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Johnny Stigmate

Billet publié le 12/01/2011

L’on trouve, dans Stigmate de Goffman, de belles descriptions du “contrôle de l’information” nécessaire à certains individus pour que leur stigmate, cet attribut discréditable, reste inconnu.
L’une des techniques de contrôle est de “diviser le monde en deux groupes” : « l’un, nombreux, auquel il ne révèle rien, et l’autre, restreint, auquel il dit tout et dont il espère le soutien ».
On trouve, dans une décision d’une cour d’appel du début des années 2000, un cas quasi-goffmanien ici partiellement anonymisé. Monsieur X, né vers 1975 demande en 2003 à changer de prénom. A la naissance, il avait été nommé “Johnny, Camille, Philippe”.

A l’audience, le conseil de M. X a, en présence de son client, exposé que celui-ci présentait un intérêt à agir devant la persistance des administrations à l’appeler Johnny [plutôt que ses autres prénoms] et justifiait d’un intérêt légitime eu égard au ridicule dudit prénom, aux problèmes psychologiques que celui-ci génère et au fait que son entourage le connaisse sous le nom de Philippe.

On trouve, dans la partie de l’arrêt de la cour cherchant à évaluer “l’intérêt légitime”, ceci :

M. X prouve :

  • d’une part qu’il est usuellement prénommé Philippe, et depuis longtemps, (contrat de travail, bulletins de salaire, correspondance Société Générale, attestations), ce qui dépasse la simple convenance personnelle,
  • d’autre part, qu’il a honte d’avouer son premier prénom Johnny, qu’il cherche à cacher, au point que celui-ci constitue pour lui une véritable entrave d’ordre social : hantise de la découverte de son premier prénom par ceux qui le connaissent sous celui de Philippe, impossibilité de réunir les personnes le connaissant sous le seul prénom de Philippe et celles qui connaissent son secret (attestation [suivent les noms des attestants]), évitement d’avoir à sortir ses papiers officiels en présence d’un tiers (courrier Y, psychothérapeute)
  • enfin que sur le plan psychologique, la relation qu’il entretien avec son prénom Johnny, qu’il juge ridicule et non respectable, inévitablement lié à celui choisi par un chanteur au succès médiatique répandu, prend un caractère traumatique, quand bien même M. X est par ailleurs équilibré et sensé […]
  • La cour d’appel autorisera M. X à s’appeler désormais Philippe, et à rapprocher ainsi les deux mondes séparés qu’il avait constitués. Le prénom est ici, comme le nom chez Goffman l'”élément critique” des “porte-identités”. Mais à la différence de ce qu’écrit le sociologue, le changement de prénom ne constitue pas — pas seulement, du moins — “une brèche entre l’individu et son ancien monde”.
    Continuons quelques réflexions : il est possible que, dans cette histoire, que le groupe “auquel il dit tout et dont il espère le soutien” était en effet plus restreint que le groupe “auquel il ne révèle rien”.
    L’on voit aussi que le stigmate, ici, est bien un attribut qui n’a de sens que dans une relation sociale. Johnny ne sera pas perçu comme un prénom “ridicule” et peu “respectable” par des personnes situées ailleurs dans l’espace social. Et l’on perçoit aussi qu’il est, aujourd’hui, plus difficile de se faire appeler comme on le souhaite : les administrations — et, plus généralement toutes les institutions qui se sont “branchées” sur les outils étatiques d’identification des citoyens — ont une grande inertie et ne changent pas leurs pratiques de nomination.

    J’en tirerai une dernière conclusion : la difficulté qu’il y a à utiliser le terme d’ « identité » sans prendre de grosses pincettes. Car s’il y a changement d’identité civile dans ce cas, y a-t-il vraiment changement d’identité au sens de “moi profond” ?

    [yarpp]

    10 commentaires

    Un commentaire par Jérôme (13/01/2011 à 10:18)

    Sur l’identité, il suffit de lire Goffman à nouveau, qui refuse absolument de faire des hypothèses sur le soi-disant “moi-profond”. Toute son œuvre est portée vers ce refus.

