L’Affaire Titeuf
Fin 2009 Dominique et Isabelle ont donné à leur fils le prénom “Titeuf”.
Le journal municipal de leur lieu de résidence en rend compte dans la rubrique “Etat civil, Naissances”. Les voisins de Titeuf sont Kara, Noa, Tiago, Flora, Logan ou Faustine. Dans la même ville, quelques mois plus tôt, est né un (ou une) Skyla… Et, vers 2008 et 2007, une (ou un) Briséis, une Séphyr-Bonnie, une Isaline et une Auxanne.
Extrait du journal municipal de X*** :
En donnant un prénom rare, très rare, à leur enfant, ces parents s’inscrivent dans plusieurs tendances sociales marquées et partagées par d’autres de nos concitoyens.
Dans le cas qui nous intéresse, fin 2009, le prénom “Titeuf” a inquiété l’officier de l’état civil. Il avait sans doute laissé passer Séphyr-Bonnie et Auxanne, Briséis et Skyla (je n’en trouve pas de trace judiciaire, du moins).
M. Dominique *** et Mme Isabelle *** ont déclaré à l’officier d’état civil de la ville de l’Isle Adam la naissance de leur fils le ** ** 2009 auquel ils ont donné les prénoms de Titeuf, Grégory, Léo.
Informé par le maire de la commune de l’Isle Adam, le procureur de la République a fait assigner [les parents] devant le juge aux affaires familiales de Pontoise qui, par jugement du 1er juin 2010, a ordonné la suppression du prénom Titeuf de l’acte de naissance n°711/2009 de Titeuf, Grégory, Léo *** né le ** ** 2009 figurant sur les registres d’état civil pour l’année 2009 de la commune de l’Isle Adam, dit que l’enfant portera désormais les prénoms Grégory, Léo, ordonné la transcription du jugement en marge des registres de l’état civil 2009 de la commune de l’Isle Adam ainsi que sur l’acte de naissance de l’enfant, condamné [les parents] aux dépens.
Les parents ont fait appel. Dans la France contemporaine, il apparaît en effet choquant à des parents que le choix du prénom de leur enfant ne leur appartienne pas tout à fait. Mais pour résumer les choses très brièvement, le prénom est peut-être — avant d’être la propriété de la personne — une propriété de l’Etat, qui délègue dans certaines circonstances le pouvoir de prénommer. Ce que les juristes appellent l’ « immutabilité » du prénom — le fait qu’on ne puisse en changer — ne serait qu’une conséquence de ce qu’il appartienne à l’Etat. [Mais j’hésite à écrire les choses ainsi.]
Il apparaît probablement encore plus choquant à des parents de comprendre que le prénom qu’ils ont donné peut non seulement disparaître, mais aussi être remplacé par d’autres, choisis par le juge (qui, ici, a pris comme premier prénom l’ancien deuxième prénom).
En appel les parents :
font valoir que la loi du 8 janvier 1993 a consacré la liberté du choix des parents en matière de prénom et leur a donné un droit à la création, que le choix du prénom d’un enfant relève de la vie privée garantie par la Convention européenne des droits de l’homme, qu’ils ont souhaité donner à leur enfant un prénom original, que le prénom de Titeuf, qui fait référence à un sympathique personnage de bande dessinée, n’est pas de nature à susciter des moqueries et n’est pas contraire à l’intérêt de leur enfant. Ils contestent toute connotation sexuelle en référence au ‘guide du zizi sexuel‘ et considèrent être victimes d’une véritable discrimination.
Mais pour les juges, le prénom n’est “pas conforme à l’intérêt de l’enfant”. La Cour d’appel de Versailles écrit :
Comme le relève avec pertinence le premier juge, le personnage de ‘Titeuf’ est présenté comme un garnement pas très malin dont les principales préoccupations concernent les relations avec les filles et le sexe; l’ouvrage intitulé ‘guide du zizi sexuel‘ est directement associé à ce personnage dont la naïveté et l’ignorance concernant le sexe sont tournées en dérision. Il s’agit d’un personnage caricatural, bien que plutôt sympathique, destiné à faire rire le public en raison de sa naïveté et des situations ridicules dans lesquelles il se retrouve.
C’est donc à bon droit et par des motifs exacts et pertinents que le premier juge a considéré que le prénom Titeuf n’est pas conforme à l’intérêt de l’enfant au motif qu’il est de nature à attirer les moqueries tant de la part des enfants que des adultes en raison de la grande popularité du personnage en France depuis plusieurs années, et que l’association du prénom Titeuf au personnage de pré-adolescent naïf et maladroit risque de constituer un réel handicap pour l’enfant devenu adolescent puis adulte, tant dans ses relations personnelles que professionnelles.
L’arrêt de la cour d’appel avait été repéré ici et ici.
