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Le carnet anthropométrique des nomades

Billet publié le 03/11/2010

En 1912 est instauré, par la loi du 16 juillet « sur l’exercice des professions ambulantes et la circulation des nomades », le “carnet anthropométrique des nomades”.
La genèse de ce carnet est assez bien connue. À la fin du XIXe siècle, les vagabonds, visibles en tant qu’individus instables, semblent aussi constituer une communauté invisible indénombrable. Un corps intermédiaire qui s’oppose de fait à l’unité voulue de la République. Et leur identité est difficile à connaître : pour diverses raisons, ces vagabonds ont appris à la dissimuler. A cette époque, la carte nationale d’identité n’existe pas.
La question spécifique des “vagabonds étrangers” inquiète certains élus ruraux.

Au début des années 1910, donc, un processus est mis en place qui conduira à la loi de 1912. Les résistances à l’encartement des nomades viendront principalement des forains et des marchands ambulants, qui refusaient d’être assimilés à des vagabonds. Un article du Figaro du 19 mars 1911 résume assez bien l’opposition foraine. Il y est écrit que :

Le romanichel est un vagabond ; il vit d’aumônes et de larcins. (…) Il n’a pas de patrie, pas de domicile, pas d’état civil. C’est un déraciné. Il convenait d’armer contre lui l”autorité.
Mais tout autre est le caractère du forain. Le forain est un commerçant. (…)
Pouvait-on par conséquent les assimiler sans iniquité aux romanichels ? Confondre avec des vagabonds des commerçants patentés [i.e. payant patente], avec des mendiants des gens qui « rapportent » de si gros bénéfices aux communes ?

L’opposition des forains et des marchants ambulants, ces “capitalistes”, fut couronnée de succès. La loi de juillet 1912 commence par définir les marchands ambulants (“individus domiciliés en France” ayant fait — à la préfecture de leur domicile — une déclaration du commerce ambulant qu’ils exercent) puis les forains (“individus de nationalité française” sans résidence fixe, ayant demandé un carnet d’identité de commerçant ou industriel forain) et enfin les “nomades” (“tous individus circulant en France” sans domicile ni résidence fixe “et ne rentrant dans aucune des catégories ci-dessus spécifiées”).
L’enchaînement des définitions est étrange : les “nomades” sont définis par défaut, par opposition aux catégories (dotées de plus grands capitaux, économiques et sociaux) qui ont réussi à échapper au “carnet anthropométrique”. Ce sont bien les nomades qui étaient visés, depuis plusieurs années, par les différents projets de loi qui se sont succédés, mais le processus aboutit à une définition “fourre-tout”. Cette définition a toutefois un intérêt pratique : les individus cherchant à échapper à l’emprise de l’Etat, en “oubliant” ou en “refusant” de demander une carte d’identité de forain, ou de lier un domicile à une déclaration en préfecture de commerce ambulant… ces individus récalcitrants seront concernés par une nouvelle emprise de l’Etat, par l’intermédiaire du carnet anthropométrique.
Cette définition, toutefois, doit être transformée, traduite en instructions précises à destination des policiers chargés du contrôle des carnets anthropométriques. La loi a donc donné lieu à un “décret”, à un “arrêté” et enfin à une “circulaire”. Le texte de la circulaire nous intéresse. Il est beaucoup plus précis que le texte de loi, car les rédacteurs ont réussi à trouver une définition “positive” ayant un certain statut juridique, une prise de parole au Sénat lors de l’examen de la loi :

Comme l’a fait observer M. Etienne Flandin, à la séance du sénat, le 22 décembre 1911, les nomades sont généralement des « roulottiers » n’ayant ni domicile, ni résidence, ni patrie, la plupart vagabonds, présentant le caractère ethnique particulier aux romanichels, bohémiens, tziganes, gitanos, qui, sous l’apparence d’une profession problématique, traînent le long des routes, sans souci des règles de l’hygiène ni des prescriptions légales. Ils exercent ou prétendent exercier un métier, se donnent comme étant rétameurs, vanniers ou rempailleurs de chaises, maquignons. Les nomades vivent à travers la France dans des voitures le plus souvent misérables, et chacune de ces maisons roulantes renferme parfois une famille assez nombreuse. On ne peut, dans l’état actuelle de la législation, leur appliquer la loi sur le vagabondage parce que, en fait, ils ont un domicile, leur roulotte.

