Le féminin neutre
Il n’est plus sérieux, aujourd’hui, si l’on est sociologue, de parler des “jeunes”, des “ouvriers” ou des “employés” sans préciser que ces populations sont le regroupement d’individus en partie hétérogènes. Il y a notamment, et toujours, des hommes et des femmes. Utiliser, par défaut, le masculin pour parler de ces classes d’êtres équivalents sous certains rapports conduit insensiblement à ne plus parler que des jeunes hommes, des ouvriers mâles ou des employés virils.
L’une des solutions qu’emploient des collègues sociologues est la suivante : on parlera d’employé°e°s ou d’ouvrier-ère-s, de sans-papiers et de sans-papières. Le modèle, probablement, est allemand : depuis les années quatre-vingt, si je me souviens bien, l’on y écrit parfois “Lehrer/Innen” pour parler des instituteur/trice/s
Je préfère, de loin, un modèle anglais, où le genre utilisé est par défaut féminin. Je cherchais des exemples, et en écrivant ce billet, je suis tombé sur cet extrait de Seeing Like a State de James C. Scott (dont La domination et les arts de la résistance a été récemment traduit et publié aux Editions Amsterdam).
Dans l’exemple, “an outsider” a besoin d’un guide, mais “the outsider” est une femme : le pronom “her” l’identifie comme telle. Tous les exemples proposant un être a priori indéfini, “a doctor“, “a pilot“, “a guide“… seront traités au féminin.
Ce procédé est courant : la quasi totalité des textes anglographiés que je lis, en sociologie, histoire, “gay and lesbian studies“… procèdent ainsi. Et si l’on trouvait une mention spécifique en début d’ouvrage, pour ceux qui ont été publiés dans les années quatre-vingt, c’est fini maintenant.
C’est ce que je fais parfois dans ce blog, écrire au féminin neutre : pas systématiquement — ce serait, me semble-t-il, faire preuve de rigidité — mais quand ça m’amuse. Cela n’aurait pas (encore) de sens pour parler des prêtres catholiques ou des compagnies républicaines de sécurité (deux groupes qui sont encore fermés aux femmes), mais dans de nombreux cas, cela permet de changer de perspective, plus radicalement qu’en multipliant les redondances superflues (du type “ouvriers et ouvrières”).
J’utilise aussi pilotesse, directeure, instituteure et autres inventions.
Et j’ai été surpris de l’étonnement de certains lecteurs (jamais des lectrices) à cet usage. Je ne m’imaginais pas avoir une écriture aussi étrange. D’où, en forme de justification et d’explicitation, ce billet.
Note : quelques trolls ayant envahi les commentaires, j’ai du faire du ménage, effacer leur prose et fermer le formulaire.
[yarpp]
12 commentaires
Un commentaire par Ludovic (07/05/2009 à 6:30)
Merci beaucoup pour cette mise au point, qui est, je le confesse, une véritable nouveauté pour moi.
Si je comprends bien la démarche, je me permets cependant de souligner le fait que la langue française a choisi, historiquement, de regrouper le neutre venant du latin avec le masculin et non avec le féminin. C’est le masculin qui est le genre non marqué et le féminin celui qui est marqué. Votre choix semble remettre en cause la langue telle qu’elle a pu être codifiée. Bon ou mauvais? je ne saurais le dire.
L’anglais a plus de facilités pour adopter cette démarche car les pronoms distinguent clairement le féminin et le masculin (her/his) ce que le français ne permet pas (c’est toujours “son” ou “ses”).
Un commentaire par Baptiste Coulmont (07/05/2009 à 7:29)
>Ludovic : la langue française n’est pas dotée d’une faculté d’agir ou de choisir… ceux qui écrivent, en revanche, peuvent lui faire subir tous les outrages.
Un commentaire par miki (07/05/2009 à 9:08)
Si si de mon côté j’avais compris le procédé… Voulais juste en passant vous dire que je le trouve plutôt sympa. Sinon, y’a toujours d’autres manières d’avoir un langage parfaitement épicène (entre autres http://www.ccdmd.qc.ca/correspo/Corr13-4/Epicene.html), mais c’est parfois un peu ardu.
