Faire semblant de travailler…
On apprenait récemment sur le blog de Pierre Dubois qu’un livre dont l’auteur est Ali Aït Abdelmalek, professeur de sociologie à l’université Rennes2, était pour partie constitué de citations sans guillemet d’un autre auteur (Edgar Morin). Mon collègue de Rennes 2 semble avoir oublié que l’usage des guillemets est de rigueur dans la citation de textes dont on n’est pas l’auteur. Il a mis en place sa propre stratégie de citations, en usant de périphrases comme “Selon les mots d’Edgar Morin”.
Je me suis permis, sur le blog de Dubois, de faire un peu d’ironie. Mais le commentaire du directeur de la collection dans laquelle l’ouvrage a paru m’a fait sursauter. Voici ce qu’il écrit [notez l’utilisation, pour la citation, d’un style particulier de la syntaxe HTML, le “blockquote”] :
Concernant le rôle d’un directeur de collection, je ne le conçois pas comme devant vérifier ligne par ligne si les guillemets ont été ou non mis.
Je souhaite ici faire part de mon expérience personnelle. J’ai récemment soumis un manuscrit pour une “grande” collection d’une “grande” maison d’édition… et je pense avoir compris, une fois le manuscrit revenu, une des raisons pour lesquelles cette collection est si renommée. Non seulement mon manuscrit a été relu ligne à ligne, mais une partie des articles que je cite, eux aussi, ont été relus par la personne ayant fait la lecture du manuscrit. Vous ne me croyez pas ? Regardez plutôt ce qui est arrivé à mon manuscrit : j’ai scanné un morceau de page. J’y cite un article de Héran. Manque de pot (ou de sérieux de ma part), Héran (qui n’est pas le relecteur de mon manuscrit) dit aussi autre chose, à la même page que je cite… ce qu’a vu le relecteur, qui m’écrit : « Héran dit pourtant (avec raison) “C’est davantage l’affaire […]” (même page) ».
Le relecteur me demande même de corriger certains guillemets. J’avais, dans une citation, utilisé des guillemets “à la française” [«.»], et non pas des guillemets “à l’anglaise” [“.”]. Et c’est comme ça, page après page : la moindre incohérence (rhétorique, argumentative ou même graphique) a été traquée, pointée, entourée, griffonnée, référencée…
Et je sais par ailleurs que le relecteur est l’un des directeurs de la collection.
Revenons maintenant au cas de départ : quand le directeur de collection considère que sa tâche n’est pas de “relire ligne à ligne”… il encourage ses auteurs à ne pas vraiment écrire ce qu’ils écrivent. Et le livre ne sera pas lu (si tout le monde sait que la collection n’est pas vraiment dirigée et que ce qui s’y publie n’a pas fait l’objet d’une évaluation). Cela s’appelle faire semblant de travailler.
6 commentaires
Un commentaire par Marc (05/12/2010 à 12:58)
C’est à ce genre de détails que se reconnaît le métier d’éditeur/ trice. Simple constat mais le directeur de collection épinglé est avant tout, et comme il le signale lui même, sociologue, exerçant à côté dans une petite maison d’édition. Or nombreux sont ceux ou celles à endosser accessoirement des responsabilités éditoriales sans se soucier plus que ça des règles typographiques et de leur cohérence, des nombreuses vérifications et interventions nécessaires avant toute publication, etc.
Roger Chartier dit quelque part que les auteurs n’écrivent pas leur livre en raison des multiples transformations qui interviennent entre le manuscrit et le texte imprimé… et qui sont aussi là pour éviter
que d’autres les écrivent à leur place. La polémique levée par P. Dubois est une illustration intéressante de ce paradoxe !
Un commentaire par Baptiste Coulmont (05/12/2010 à 13:28)
>Marc : dans mon cas aussi, le directeur de collection est sociologue. Etre directeur de collection ne doit pas être considéré comme un “travail à côté” : cela se met, en position visible, dans un CV, et cela nécessite un véritable investissement. Sinon, que se passe-t-il ? Tu fais semblant d’écrire, je fais semblant de diriger… et tu as une publi de plus, et je suis directeur de collection… c’est tout bénéf…
Un commentaire par Gaspalet ! (06/12/2010 à 17:32)
Article intéressant ! Et c’est effectivement à travers des quiproquos de ce genre qu’on comprend qu’éditeur ne s’imite pas comme ça (a fortiori pour un écrivain).
Je découvre ce blog, et l’apprécie beaucoup.
Un commentaire par Tempête dans un verre d’eau… « Philippe Labbe Weblog (19/12/2010 à 15:33)
[…] Coulmont, un autre sociologue, écrit sur son blog « … quand le directeur de collection considère que sa tâche n’est pas de “relire ligne à […]
Un commentaire par dernier (23/12/2010 à 17:30)
voir les derniers dvlpmnts
http://blog.educpros.fr/pierredubois/2010/12/21/copier-coller-sans-guillemets-3/
Un commentaire par Peer review 101 – Scenopoésie et Facteur d'impact (27/01/2011 à 22:23)
[…] un billet qui montre bien l’intensité des commentaires qu’on peut recevoir, en tant qu’auteur, de la part de ces évaluateurs, Baptiste […]