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Prénoms et immigration : Les enfants de Mohamed et Larbia Dupont s’appellent Yanis et Ines

Billet publié le 24/07/2009

Quels prénoms les immigrés donnent à leurs enfants ? Plusieurs articles ont paru récemment sur le sujet (Arai et al. 2009; Becker 2009; Gerhards et Hans 2009; Valetas et Bringé, à paraître; Sue et Telles 2007). Deux sur la France, deux sur l’Allemagne, un sur les USA. Voici quelques mots, un peu dans le désordre.
Les auteurs font le pari que les prénoms peuvent servir d’indicateur de l’acculturation, de l’assimilation ou de l’intégration. La chose semble assez logique : les prénoms des Marocains au Maroc et des Français en France diffèrent assez fortement… ceux que les immigrés marocains en France donnent à leurs enfants sont peut-être intermédiaires, et ceux que ces enfants donnent à leurs enfants ressemblent peut-être encore plus au stock général. De plus la disparition des prénoms allogènes a été observée auparavant, avant l’existence de grandes enquêtes statistiques : les enfants des Portugais, des Polonais, des Italiens… ont pu recevoir des prénoms différents de ceux que leurs parents portaient. Maintenant que l’on dispose d’enquêtes (ou de grandes bases de données administratives) il est possible d’essayer de comprendre comment cela se passe.

Les méthodes diffèrent légèrement. Travailler sur les prénoms pose des problèmes spécifiques. Les prénoms sont très nombreux et doivent être transformés en données utilisables.
Araï et alii construisent un « indice de francité » qui varie entre 0 et 1. L’indice reçoit 0 quand le prénom n’est donné que par des immigrants à leurs enfants… et 1 quand le prénom n’est donné que par des « native French ».
Les autres articles construisent des « familles de prénoms » : Gerhards et Hans classent chaque prénom en fonction de sa fréquence dans le pays d’origine et dans le pays d’accueil : ils réalisent donc un travail de codage manuel, en s’assurant de la présence d’au moins un immigré de chacun des groupes parmi les codeurs (et c’est la même chose dans l’article de Becker). Sue et Telles construisent aussi un indice : 1 = « prénom English non traduisible en espagnol »… 5 = « prénom Spanish non traduisible en anglais ». Enfin Valetas et Bringé construisent 4 catégories : pour les enfants des Algériens « prénoms traditionnels » et « prénoms modernes » font référence aux prénoms en cours en Algérie, les prénoms français et prénoms internationaux étant les deux dernières catégories.
La méthode utilisée par Araï et alii me semble a priori la plus satisfaisante (mais interdit probablement certains traitements) : le traitement est grandement automatisé. Elle ne fait pas intervenir le goût de codeurs. Pour prendre un exemple, prenons « Sabrina » : ce prénom apparaîtra à certains comme un prénom classique, un peu comme « Nicolas » ; à d’autres comme une abomination, comme un prénom étranger, comme un prénom maghrébin, comme un prénom portugais, etc… Ce que l’on ressent face à un prénom dépend de sa position sociale.

Malgré la différence des méthodes, l’on va trouver d’étranges similarités.

Immigrer à un jeune âge, avoir immigré depuis longtemps… conduit à donner à ses enfants des prénoms plus proches des prénoms du pays d’accueil. Il en va de même avec le nombre d’années d’études et l’insertion sur le marché du travail : quand ces dernières augmentent, les prénoms se rapprochent. Le mariage avec un « native » (mariage mixte) conduit aussi à des prénoms éloignés de ceux du pays d’origine.

La similarité la plus remarquable concerne les filles.
Les prénoms donnés aux filles n’ont pas tout à fait les mêmes caractéristiques que les prénoms donnés aux garçons. Les bébés filles reçoivent, dans les 3 pays ici étudiés, des prénoms plus proches des prénoms déjà en usage, alors que les prénoms donnés aux garçons diffèrent de ce stock. Les filles des immigrés (qu’ils soient du Mexique, de Turquie, du Maghreb ou de Yougoslavie) ont plus de probabilité d’avoir un prénom local (allemand, étatsunien, français) que les garçons des immigrés.
Dans l’article de Becker, qui porte sur 600 familles d’origine turque : les filles reçoivent des prénoms « communs aux deux pays » trois fois plus fréquemment que les garçons. Chez Valetas & Bringé : « chez les immigrés algériens, les garçons reçoivent un prénom traditionnel à plus de 80%. Ce n’est le cas que pour deux filles sur trois ».

