En travaillant sur l’histoire des sex-shops, je me suis peu intéressé aux usages quotidiens de la pornographie, et j’ai confiné cette dernière dans un espace spécifique. Les images de femmes nues sont pourtant présentes ailleurs : sur des calendriers exposés au travail notamment.
Les “pin up” accompagnaient les soldats américains au milieu du XXe siècle. Les cabines des camions étaient parfois ornées de calendriers osés, jusqu’à des changements d’organisation du travail (ref 1).
Les sociologues du monde du travail ouvrier ont aussi rencontré ces images pornographiques. Anne Monjaret principalement, dont j’explore ici les articles. Beaud et Pialoux aussi, qui mentionnent, en passant, dans Retour sur la condition ouvrière (ref 2) la personnalisation des boîtes à outils [ils citent un ouvrage de Durand, Grains de sable…]
…on la personnalise, on la décore, on la transforme (…) Pas assez de place pour coller une femme entière. Bouts de seins et gras de fesses se juxtaposent habilement.
De manière anecdotique, j’avais trouvé dans des archives judiciaire la trace d’un ouvrier de Renault Billancourt qui faisait un petit traffic d’images pornos. Et Robert Linhart, dans L’Etabli signale un traffic similaire : des camionneurs qui apportent à Citroën des pièces de machines font aussi entrer dans l’usine d’autres objets (dont une revue qui propose une fellation en couverture) (ref 3). Une fois dans l’usine, ces photos et ces images continuent à circuler.
En cherchant bien, l’on trouve enfin sur internet des photos d’ateliers, dans lesquels les pots de peinture disputent l’espace aux calendriers pornos :
Ludo-ludovic sur flickr propose la visite d’un atelier :
Sur la photo ci-dessus, l’on voit que certaines images sont préférées à d’autres, et que les calendriers, même périmés, ne sont pas jetés : de l’autocollant permet d’avoir sous les yeux les photos souhaitées… et peut-être de les dissimuler en cas de visite impromptue.
(voir aussi : dans une usine à l’abandon, dans une usine abandonnée, un entrepot abandonné et encore un entrepôt abandonné et encore un entrepôt, et enfin : [1], [2], [3]…)
Comme on peut le voir dans certaines des photos, ces calendriers sont proposés par des fournisseurs. Ils savent que le calendrier sera affiché si les images sont érotiques.
Ces illustrations sont perpétuellement en vogue. Ainsi en mars 2002, lors d’une visite, le responsable des garages d’un établissement public explique que les fournisseurs cherchent qu’elles soient conservées. «Il y a les calendriers “pratiques” en carton ou ceux avec des femmes dessus. Personne ne réclame les premiers alors que les autres sont demandés. Les fournisseurs le savent, il ne faut pas gaspiller.» (ref 4)
Mais sortons un moment du monde ouvrier.
Parmi les grands distributeurs de calendriers, l’on trouve la Poste, ou plutôt les facteurs. En décembre, ils passent diffuser “Le Calendrier du Facteur”. Dans un article (ref 5) Marie Cartier précise
L’activité des calendriers s’étend sur toute l’année. Les calendriers sont produits par quatre entreprises. Les épreuves sont soumises au contrôle de la Poste en février. Des catalogues présentant les collections de calendriers et dotés d’un bon de commande sont envoyés chaque année en mars dans les bureaux de poste. Après avoir choisi les calendriers sur catalogue, les facteurs envoient leurs commandes aux fournisseurs. Ils reçoivent les calendriers dans les bureaux durant l’été.
Si La Poste contrôle et valide ce qui est proposé dans les catalogues, il y a peu de risque que l’on se trouve face à une femme nue.
Les calendriers les plus connus représentent de petits chatons, des chevaux, des paysages… Des chasseurs pour les régions rurales, des châteaux historiques pour les autres…
Mais les fournisseurs de calendriers organisent aussi, en parallèle, un petit traffic. Les facteurs ont la possibilité de commander, par un bon “rose” spécial, des calendriers “SPECIAUX NUS X”, “NUS HARD” ou “NUS SOFT”.