    “En distinguant la personne de son rôle, il faut se garder de toute considération sur leur essence respective. On a en effet trop tendance à admettre que, si le rôle est quelque chose de purement social, la machine qui le met en œuvre — la personne ou l’individu — est en quelque sorte au-delà du social, plus réelle, plus biologique, bref qu’elle se caractérise par une plus grande épaisseur et une plus grande authenticité. Cette fâcheuse tendance ne saurait empoisonner notre analyse. Il faut au contraire partir de l’idée que le joueur, comme son rôle dans le jeu, sont deux entités également problématiques et dont les définitions sociales sont également variables.” Les cadres de l’expérience (1991 – 1974), Minuit, p. 263.

    Le chapitre 3 de Façons de parler (197 – 1981), Minuit est aussi instructif sur ce point.

    Un commentaire par Baptiste Coulmont (13/01/2011 à 11:43)

    Et pas non plus de “moi profond” dans Stigmate, p. 74 (en haut de la page)

    Un commentaire par Hervé A. (13/01/2011 à 13:36)

    Je ne comprends pas très bien.

    Prenons le cas d’une personne qui ne sait pas lire, qui ne veut pas que ça se sache parce que cette personne comprend ça comme une faiblesse, et qui le révèle à un petit groupe d’individu, dans l’espoir d’en recevoir de l’aide.

    Ai-je bien décrit votre cas de “stigmate” ?

    Est-ce un “attribut” ? (à priori, non : cela ne fait pas parti des choses constituant le moi profond et de toutes façons la personne comprend ça comme une faiblesse, une blessure, etc).

    Cela a-t-il du “sens” dans le cadre d’une “relation sociale” ? (à vrai dire, je n’en ai aucune idée).

    Par contre, oui, cela pose des problèmes à l’administration.

    Au niveau de l’identité, il me semble que ici l’individu se projette dans un espace imaginaire où il saurait lire, son identité existant dans cet espace imaginaire ?

    Merci d’avance, et merci pour votre blog en général.

    Un commentaire par Baptiste Coulmont (13/01/2011 à 15:54)

    > Hervé : L’illettrisme, oui, serait considéré comme un stigmate. Etre illettré (ou analphabete) peut être considéré comme un attribut jetant potentiellement le discrédit sur la personne. C’est un exemple qui revient à plusieurs reprises dans “Stigmate”. Et être illettré est un stigmate dont le “foyer” est plus restreint que d’autres (pour continuer à utiliser des termes goffmaniens) : c’est gênant pour visiter un musée avec des amis (mais qui a peint ce tableau ?).

    Un commentaire par Hervé A. (14/01/2011 à 13:58)

    Bon alors maintenant je ne comprends pas votre phrase : “L’on voit aussi que le stigmate, ici, est bien un attribut qui n’a de sens que dans une relation sociale. ” (excusez :-)

    Dans votre texte, le stigmate EST un attribut ; dans votre commentaire,il PEUT ETRE CONSIDERE comme un attribut.

    Et puis d’où sort-il que le stigmate a un sens, qui plus est dans une relation sociale ?

    Je ne comprends pas très bien les relations que vous faites entre stigmate, attribut, moi profond, etc.

    Mais peut être devrais-je lire le bouquin ? Est-il en français compréhensible par un français normal ?…

    Je m’intéresse à ces questions, premièrement parce que je m’intéresse à la notion de “moi profond”, deuxièmement parce que je connais quelques handicapés qui, justement, appliquent la stratégie que vous relevez, et dont on discoure pour prendre garde que leur “moi profond” ne soit pas réduit à leurs stigmates, etc, etc, etc.

    Merci.

    Un commentaire par Arnaud P (14/01/2011 à 22:41)

    @ Hervé : Vous ne vous adressez pas à moi, mais à mon sens Goffman est très lisible. On peut aussi le coupler à Outsiders de Becker sur la déviance.

    Si je peux me permettre, le fait d’être stigmatisé pour un attribut donné (être analphabète, mais pourquoi pas nain, pourquoi pas obèse, pourquoi pas n’importe quel autre attribut “atypique” dans une société donnée) n’a de “sens” que parce que des gens portent un certain regard “dévalorisant” sur cet attribut. C’est donc dans une interaction que la différence de point de vue apparait. Par exemple, si la majorité des membres d’une société était analphabète. Le fait de l’être soit même ne serait pas un stigmate.