Les policiers chargés du contrôle disposent, maintenant, de directions bien plus précises que “sont nomades ceux qui ne répondent ni de l’article 1 ni de l’article 2”
Le carnet lui-même possède certaines caractéristiques intéressantes pour une socio-histoire de l’identification. Mais il faut, avant d’aborder le carnet, aborder la “notice”. En effet, les nomades soumis au carnet anthropométrique doivent disposer, dans la préfecture où le carnet a été établi, d’une notice (dont un double sera envoyé dans un service spécial du ministère de l’intérieur). Le carnet est porté par le nomade (il sert à l’identification du porteur). La notice reste dans les archives locales et centrales : elle sert à établir l’identité d’un nomade, arrêté dans un autre département. Ce “dispositif archivistique” est, pour Pierre Piazza, l’une des grandes innovations pour l’identification étatique des individus, en “instaurant un lien indéfectible entre un document d’identité d’une grande fiabilité et une base de donnée centralisée faisant l’objet d’un archivage méthodique”.

Sur cette notice doivent figurer les “surnoms” par lesquels le nomade est connu. Les surnoms, dans les groupes cherchant à échapper au regard de l’Etat, servent à l’identification par interconnaissance tout en rendant opaque l’identité civile des personnes. Les mafieux ont des surnoms. La logique policière suivie ici prend le surnom comme un identificateur possible. Le but est bien d’ « attribuer une identité fixe à chaque nomade » écrit Pierre Piazza : et cette fixation de l’identité repose ici sur des techniques policières doubles. Une technique éprouvée, le recueil des différentes identités sous lesquelles voyage le nomade (ses “surnoms”). Une technique toute neuve : l’anthropométrie, la photographie…

Le carnet anthropométrique d’identité se présente en deux parties. Un premier carnet est individuel. Et il est anthropométrique : les mesures de l’homme y sont centrales (celles du pied gauche et de l’oreille droite…). Porté en permanence, il doit être visé, à l’arrivée et au départ des communes visitées.

Un deuxième carnet vient s’ajouter au précédent. C’est la plus étrange des mesures décrites ici. Il s’agit d’un carnet “collectif”, qui, porté par le “chef de famille ou de groupe”, donne l’identité des personnes avec qui il voyage.
Ce carnet considère comme “nomades” les personnes voyageant avec un “nomade”. Son épouse, ses parents. Mais aussi sa “concubine” (si les nomades essayaient d’échapper aux liens formels du mariage, il fallait pouvoir quand même pouvoir établir la réalité de certaines unions). Et aussi ses employés ou serviteurs. Et enfin, ses “enfants”. Le carnet collectif, dont la structure est reproduite ci-dessous, ne conçoit pas les nomades comme des individus, mais comme faisant partie d’un groupe. Alors qu’un enfant de forain ou de marchand ambulant ne sera pas considéré comme un forain, un enfant de nomade, rattaché à son père par le carnet anthropométrique collectif, sera né nomade. “Nomade” devient, à partir de 1912-1913 une identité transgénérationnelle soutenue par les dispositifs d’identification étatiques.
Est-ce trop déduire d’un simple carnet que les enfants de nomades sont “toujours déjà” nomades ? La circulaire mentionnée plus haut devrait montrer que non. Il y est précisé que “il n’y a pas lieu de prendre les empreintes digitales des enfants de moins de deux ans” (qui sont quand même inscrits au carnet collectif).


Les effets immédiats de l’établissement de ce carnet sont peu clairs : la Guerre qui éclate en 1914 restreint de toute manière les mouvements. Pour l’historienne Henriette Asséo, les conséquences à plus long termes sont paradoxales : alors que le but de tout ce dispositif était bien de “fixer” les nomades, de faire en sorte qu’ils arrêtent d’être nomades, « la détention par le chef de famille d’un carnet anthropométrique collectif, en obligeant les familles à voyager ensemble, a contribué à souder l’identité collective bohémienne ». Elle parle même de “consolidation des liens anthropologiques” (un effet paradoxal de l’identification transgénérationnelle).

Bibliographie

Asséo, H. [2002], La gendarmerie et l’identification des “nomades” (1870-1914). Dans L. Jean-Noël, éd. Gendarmerie, État et société au XIXe siècle. Paris: Publications de la Sorbonne, p. 301-311. [lien]

Piazza, P. [2002], Au cœur de la construction de l’État moderne. Socio-genèse du carnet anthropométrique des nomades. Les Cahiers de la sécurité intérieure, 48, 207-227. [lien]

Loi du 16 juillet 1912 sur l’exercice des professions ambulantes… Paris, Henri Charles-Lavauzelle Editeur, 1914 http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6105294r

Girard, Maxime, « Les capitalistes de la foire ». Le Figaro, 19 mars 1911, p.4, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k289158v

[yarpp]

2 commentaires

Un commentaire par Twitted by criminocorpus (06/11/2010 à 1:00)

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Un commentaire par Twitted by SimsimSoulou (06/11/2010 à 1:10)

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