Ces calendriers, est-il précisé, « ne peuvent être commandés qu’à titre personnel (…) Vous ne devez en aucun cas les présenter aux usagers. Seuls les Almanachs du facteur peuvent être distribués dans le public. »
Commandés “uniquement à titre personnel“, certes, mais il y a la possibilité d’en commander plusieurs exemplaires, et la commande est faite avec celle de l’Almanach. J’aimerai bien savoir ce que ces calendriers deviennent. Face à quelqu’un qui ne veut pas de petit chat ou de cascade, de cheval ou de scène bucolique, mais qui demande “Vous n’avez pas un peu plus… osé ?”… les facteurs ne sont-ils pas tentés de proposer “autre chose” ? Cela m’étonnerait.
Aujourd’hui, la commande se fait en ligne, chez Oberthur comme chez Oller. Ces entreprises proposent-elles toujours ces calendriers parallèles ?
[Note : si oui, je suis preneur de copies d’écran !]
*
Cette excursion vers la Poste et ses facteurs n’était pas qu’une digression. Celles et ceux qui ont rencontré les calendriers érotiques dans le monde ouvrier signalent leur disparition : les camions perdent leurs femmes nues (ref 1), les ateliers sont expurgés des posters “osés”. Anne Monjaret (ref 7) l’a observé de près : les restructurations, l’arrivée des femmes ou de générations plus jeunes, des modes de
management nouvelles ôtent tout sens aux posters de nus :
Après le déménagement (…), les équipes qui ont suivi le mouvement ont dû fusionner, les « anciens » ont dû se confronter à la venue de « jeunes » formés autrement qu’eux. Les ateliers ne ressemblent plus à des ateliers, les établis sont devenus des bureaux. La construction d’un espace viril et plus encore corporatiste n’a, semble-t-il, pour le moment, plus lieu d’être. Quand le corporatisme n’a plus de sens, les signes référents sont abandonnés, les images de nus en faisaient partie. Elles se retrouvent parfois discrètement sur l’écran de veille de l’ordinateur. Certains « anciens » se retranchent dans cette pratique d’affichage, mais ils se savent isolés. Des « jeunes » se sont, eux, amusés brièvement avec ces images.
Les usages de la pornographie sortent du monde du travail et se privatisent : sous cette hypothèse, les calendriers “SPECIAUX NUS X” des facteurs sont sans doute destinés à des usages privés.
Il existe donc (ou du moins il existait), j’ai essayé d’en montrer des exemples, une circulation publique d’images de femmes nues, circulation connue (prise en compte par les fournisseurs d’outillage industriel, repérée par les sociologues) mais que je n’avais pas vraiment pris en compte dans ma réflexion (centrée sur le caractère privé de la consommation). Je suis fort heureux, donc, d’avoir pu lire récemment les articles d’Anne Monjaret.
*
Je suis preneur d’autres références (anglophones ?) et d’autres photos (plus anciennes par exemple)… Des anecdotes aussi m’intéressent.
Références
ref 1 : Bruno Lefevre, “La ritualisation des comportements routiers”, Ethnologie française, 1996-2,
ref 2 : Beaud & Pialoux, Retour sur la condition ouvrière, Paris, Fayard, 1999
ref 3 : Robert Linhart, L’Etabli cité par Anne Monjaret “Posters de nus dans les espaces masculins” in Charif et Le Pape, Anthropologie historique du corps, Paris, L’Harmattan, 2006
ref 4 : Anne Monjaret, “les calendriers illustrés de nus féminins dnas les espaces de travail masculins”, in Tamarozzi et Porporato, Oggetti e immagini, Omega Edizioni, 2006.
ref 5 : Marie Cartier “le calendrier du facteur, Les significations sociales d’un échange anodin“, Genèse, 2000-4, n°41
ref 7 : Anne Monjaret, “Images érotiques dans les ateliers masculins hospitaliers : virilité et/ou corporatisme en crise“, Mouvements, 2004 n°31