Les auteurs interprêtent ces résultats de plusieurs manières, parfois en rattachant cette différence à la différence de genre. Les garçons seraient détenteurs de la continuité familiale, ethnique ou identitaire… et recevraient donc des prénoms « marqués ». Ce ne serait pas le cas des filles… Cette interprêtation, qui est en grande partie celle de Sue et Telles, me gêne aux entournures (et je suis plein d’entournures) : dans d’autres cas, l’on interprêterait tout aussi bien des pratiques « féminines » comme liées au fait que ce sont les femmes qui transmettent, blah, blah…

J’aurai tendance à penser que ces différences entre prénoms donnés aux garçons et prénoms donnés aux filles sont liées à une différence de structure dans le stock des prénoms du « pays d’accueil ». Les prénoms féminins sont depuis longtemps plus variés que les prénoms masculins : en France depuis la fin du XVIIIe siècle les parents sont plus innovateurs en ce qui concerne les prénoms des filles.
Gerhards et Hans repèrent autre chose : le prénom des immigrantes (nées en Turquie par exemple) est plus fréquemment que celui des immigrants un prénom qui a court dans le pays d’accueil. Tout simplement : il y a plus de prénoms féminins communs aux deux pays que de prénoms masculins.

Vous pouvez me dire : cela ne fait que repousser le problème d’un cran. Mais ça en résoud un autre : en choisissant des prénoms innovateurs pour les filles et des prénoms « classiques » pour les garçons, les immigrés reproduisent des pratiques en phase avec celles du pays d’accueil.

Un autre élément me gêne aussi : les auteurs ont tendance à écrire que les prénoms du pays d’origine sont des prénoms traditionnels. Mais il existe, au Maghreb, en Turquie ou au Mexique, des mouvements de mode… mais peu de travaux encore (Bulliet 1978; Borrmans 1968). Les prénoms turcs ont pourtant été modifiés par le nationalisme kémaliste, mais aussi par des mouvements politiques islamistes. Des mouvements de mode sont aussi visibles au Maghreb dès les années soixante. C’est pour cela que l’article de Valetas et Bringé propose deux groupes de prénoms du Maghreb : les “classiques” et les “modernes”.

À suivre… Car on peut observer aussi d’autres formes d’acculturation. De la même manière que certaines Françaises se trouvent des racines celtes (ou des racines occitanes, basques, corses) et donnent à leurs enfants des prénoms “bretons” (ou …), d’autres Françaises vont se trouver d’autres racines. L’indicateur “prénom” est bien complexe.

Bibliographie
Arai, Mahmood, Damien Besancenot, Kim Huynh, et Ali Skalli. 2009. Children’s first names and immigration background in France. HALSHS http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00383090/fr/.
Becker, Birgit. 2009. Immigrants’ emotional identification with the host society. Ethnicities 9, no. 2: 200-225. doi:10.1177/1468796809103460. [En ligne en version préliminaire sur EqualSoc]
Borrmans, Maurice. 1968. Prénoms arabes et changement social en Tunisie. IBLA, revue de l’Institut des Belles Lettres Arabes 121: 97-112.
Bulliet, Richard W. 1978. First Names and Political Change in Modern Turkey. International Journal of Middle East Studies 9, no. 4 (Novembre): 489-495.
Gerhards, Jürgen, et Silke Hans. 2009. From Hasan to Herbert: Name-Giving Patterns of Immigrant Parents between acculturation and Ethnic Maintenance. American Journal of Sociology 114, no. 4: 1102-1128.
Sue, Christina A, et Edward E Telles. 2007. Assimilation and Gender in Naming. American Journal of Sociology 112, no. 5: 1383-1415.
Valetas, Marie-France, et Arnaud Bringé. Prénoms des enfants d’immigrés en France: Une pratique différente selon le sexe ? Dans Du genre à l’Afrique. Hommage à Thérèse Locoh, éd. Jacques Vallin, 57-65. Paris: Editions de l’Institut national d’études démographiques, paraître.

Note : le titre du billet est une allusion à un article de Desplanques.

[yarpp]

6 commentaires

Un commentaire par Cimon (04/08/2009 à 13:26)

Je dois avouer que je reste circonspect sur le concept de “francité”. De manière générale, qu’est-ce qu’un Français (au sens de “native”) ? Il est possible que la sociologie ait déjà balisé ce sujet (je ne suis pas sociologue), mais il me semble que la méthode d’Arai (et autres co-auteurs) revient à reporter la difficulté de la définition d’un prénom “français” sur celle d’être Français ou non, qui me semble, au moins vu de loin, tout aussi casse-gueule.