Si je lis bien, ce sont les risques de moquerie qui sont mis en avant. On sait, certes, que les adolescents sont sensibles aux moqueries (en raison de leur nom ou de leur prénom) (grâce à l’enquête “Histoire de vie” de l’INSEE). C’est peut-être pour cela que le prénom “Anakin“, pourtant celui d’un tueur fictif sans scrupules, est accepté par la justice (on ne se moque pas de Darth Vader sans conséquences néfastes). Depuis dix ans, il naît en moyenne 15 Anakin par an en France (seuls deux étaient nés avant 2000). La moquerie et son risque se trouvent donc au centre de plusieurs décisions. Certaines demandes de changement de prénom pour raison de moquerie réussissent (“Evariste” changé en “Bilbo” par exemple, CA Papeete, 12/2/2004). Des demandes de rectification initiées par des procureurs échouent : en 1999, un procureur avait voulu interdire à des parents d’appeler leur fils “Zébulon”, mais la cour d’appel, trouvant que ce prénom était “le fruit d’une réflexion approfondie et longuement murie de la part des parents”, avait autorisé ce prénom (CA Besançon 18/11/1999).
L’ensemble des travaux sociologiques sur les prénoms montre bien qu’il n’y a pas de prénom neutre. Au niveau micro-sociologique, le prénom est un concentré des histoires parentales et des petites négociations ayant conduit à la fixation, à l’état civil, d’un prénom. Au niveau macro-sociologique, le prénom est le reflet d’une position sociale : ce qui apparaît ridicule aux yeux d’institutrices sera joli aux yeux d’un chauffeur, ce qui apparaît classique aux yeux d’un cadre moyen apparaîtra démodé aux yeux d’une juge.
Mise à jour, 14/02/2011 : un arrêt de la cour de cassation rejette le pourvoi des parents.
[yarpp]
14 commentaires
Un commentaire par ASTEGIANO (17/01/2011 à 18:03)
Même si je trouve que Titeuf c’est border line, force est de constater que dans la liste des saints qui sont de fait autorisés, il y en a quelques uns qui craignent aussi.
Quide des
Bavon, Bee, Bennet, Bonne,Dévote, Francisque,Innocent,Léger,Lewis,Libéral,Maron,Mercedes, Méthode,Million, Morvan,Opportune, Pelage,Péronelle, Pie, Potin, Scholastique, Sôter, Tanche,Tite, Verge,Agricole,
et si on va voir vers les noms de villes attachées à un nom de saint: Lo, Dié, Nazaire , Malo, Ouen, Cloud, Brieu, Tropez, Adresse, Chamond, Leu, Cyr, Brevin, Prix,Pourçain, Pathus, Vit,Pée, Xandre,Nabord, Pantaléon, Maur, Venan, Chef, Soupplets, Yorre, Soulle, Gobain, Lunaire, Beauzire, Pavace, Satur, Amant, Désir, Consorce, Lizier,Uze,Pabu, Gelais,Bonnet, Ours, Forgeux, Verge,Prouant, Viâtre,Planchers,Usuge,Genou,Python,Usage,Perdon,Genis,Menoux, Révérend, Sauflieu, Prim, Lager, Aupre, Désert, Auvent, Bénigne, Août,Magne, Yon, Sève,Papoul, Aulaire,Pôtan, Vran,Ovin,Barbe,Nectaire,Maime, Gravé,Vital,Plantaire,Pois,Front, Bauzile,
Bref, si vous cherchez un prénom original et non contestable, penchez vous sur l’annuaire des communes de France (la liste est loin d’être exhaustive)
Un commentaire par Homère Simpson (17/01/2011 à 20:46)
Juste une précision. “Briséis” n’est pas une obscure invention de parents en verve, c’est un personnage de la mythologie grecque. Briséis et sa soeur Chryséis sont des prêtresses (d’Apollon me semble-t-il) enlevées par les Grecs et gardées comme captives par Agamemnon et Achille durant la guerre de Troie. Or le Dieu punit les Grecs après le rapt de ses prêtresses. Ainsi Achille doit-il rendre sa captive Chryséis, tandis que Briséis est conservée par Agamemnon. C’est ce qui sera à la base de la bouderie d’Achille, qui refusera de combattre pour protester contre ce qu’il estime être un abus d’Agamemnon.
Voilà, tout cela est certes moins illustre que “Titeuf”, j’en conviens, et d’une moindre portée littéraire sans nul doute. Mais bon, les cultures mineures ont le droit elles aussi au respect de leur différence, non ?
Un commentaire par Johan (18/01/2011 à 0:06)
Ce qu’il serait encore plus intéressant d’analyser c’est l’occurence de ces prénoms rares selon l’origine socio-économique de l’enfant (profil sociologique des parents, de la commune, etc.) Est-ce que ces prénoms surviennent plus souvent dans les catégories “défavorisées”, et si oui pourquoi ?
