Entre 1803 et 1955, il est possible de changer de nom de famille, mais il est impossible de changer le prénom inscrit à l’état civil : la justice ne le permet pas, aucune procédure n’existe. Le prénom est « immuable ».
Fin 1953, après 150 ans du même régime d’immutabilité, un député propose d’autoriser les modifications de prénoms. La proposition de loi n°7547 déposée le 31 décembre 1953 est justifiée par les motifs suivants :
Le choix des prénoms n’est pas entièrement libre. [Mais cette disposition] n’est pas suffisamment précise, ni surtout assez strictement observée, pour que des prénoms parfois ridicules ne soient pas attribués à certains enfants. D’autre part, un individu peut avoir un grand intérêt à obtenir une modification ou une adjonction de prénom, soit pour le différencier d’une autre personne, soit pour régulariser l’appellation sous laquelle il est connu.
Ce député n’expose pas de motifs plus précis, et je n’ai pas pour l’instant pu localiser où se trouveraient ses archives personnelles, ni d’interview données au même moment. J’en suis réduit à des spéculations pas vraiment sérieuses. (Si ses descendants passent par ici, je serai très heureux qu’ils me contactent.)
Ce député, en effet, avait un usage idiosyncratique du nom et du prénom. Son père, Antoine Révillon (journaliste et député), se faisait appeler Tony Révillon. Lui-même a fait sa carrière sous le nom de Michel Tony-Révillon (en transformant donc le nom d’usage complet de son père en patronyme). Son premier prénom était « Marie » : à la fin du XIXe siècle la chose n’était pas très étrange (un millier de garçon, chaque année avant 1910, recevaient le prénom Marie) et l’on trouverait d’autres exemples (le général Kœnig avait aussi ce premier prénom, et utilisait le second comme prénom d’usage).
C’est donc Michel Tony-Révillon (à l’état civil Marie Révillon) qui déposa une proposition de loi visant à permettre les changements de prénom. La coïncidence est amusante, mais n’y voyons pas un lien de causalité, s’il vous plaît…
Deux ans plus tard, en 1955, la commission de la justice de l’Assemblée nationale rend un rapport favorable à cette proposition de loi (rapport n°11031, séance du 28 juin 1955).
Parfois, des prénoms ridicules à porter ou indésirables sont attribués à certains enfants; d’autres fois, c’est leur caractère désuet ou leur consonance étrangère qui les rend impossibles à conserver; d’autres fois encore, c’est l’effet que produit le prénom juxtaposé au nom patronymique qui fait immédiatement un objet de risée de celui qui en est affecté.
Il y a dons (sic) intérêt, dans de tels cas, à permettre à l’intéressé de changer de prénom.
Il arrive aussi, et quelquefois en raison même du caractère ridicule ou extraordinaire du prénom primitivement attribué, que les parents ou les personnes ayant recueilli l’enfant lui donnent un autre prénom sous lequel il sera désormais connu de tous, et qui deviendra son prénom usuel.
Il y a intérêt à ce que, dans des cas semblables, une modification du prénom puisse intervenir. (…)
Enfin il peut y avoir intérêt, en vue de se différencier d’autres personnes portant à la fois le même nom et le même prénom, à ajouter un autre prénom.
Ce rapport est intéressant en ce qu’il multiplie les motifs : prénoms ridicules, prénoms à consonance étrangère, effet de la juxtaposition, extra-ordinarité, mais aussi, tout simplement, le caractère désuet. Il semble que, pour les députés de la commission de la justice, de nombreuses raisons pouvaient être envisagées pour changer de prénom. Afin de limiter les demandes, les députés proposent une procédure
longue et compliquée et de nature à décourager un certain nombre de demandeurs; mais il est apparu que, justement, dans une matière aussi délicate, on devait éviter les procédures trop aisées et susceptibles d’encourager des demandes inconsidérées.
Seules, feront la demande les personnes qui auront vraiment un intérêt majeur à faire modifier leurs prénoms; ainsi les services ne seront pas encombrés et les décisions pourront intervenir dans le minimum de temps prévu par la loi.
Les sénateurs, à qui la proposition arrive après avoir été votée par l’Assemblée nationale, ont une conception différente (Rapport n°34, séance du 18 octobre 1955) :
Quand il s’agit d’un changement de nom, des précautions doivent être prises, nul ne songe à le contester.
Le nom résulte, en effet, de la filiation et s’impose à chaque individu. Dans la mesure ou le nom est la forme obligatoire de la désignation des personnes, tout ce qui le concerne touche à l’ordre public. Il est par conséquent normal qu’on ne puisse pas le modifier sans l’autorisation du pouvoir central.
On ne peut en dire autant des prénoms, qui sont choisis par les parents et n’ont aucun rapport avec la filiation et l’odre public.
Pour ces raisons, votre commission a décidé de substituer une procédure judiciaire simple et rapide à la procédure administrative longue retenue par l’Assemblée nationale.
Les députés accepteront cette procédure simple : il faudra donc demander aux tribunaux d’instance le changement de prénom. Le 8 novembre 1955 est donc votée cette loi (publiée au J.O. du 13 novembre 1955) qui modifie l’article 57 du code civil :
« Les prénoms de l’enfant, figurant dans son acte de naissance, peuvent, en cas d’intérêt légitime, être modifiés par jugement du tribunal civil prononcé à la requête de l’enfant, ou, pendant la minorité de celui-ci, à la requête de son représentant légal. Le jugement est rendu et publié dans les conditions prévues aux articles 99 et 101 du présent code. L’adjonction de prénoms pourra pareillement être décidée »
Le vote de cette loi n’a pas été perçu comme quelque chose d’important : un entrefilet de 3 lignes dans Le Monde, rien dans Le Figaro. Il me reste à consulter les revues de droit civil pour voir si les juristes s’y sont intéressés.