    Mais je ne suis pas bien sûr d’être très pédagogue pour le coup.

    Un commentaire par Hervé A. (16/01/2011 à 11:23)

    Merci à tous :-) Tant qu’on me dit pas “Lis le bouquin”, je continue mes questions :-)

    À ce sujet (de lecture du bouquin), je suis allé voir sur amazon, j’ai vu qu’il était en français, pas trop cher, et j’ai même vu que son sur-titre (“le sens commun”) et son sous titre (“les usages sociaux des handicaps”) sont justement parmi les thèmes qui m’intéressent le plus.

    @ARNAUD P : Le problème est que n’importe quoi n’a de sens que dans une relation sociale. Retirez la relation sociale, vous retirez le sens, que ce soit un stigmate ou une tarte aux fraises.

    Il faut, me semble-t-il et en toute modestie, faire intervenir la construction ou la destruction de sens, un progrès ou un recul, et même la notion de moi profond qui se construit ou se détruit, d’où ma surprise que l’on n’aborde pas cette question.

    J’ai vu, par ex., dans l’actualité, une réaction de supporter du PSG : “Vous avez mis 13 000 personnes dehors qui n’etaient pas toutes violentes en les stigmatisant et en les méprisant alors qu’elles sont là depuis 20 ans dans les bon et les mauvais moments. ” Ou encore, avec les évènements de Tunisie, le titre de cet article : “La presse stigmatise le silence de Paris et s’inquiète pour l’avenir de la Tunisie” (c’est dans le journal 20mn).

    Si l’on ne répond pas à la question “Est-ce que la stigmatisation est réelle ou supposée ?”, la notion de sens devient une coquille vide : les supporters du PSG ont-ils dérivés de leur identité de supporters ? Paris a-t-il fait silence, mérite-t-il d’être accusé ?

    Si c’est faux, le sens au contraire détruit, quand bien même il se place dans une relation sociale, et quand bien même il y a stigmatisation.

    Par exemple, le supporter du PSG accuse la police de complot, et non de sens. Certes, ils vont créer un groupe complice, mais cela n’a rien à voir, me semble-t-il, avec l’aveugle qui crée un groupe complice autour de lui, groupe qui va créer du sens social.

    Enfin bref je suis en plein dans ces notions de vrai, de faux, de identité profonde, de postif ou négatif au sens quasi-religieux (mais la stigmatisation n’a-t-elle pas une origine religieuse, comme par ex. le bouc émissaire ? ). Ces jugements de valeur sont au coeur de la notion de stigmatisation, et je m’étonne que l’on soit heureux d’éviter ces notions pour traiter ce sujet ? Les scientifiques n’aiment pas les jugements de valeurs, ils n’aiment pas parler de foot ou de la Tunisie ?

    Comme le dit M. Coulmont “la difficulté qu’il y a à utiliser le terme d’ « identité » sans prendre de grosses pincettes”. Justement, prenez les ces pincettes, faites-le, n’est-ce pas le rôle des scientifiques, quand bien même ils n’arrivent pas à une vérité, mais à un discours construit ? Si eux ne prennent pas ces pincettes, on sait qui le fera : la “police”, ou “Paris”.

    Cordialement.

    PS : j’ai pas l’impression d’être très clair, mais excusez-moi : le format des commentaires du blog est vraiment pas pratique, JE LE STIGMATISE !

    Un commentaire par Baptiste Coulmont (17/01/2011 à 15:04)

    > Hervé : en fait, on cherchait vraiment à vous dire de lire “Stigmate” de Erving Goffman.

    Un commentaire par Hervé A. (18/01/2011 à 13:02)

    Oui… j’aurais aimé avoir un peu de réponses tout de même… je suis terrorisé par ces discours où les choses n’existent que par des regards, des sensations ou impressions, qui eux mêmes n’existent que parce qu’on les ressent ou conçoit, et patatati et patata.

    Enfin bref, je verrai. Merci.

    Un commentaire par S4_TV/Kempf/PSU/Johnny/LH « Ça se marmule ! (03/02/2011 à 18:44)

    […] un article qui m’a particulièrement intéressé (les initiés comprendront) ou comment la justice […]