Un commentaire par Mirabo (18/01/2011 à 2:41)
Mhoui… Il transparaît quand même dans ce texte comme un appel à la liberté créative suprême des parents ; mais l’enfant n’est pas un objet de création, c’est avant tout un citoyen qui doit à ce titre être protégé par l’État, serait-ce contre la bonne foi imaginative de ses propres parents. Je ne vois donc rien de choquant à ce que le juge intervienne pour se substituer aux parents dans l’intérêt de l’enfant…
Bien sûr, on objectera la relativité du goût du magistrat, mais il en va dans cette affaire comme dans toutes les autres : on accepte de s’en remettre à l’intime conviction du juge pour éviter des inégalités de traitement trop flagrantes entre des citoyens (en l’occurrence, des enfants qui ont eu la petite malchance de naître de parents un peu trop égocentrés).
Un commentaire par Hub (18/01/2011 à 12:25)
Il me semble que l’on peut discuter à l’infini, avec des arguments plus ou moins pertinents, sur la qualité de tel ou tel prénom. Sans pouvoir arrêter une position définitive. En parcourant la liste de prénoms chrétiens cités par Astegiano on constate que des prénoms inconnus aujourd’hui ont pourtant été communs naguère…
C’est plutôt l’immutabilité qui me semblerait à remettre en cause. Parvenu à l’âge adulte et affublé d’un prénom qui ne me convient pas, pourquoi la société, via l’autorité judiciaire, ne m’autoriserait-elle pas à en changer ? Cela réglerait la question au vouloir du premier concerné.
Un commentaire par Marcin (18/01/2011 à 17:40)
Tiens, j’ignorais que le prénom appartenait à l’Etat. Et qu’en est-il des enfants nés à l’étranger ?
Je suis moi-même Polonais, vivant en France. Au quotidien, j’utilise un prénom d’usage, « Martin », qui correspond à la version française de « Marcin », tout bêtement, en version originale. Cependant, en demandant la naturalisation française, je peux demander de changer de prénom, et même de nom. Et là, même si je ne pense pas avoir tous les droits, c’est tout de même moi qui en serais à l’origine, et non l’Etat, quel qu’il soit.
Du coup, qu’adviendrait-il d’un Titeuf né de ces mêmes parents, mais à l’étranger ?
Un commentaire par Baptiste Coulmont (18/01/2011 à 18:02)
> Marcin : En cas de francisation, l’Etat vous demandera de prendre un prénom “français”. Martin, ça passera.
Mais dire “le prénom appartient à l’Etat” est probablement trop fort : je n’ai pas encore trouvé d’expression qui permette de signaler à la fois le sentiment individuel de posséder son prénom et le fait que l’Etat garde le contrôle de l’état civil.
Quant aux naissances dans un pays étranger, cela dépend souvent de la nationalité des parents (naître de parents marocains au Maroc n’est pas la même chose que d’y naître de parents non marocains…)
Un commentaire par ninouisa (19/01/2011 à 0:08)
Pourquoi n’existe t il pas une liste complete sur les prénoms consultable par toutes les mairies ( pas l’insee car elle n’est pas complète ) au niveau nationale afin de ne pas mettre en defaut des parents ayant choisi un prénom rare qui peut etre refusé par l’etat !
Surtout si il existe ce même prénom “accepté par une mairie” et refusé par une autre ! c’est une discrimination ….
Un commentaire par Yves Boutroue (19/01/2011 à 9:23)
Je cours à l’aide de Baptiste Coulmont qui a du mal à trouver “l’expression qui permette de signaler à la fois le sentiment individuel de posséder son prénom et le fait que l’Etat garde le contrôle”. J’en vois une: le passeport, qui m’est propre mais qui reste la propriété de l’Etat.
Un commentaire par Djamé Seddah (25/01/2011 à 3:19)
Merci pour ce post très utile, je ne savais pas en effet que les officiers de l’état-civil ne pouvaient plus s’opposer au choix des prénoms.
Ce qui explique sans doute le fameux Clytorine (s’il s’avère qu’il ne s’agit pas d’une légende urbaine comme Clitis ou Fetenat)
Djamé
Un commentaire par isabelle (20/05/2011 à 22:04)
besoin d’aide, recherche sur le prénom TITEUF combien en existe t il ? et en quelle année ?
si quelqu’un a des infos je suis preneuse. avis au détective d’internet pour cette recherche .Merci
Un commentaire par Nom d’un prénom ! 2. Petit guide du savoir-prénommer | La pensée du discours (16/11/2011 à 1:10)
[…] est vrai, et le désir de liberté de certains choix, comme le montre par exemple l’affaire Titeuf décrite par Baptiste […]
Un commentaire par Pablo (16/11/2011 à 16:39)
Un ami très proche à appelé sa fille Mafalda. Dois-je le dénoncer ?
:-)
Un commentaire par Baptiste Coulmont (16/11/2011 à 16:44)
> Pablo : la dénonciation n’est pas prévue par le code civil… ;-) (C’est pour cela que les grands-parents, parfois horrifiés par le prénom donné à leur petite fille ou petit-fils, ne peuvent saisir la justice pour rectifier ce qui leur apparait comme une erreur)