Structure sociale et prénoms à la mode
Dans “Les enfants de Michel et Martine Dupont s’appellent Nicolas et Céline”, de Guy Desplanques, (Economie et statistique, 1986, n°184, pp. 63-83) on trouve un fort beau graphique.
En s’appuyant sur l’Enquête Emploi de l’INSEE, Desplanques essaie de comprendre comment les prénoms à la mode circulent dans l’espace social.
Le graphique est reproduit ci-dessous (car une partie de mon travail, c’est aussi de la science froide, la reproduction de résultats déjà solides).
Prenons les 10 prénoms féminins les plus donnés entre 1965 et 1969 et regardons comment les différentes catégories socio-professionnelles les ont utilisés. Ce qui frappe tout d’abord, c’est que toutes les catégories semblent surfer sur la même vague. Mais une lecture en détail montre que les comportement sont légèrement différenciés dans le temps.
Vers 1950, 10% des bébés filles de cadres (la CSP n°3 dans la nomenclature à 6 postes) reçoivent un prénom qui sera à la mode (c’est à dire dans les 10 prénoms les plus fréquents) 15 ans plus tard. Les filles des artisans et professions intermédiaires (CSP n°2 et 4) sont environ 3% à recevoir de tels prénoms. Et ce n’est qu’en 1960 que les filles d’agriculteurs recevront à une telle fréquence (environ 10%) ces prénoms.
Il arrive un moment, vers 1960, où ces “prénoms presque à la mode” qui étaient auparavant des “prénoms de cadres” deviennent plus fréquents parmi les filles de “professions intermédiaires” et celles des “indépendants” : l’engouement des cadres décélère… Peut-être parce que ces prénoms sont jugés trop peu distinctifs, les cadres commencent à abandonner ces prénoms quelques années avant les autres catégories socio-professionnelles.
Le graphique précédent offre une image instantanée… et peut-être que le comportement des cadres et des professions intermédiaires fut différent à d’autres moments. Peut-être que les prénoms à la mode entre 1965 et 1969 avaient ceci de spécifique qu’ils furent lancés par les cadres à la consommation de l’ensemble du corps social.
Nous sommes rassurés (enfin, je le suis) en regardant le graphique suivant. Nous avons pris ici les 10 prénoms féminins les plus fréquemment donnés entre 1960 et 1964 : les courbes évoluent de la même manière. Les cadres commencent à donner ces prénoms avant les autres catégories socio-professionnelles… et les abandonnent quand les “professions intermédiaires” les utilisent plus fréquemment qu’eux. Les agriculteurs, eux, continuent à donner ces prénoms après que les autres CSP ont commencé à ne plus les utiliser pour leurs filles.
On peut comparer plus systématiquement, par exemple entre 1900 et 1975. L’animation suivante est construite ainsi : pour chaque année entre 1900 et 1975, j’ai retenu les 20 prénoms les plus donnés aux filles et j’ai construit la courbe de la fréquence d’usage, par catégorie socio-professionnelle. Pour diverses raisons (codage des prénoms composés, effectifs faibles, problèmes liés à l’utilisation des CSP pour le début du XXe siècle…) je n’accorde pas trop de crédit aux courbes d’avant 1945. Mais pour l’après 45… : le phénomène repéré pour les années soixante fonctionne. Les cadres semblent “lancer” la mode.
[flashvideo file=”https://coulmont.com/blog/fichiers/2009/cspprenoms.flv” width=320 height=240 /]
[Note : j’ai réalisé cette animation trop rapidement : l’échelle des abscisses devrait commencer à 1900 et se terminer vers 1975, et une date “mouvante” devrait être présentée.]
Une question au moins se pose après ces graphiques : Entre 1945 et 1975, les décalages entre catégories sociales ne sont que de quelques années. Si l’on prend le seuil de 10% [i.e. la date à laquelle 10% des bébés filles d’une catégorie sociale reçoivent les prénoms à la mode considérés], on s’aperçoit que 10 ans environ séparent les cadres des agriculteurs… mais à peine deux ou trois ans séparent les cadres des professions intermédiaires. Sans information supplémentaire, deux explications sont possibles : 1- les cadres “lancent” une mode qui est ensuite reprise par d’autres catégories sociales… ou 2- la source des prénoms est ailleurs, elle est la même pour toutes les CSP, qui assimilent les prénoms plus ou moins rapidement, mais sans “imitation”. [L’explication n°2 est soutenue par l’américain Stanley Lieberson.]