Un commentaire par Matoo (07/05/2009 à 10:15)
Je crois que je trouve autant injuste l’usage du masculin neutre que celui du féminin neutre ! :))) Il faudrait une troisième forme, vraiment neutre ! :)
Un commentaire par Baptiste Coulmont (07/05/2009 à 10:29)
> Matoo : oui, mais un “vrai neutre” rendrait invisible la composition sexuée des groupes dont on parle…
Un commentaire par Étienne (07/05/2009 à 10:51)
Il y a tout de même une belle lurette que les grammairiens sérieux ont abandonné les expressions “masculin” et “féminin” pour désigner le genre non marqué et le genre marqué. Il faut dire que ces appellations traditionnelles avaient toujours été un peu artificielles. La table n’est pas plus une fille que le bureau n’est un garçon. Du coup le combat contre le sexisme du langage me fait toujours sourire.
Un commentaire par Baptiste Coulmont (07/05/2009 à 10:59)
> Etienne : D’accord, mais l’ouvrière est souvent une femme, et l’ouvrier un garçon, non ?
Un commentaire par Étienne (07/05/2009 à 16:17)
Absolument. Mais je crois que personne ne parle plus de “doctoresse” et les femmes qui finissent leurs études de médecine sont bien des docteurs. Sous mes fenêtres il y a quelques minutes il y a eu une commémoration du 8 mai et quand on a annoncé une allocution “du ministre” j’ai vu s’avancer une dame en tailleur (Lagarde).
Grammaticalement, on n’y coupe pas, il y a un genre qui prend une désinence (le marqué) et un qui n’en prend pas. Le genre non marqué n’indique rien du tout sur le sexe, et le marqué (certains disent “insistant”) indique en général un sexe féminin s’il s’agit d’un être animé, mais pas toujours. Du coup vouloir triturer la grammaire par militantisme et en bonne partie à cause des anciennes dénominations pas très adéquates pour ces deux genres me paraît un peu futile.
Un commentaire par LD (07/05/2009 à 16:43)
> Etienne : d’accord pour dire que bien sûr, le genre des noms communs est souvent arbitraire. Mais l’exemple table/bureau est bien mal choisi : table de cuisine, de salle à manger ; bureau de l’homme d’affaires. Disons plutôt qu’une fille n’est pas forcément au garçon ce que la serviette est au torchon !
> Baptiste : est-ce que le féminin neutre s’emploie également à l’oral, que ce soit par vous ou dans le milieu académique anglo-saxon ?
Un commentaire par Baptiste Coulmont (07/05/2009 à 18:04)
> Etienne : je ne savais pas que mes petits usages pouvaient déclencher une telle verve !
> LD : personnellement, je n’utilise le féminin neutre que de temps en temps, par amusement et pour les effets de révélation produits. Dans le monde académique anglo-saxon que je connais, on trouve à l’oral (exposés, colloques…) les mêmes pratiques qu’à l’écrit. Avec , notamment, l’usage du pluriel “they” pour parler de personnes sans mentionner leur genre… Du coup, c’est un “they” singulier.
Note : suite à quelques commentaires désobligeants, rapidement effacés, j’ai préféré fermer le formulaire. Les personnes motivées peuvent m’écrire.
Un commentaire par Rue89Japon» ブログアーカイブ » 性の疑問:本当に子供の問題ではないのか? (28/05/2009 à 14:17)
[…] フェミニズム、同性愛、性同一性障害もまたすでに始まっている フェミニズムの始まり、グージのオリンポスの山々、市民権などに焦点を当てた展示室があります。つまり女性と性の形成というものを歴史的に見ていくというものです。 […]
Un commentaire par Françoise Collin ou la non-clôture en partage | Entre les lignes entre les mots (09/09/2012 à 10:19)
[…] http://coulmont.com/blog/2009/05/07/le-feminin-neutre/ ; Que les hommes et les femmes soient belles, pétition lancée par plusieurs associations […]