A titre personnel, j’avais établi un cahier des charges pour le prénom à l’occasion de la naissance de mon gamin :
1°/ Le prénom doit être prononçable en français comme en catalan (ce qui interdit, en gros, les prénoms français comprenant des nasales, des “u” et des “v”, et les prénoms catalans comprenant des “r”, des “ll” et des diphtongues) ;
2°/ Le prénom doit se prononcer (y compris accent tonique) et s’écrire de la même manière en français et en catalan.

Cette deuxième condition s’avère particulièrement restrictive pour les prénoms féminins : à peu près tout ce qui se finit par une voyelle en français est exclu (donc les prénoms en -ie, en -e et en -a). A vrai dire, je n’ai guère trouvé, pour prénom féminin, qu’Isabel, Inès, Cloé, Zoé et Aglaé (sans chercher d’une manière trop intensive, il est vrai). D’où, le cas échéant, imagination au pouvoir (par exemple écrire Agnès en Anyès pour que tout colle bien… mais n’est ni un prénom français, ni un prénom catalan)…
Par contre, du côté masculin, les possibilités “classiques” sont bien plus grandes : Manel, Miquel, Guillem, Joaquim, Jonàs, Abel, Isaac, Ismael, Mael, Josep, Jan, Adam, Alex, Tom, Dan, Pol, Ben, Biel, Joan, Nil etc…

Conclusion pour mon cas personnel (qui n’a pas de prétention statistique, tout le monde n’étant pas nécessairement sensible au fait d’avoir le même prénom avec la même prononciation dans la famille maternelle et paternelle ou bien ici et là-bas que moi…) : Le choix étant restreint pour les prénoms féminins, on fait avec et on invente. Alors qu’il est toujours plus simple de faire dans le classique (on n’a rien à expliquer à personne), et plus facile avec un prénom masculin.

Sinon, pour se faire une petite idée de comment ça se passe en Catalogne, quelques données de l’Idescat (l’INSEE catalane) sur l’onomastique locale : http://www.idescat.cat/cat/poblacio/poblonomast.html
Détail amusant : certaines données sont agrégées, en général lorsque les prénoms ne diffèrent que par un accent (par exemple SOFÍA/SOFIA en castillan/catalan), alors que d’autres ne le sont pas (par exemple Ana et Anna ont des entrées différentes).

Un commentaire par Baptiste Coulmont (10/08/2009 à 9:05)

> “francité” : Araï et alii ne parlent que de “French Name Index”. J’ai ajouté “francité” (“frenchness” est mentionné sans plus de précision dans leur papier). Pour la différenciation entre populations, je vous renvoie à leur papier.

Un commentaire par Claire (09/09/2009 à 14:21)

Hello Baptiste,
Merci de ces synthèses intéressantes… Je note que notre préoccupation à Mustafa et moi, quand nous avons prénommé nos enfants, était plutôt inverse: les garçons ont plutôt des noms français classiques, et notre fille un prénom turc. Je suppose que c’est une réaction à la lecture de travaux sociologiques qui montrent que les filles “issues de li’mmigration” rencontrent moins de discriminations que les garçons, en un sens (quoi, les sociologues infléchissent la réalité qu’ils décrivent?!?).
En tout cas je peux témoigner que le nombre de prénoms communs au français et au turc est extrêmement réduit (de mémoire je n’en vois qu’un, Deniz, qui est masculin ou féminin et qu’on adapte facilement en Denis/Denise, mais qui appelle sa fille Denise dans notre génération? et certains parents utilisent volontiers Teoman, abrégé en Teo, qui fait raisonnablement français), et que certains prénoms posent des problèmes de prononciation inextricables pour la famille turque (le C qui se prononce dj, par ex).

Un commentaire par Claire (25/09/2009 à 10:55)

Et voilà Le Monde qui s’empare de la question, suite à l’article de Mustapha Kessous, qui ne t’aura pas échappé, Baptiste…
“J’hésite à donner à mon enfant un prénom typé, j’ai peur qu’il n’en souffre”
LEMONDE.FR | 24.09.09 | 14h18 • Mis à jour le 24.09.09 | 15h20

Un commentaire par Baptiste Coulmont (25/09/2009 à 13:36)

Merci !

Un commentaire par XavierM (14/12/2009 à 17:49)