Références : Guy Desplanques, “Les enfants de Michel et Martine Dupont s’appellent Nicolas et Céline”, (Economie et statistique, 1986, n°184, pp. 63-83)
[yarpp]
10 commentaires
Un commentaire par Pablo (27/06/2009 à 14:41)
Très intéressant.
Il semble toutefois que certains prénoms restent très connotés socialement : charles-édouard d’un côté, kevin de l’autre. Si le premier a peu de chances de devenir “à la mode” (i.e. dans le top 10) pour des raisons démographiques (la noblesse est en perte de vitesse, mon bon monsieur), est-ce qu’il n’existe pas des prénoms à la mode qui reste l’apanage d’une seule classe sociale ? Je pense notamment aux les prénoms anglo-saxons importés par la TV : Kevin, Bryan, Mickael
Voir aussi la note de Boulet
http://www.bouletcorp.com/blog/index.php?date=20090616
Un commentaire par Baptiste Coulmont (27/06/2009 à 16:36)
> Pablo : ce que Besnard et Desplanque, dans un article de 1999 je crois, ont repéré, c’est en effet un décrochage. Les prénoms “mondains” ont aujourd’hui peu de chance de devenir des prénoms utilisés dans l’ensemble du corps social.
Cet été, je vais essayer d’extraire de l’Enquête Emploi les prénoms spécifiques de certaines CSP.
Un commentaire par Alexandre Guay (24/07/2009 à 13:55)
Très intéressant, mais pourquoi considérer les graphs comme de la “science froide”?
Un graph, c’est certes informatif, mais c’est surtout une forme d’induction visuelle qui tente de dépasser les limites du langage des données. Ça ne serait pas plutôt de la science chaude?
Un commentaire par Baptiste Coulmont (24/07/2009 à 14:19)
Science froide : parce que la même chose (sans l’animation) a été déjà réalisée dans l’article de Desplanques au milieu des années 1980… avec les mêmes données.
Un commentaire par Parthénope (25/01/2010 à 14:03)
Sur la toile en effet, les forums sur le choix DU prénom sont légions, tant il est devenu cornélien pour les parents 2010, au vu de l’univers des possibles !
Enfin, je découvre votre article avec appétit, enfin quelque chose de consistant à se mettre sous la dent !
Bref MERCI !
Mais ayant un appétit de boulimique, je reste un peu sur ma faim : “Cet été, je vais essayer d’extraire de l’Enquête Emploi les prénoms spécifiques de certaines CSP.”
Vivement !!
Au plaisir de vous lire bientôt. Bien cordialement,
Parthénope
Un commentaire par Baptiste Coulmont (25/01/2010 à 14:35)
> Désolé… mon été a été occupé à d’autres tâches !
Un commentaire par Rena (12/07/2012 à 12:52)
J’ai adoré cet article! Merci pour ces stats. Je suis curieuse de voir la liste selon les CSP, l’avez-vous déjà faite?
Un commentaire par Baptiste Coulmont (12/07/2012 à 12:58)
Les données proviennent de L’ “enquête emploi” de l’INSEE.
Un commentaire par Robin (25/03/2013 à 17:30)
Bonjour,
Je suiS desolé de voir cette étude “salir” le prénom que nous avons donné à notre fille.
Prénom anglo saxon, pour diverses raisons :
– Original
– Ma femme étant très “américaine” par son job
– Les origines UK de ma famille maternelle
Et nous sommes Cadre et prof avec un niveau social très correct…
Avec ces études, nous sommes presque obligés de justifier notre choix de prénom….
Un commentaire par Stéfan (22/07/2013 à 14:14)
@Baptiste : existe t-il un équivalent plus récent de cette étude que je trouve très intéressante. En fait la question que je me pose est la suivante : dans la mesure où les canaux de diffusion de la mode ont fortement évolué entre les années 60 et aujourd’hui, avec le développement des médias de mass puis d’internet, est-ce qu’il n’y a pas un impact venant réduire les écarts entre les classes (ou au contraire venant l’augmenter, les classes “cadres” pouvant par exemple s’apercevoir plus rapidement qu’un prénom est devenu trop “mainstream” pour eux, et donc passer plus rapidement à autre chose…).
@Robin : je pense que vous n’avez pas compris, ces études sont des études statistiques, il n’y a aucune notion de jugement des choix qui sont faits, d’autant plus que les résultats illustrent des tendances, par des règles absolues.