Categories

Archives

Billet

Ludivine et la télomachie

Billet publié le 14/03/2011

En 1972 naissent 16 “Ludivine” en France.
En 1973 elles furent 527. Une multiplication par 33 en quelques mois.
Un prénom proche, “Lidwine”, connaît une évolution similaire au même moment : 11 naissances en 1971, 133 en 1972, mais cet engouement disparaît rapidement. Un groupe, sur facebook cherche à rassembler les Lidwine.
Ces brusques augmentations m’étonnent. A quoi les relier ?
Le prénom “Ludivine” fait l’objet d’une toute petite réflexion juridique et administrative. Au début du XXe siècle, un spécialiste des prénoms, Edouard Lévy, en repère quelques unes, les trouvant peu ragoûtantes.

En Franche-Comté on trouve un assez grand nombre de Othilie, de Ludivine et de Mélitine, en Picardie des Adéodat, en Provence des Marius, alors que ces mêmes prénoms seraient à Paris quelque peu gênants pour leurs titulaires.
source : La question des prénoms, 1913, p.30

Mais c’est dans les années soixante que “Ludivine”, sous des formes différentes, revient.

  • D’abord en 1966, au tribunal de Chartres, où des parents, empêchés par l’officier d’état civil d’appeler leur fille “Ludivine”, portent plainte. Ils “prouvent” que le prénom « n’est pas étranger » et reçoivent le soutien d’une écrivaine, Elisabeth Barbier.

    Cette “oeuvre littéraire de valeur”, ce sont “Les gens de Mogador”. A partir de décembre 1972, la télévision française en diffusera un feuilleton. Parmi les personnages, une certaine “Ludivine”.
  • Ensuite sous la forme “Livine”.
    La cour d’appel de Paris refuse à Mme Léonie L* de changer son prénom pour “Livine” (Paris, 22 Oct. 1968, D. 1969, p.122 note Ponsard). Née en 1925, Léonie avait toujours porté le prénom Livine, qui était inscrit sur son acte de baptême [un signe, soit dit en passant, des sources multiples de la prénomination, où l’ordre religieux des choses ne coïncide pas avec l’ordre séculier-légal]. Le changement est refusé : le prénom “Livine” serait d’origine néerlandaise. Ce raisonnement gêne les juristes qui ont à commenter la décision :

    Il est vrai que le prénom de “Livine” n’est pas usité en France, mais s’il surprend, s’il présente un caractère original, il ne nous semble pas devoir “évoquer inévitablement une origine étrangère”. Relativité de l’appréciation humaine ! Les juges de Chartres (cf. Trib de gde inst. de Chartres 11 mars 1966, Gaz. Pal. 1966.I.431) ont autorisé des parents à choisir pour leur fille le prénom de “Ludivine”, ce prénom n’offensant ni la morale, ni le goût, sa consonance étant agréable et sa prononciation possible selon les lois de la phonétique française. […] Personne ne contestera que le prénom de “Léonie”, sans être le moins du monde grotesque ou odieux, apparaît aujourd’hui singulièrement démodé […] désignation qui évoque trop souvent les personnages vaudevillesques !
    source : Nerson, RTD civ. 1969, p.107-108

  • Le juriste, on le voit, est embêté : quand-même, dit-il en substance, elle s’appelle Léonie… on aurait pu être gentil avec elle, non ?
    Le prénom “Léonie”, à la fin des années 1960, est considéré comme démodé. Il n’est presque plus donné. Le minimum (10 naissances) sera atteint en 1967. Mais dès ce moment là, il repart à la hausse ; pour un petit groupe de parents, ce prénom apparaît au contraire comme joli, et ce petit groupe arrivera, progressivement, à entraîner d’autres parents dans leur choix.

    Parce que je n’ai pas peur des rapprochements incongrus, des sauts logiques et des innovations lexicales tirées du grec, j’aimerai pouvoir dire que ces anecdotes judiciaires, ici, laissent voir la concurrence des terminaisons, la télomachie, entre les prénoms en -ine et les prénoms en -ie, les années 1950-1980 étant très “-ine”. Avec autant de prénoms en “-ine” donnés aux filles (pas loin d’une sur cinq à l’époque), les nouveaux prénoms en “-ine” ne pouvaient qu’avoir une parenté ressentie (sous la forme d’une euphonie) avec leurs comparses.
    Mais je ne pense pas que cette idée me mènerait très loin.

    [yarpp]

    2 commentaires

    Un commentaire par Alciator (16/03/2011 à 23:27)

    Bonsoir,

    tout d’abord bravo et merci pour cette vitrine de votre travail.

    j’avais il y a quelques temps survolé un comparatif européen des prénoms les plus donnés. il apparaissait que la France, plus que d’autres pays, se caractérisait par des effets de modes aussi puissants que fugaces.

    l’Istat italienne a donné les résultats pour 2008, et encore 3% des petits garçons est prénommé Francesco, année après année les modifications sont très progressives.

    avez-vous dans vos ouvrages abordé cette question des différences entre pays, et leurs causes?
    bien sûr, en amateur je peux faire quelques suppositions. Mais je serais heureux de prendre connaissance des vôtres!

    Bonne soirée

    Un commentaire par Baptiste Coulmont (17/03/2011 à 11:26)

    > Alciator : j’ai surtout des informations sur les Etats-Unis, et je n’ai pas vraiment fait de travail comparatif. Il pourrait être intéressant de le faire : il y a des prénoms, comme “Marcel” (FR->ALL) ou “Loic” (FR->CH) qui passent les frontières.
    Le document de l’istat sur les prénoms est http://www.istat.it/salastampa/comunicati/non_calendario/20100318_00/testointegrale20100318.pdf