la multiplication de prénoms rares utilisés à la fois pour des garçons et pour des filles.
Total sur 5 ans : 2000-2004 | |||
Nom | Nbr filles | Nbr garçons | Proportion |
CAMERONE | 33 | 22 | 0,40 |
SADIO | 104 | 70 | 0,40 |
LILO | 42 | 30 | 0,42 |
NOUHA | 35 | 25 | 0,42 |
WISSAME | 15 | 12 | 0,44 |
TAYLOR | 89 | 74 | 0,45 |
NEHEMIE | 53 | 45 | 0,46 |
JANYS | 14 | 12 | 0,46 |
AELIG | 30 | 26 | 0,46 |
LENAICK | 40 | 35 | 0,47 |
MORGANN | 108 | 96 | 0,47 |
SASHA | 648 | 582 | 0,47 |
ANAEL | 277 | 250 | 0,47 |
ISA | 38 | 35 | 0,48 |
ANH | 16 | 15 | 0,48 |
KERANE | 16 | 15 | 0,48 |
JOANY | 18 | 17 | 0,49 |
EOLE | 24 | 23 | 0,49 |
ELISEE | 52 | 51 | 0,50 |
JAEL | 34 | 35 | 0,51 |
LYSSANDRE | 25 | 26 | 0,51 |
KELIANE | 46 | 49 | 0,52 |
MANOE | 26 | 28 | 0,52 |
KRISTEN | 63 | 69 | 0,52 |
ILYANE | 16 | 18 | 0,53 |
ALAA | 23 | 26 | 0,53 |
NOLANE | 57 | 66 | 0,54 |
ANGY | 49 | 58 | 0,54 |
OUISSAM | 10 | 12 | 0,55 |
LOUISON | 609 | 761 | 0,56 |
NIMA | 20 | 25 | 0,56 |
LEAN | 11 | 14 | 0,56 |
KINSLEY | 17 | 22 | 0,56 |
MAHE | 230 | 298 | 0,56 |
TAYSSIR | 10 | 14 | 0,58 |
JANIS | 86 | 123 | 0,59 |
LOAN | 1031 | 1511 | 0,59 |
GAYA | 17 | 25 | 0,60 |
MADY | 59 | 87 | 0,60 |
NATHY | 10 | 15 | 0,60 |
Au cours des dix à quinze dernières années l’on assiste à l’augmentation du nombre de prénoms identiques utilisés pour des filles ou des garçons : il y a un plus grand nombre de prénoms “mixtes” qu’avant. Des prénoms auparavant “masculins” mais se terminant en “-a” sont donnés à des filles (la terminaison en -a devenant l’un des marqueurs du genre, comme -ette ou -ine il y a quelques années).
Mais, comme on peut le constater sur le tableau ci-contre, ce sont surtout des prénoms assez rares qui sont donnés à la fois à des garçons et à des filles, dans des quantités similaires. La libéralisation du choix du prénom — depuis 1993 les Françaises sont libres de donner ce qu’elles souhaitent à leurs enfants — a poussé à la dispersion. Avec la conséquence suivante : Est-ce que Kérane, Eole, Lyssandre, Manoë ou Aelig sont plus “fille” ou plus “garçon”… personne ne sait (à part les parents, qui choisissent une fois sur deux pour l’un des camps). Les références culturelles habituelles ne peuvent ici servir de guide. Mais dans dix ans, il est bien possible que, si tel prénom est encore donné, le choix sera fait, le prénom sera genré, en faveur de l’un des sexes.
Notes : Les statistiques utilisées ici proviennent du “fichier des prénoms” de l’INSEE, version de 2005, obtenu à des fins de recherches par le Centre Quêtelet (Centre Maurice Halbwachs). Ces données ont été travaillées avec le logiciel R (GNU-R). Pour que certaines évolutions temporelles soient plus claires, j’ai lissé les courbes (elles sont en rouge ici).