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Un réseau d’écrivains vers 1890

Billet publié le 20/03/2011

Comment devient-on un grand écrivain ? Probablement en étant apprécié par ses collègues écrivains.
On peut essayer de préciser cette intuition en regardant « qui cite qui » dans “L’Enquête sur l’évolution littéraire” de Jules Huret (1891). Dans cet ouvrage, l’auteur raconte ses entrevues avec de nombreux écrivains francophones. Et, parce qu’il s’intéressait au monde des écrivains, il cherchait à savoir ce que les écrivains pensaient de leurs collègues. La source est donc partielle/partiale : Huret a un programme et ne fait pas qu’enregistrer. Il cherche probablement à mettre en valeur certains écrivains. Gardons cela en tête. Et redevenons, immédiatement, positiviste.
Commençons par compter le nombre de citations.
Qui cite le plus ? Les 5 plus grands citants parmi les interviewés sont : “goncourt” “herediajosemaria” “kahngustave” “saint-pol-roux-le-magnifique” et “descaveslucien“.
Qui sont les écrivains plus cités : “zola” “goncourt” “flaubert” “bourgetpaul” “huysmans” “barresmaurice” “verlainepaul” “moreasjean” “mallarmestephane” “regnierhenry” et “hugo”.

Oh ? miracle ? : les Goncourt (OK, ils sont 2) sont de grands citants grands cités. Quand je fait ce travail de réduction du discours aux citations, je trahis peut-être les interviewés, mais par l’auteur. Jules Huret lui-même demande à ce que son ouvrage soit lu ainsi :

il y a un écart sensible entre l’importance réelle de certains auteurs et celle qu’ils ont prise dans mon enquête, importance dont on pourra se rendre compte en additionnant les “mentions” notées à l’Inde alphabétique de ce volume
Huret, Enquête…, p.XV

Mais qu’est-ce que “l’importance réelle” ? Certains des écrivains les plus cités, en effet, bien que marginaux pour le monde cultivé de la fin du XIXe siècle, étaient, pour le monde des écrivains, bien plus centraux.

C’est ainsi que M. Mallarmé, dont la haute personnalité littéraire ne se révèle que les mardis soirs à quelques personnes choisies, a pourtant groupé plus de nominations que Victor Hugo, la plus populaire des gloires de la France moderne.

Il semble étrange à Huret de voir apparaître Mallarmé à cette place. Mais ce poète-poète (ce poète pour poète) illisible était déjà tenu, par ses collègues, en haute estime.

Huret propose ensuite une description par chapelle littéraire (“les symbolistes”, les “parnassiens”, les “philosophes”, les “naturalistes”…). Il lui était difficile de faire autrement. Mais si l’on s’intéresse au réseau des citations, peut-être qu’autre chose apparaît.

Quelques indices nous donnent accès à la dimension “réticulaire” du métier d’écrivain. Aujourd’hui, on pourrait la mettre en évidence à partir de la participation aux jury des prix littéraires par exemple, ou à partir des collaborations scénariste/dessinateur dans la bande dessinée francophone ou des featurings dans le rap français des années 1990. Pour la fin du 19e siècle, l’Evolution littéraire de Huret est un matériau facilement accessible.

A partir de l’ensemble des citations, il est possible d’identifier des “communautés” de personnes plus reliées que d’autres. [Dans R, avec le package “igraph”, grâce à l’instruction “walktrap.community”]

lien vers le graphe en PDF

Il me semble voir, mais je ne suis pas un spécialiste, un groupe plutôt “romancier / réaliste” et un groupe plutôt “poète / symboliste” (Maurice Barrès, dans les années 1880, était proche des symbolistes, Huret le classe parmi les “psychologues”.)

Une étudiante, qui voudrait, par exemple dans le cadre d’un master de sociologie, aller plus loin, devrait bien entendu s’intéresser au contexte des mentions/nominations : est-ce comme exemple, ou comme exemple à ne pas suivre que les uns mentionnent les autres ? Elle pourrait, cette étudiante, ajouter aux personnes des qualités (âge, origine géographique et sociale…) pour voir si les caractéristiques sociales ont quelque chose à voir avec la structure des citations. Cette étudiante trouverait au CRESPPA et au département de sociologie de Paris 8 un encadrement de valeur.

[yarpp]

13 commentaires

Un commentaire par Totoro (20/03/2011 à 16:03)

Problème classique de la lexicométrie :
le fait de citer n’implique pas de “citer en bien”.
J’ai pris au hasard une page, 199, Bourget y est cité 4 fois, et il se fait étriller !
(voir juste en bas de la page le début de discussion sur Barres)

Bref, c’est comme la bibliométrie contemporaine, faute de pouvoir apprécier
sur la base d’une connaissance fine, on recherche des appuis externes
secondaires (les citations) en supposant comme Garfield, que le Dieu statistique
y retrouvera les siens.

PS : un meilleur indice, à mon avis, serait l’adjectivation ou la nomination qu’on réserve sans doute aux grands. Par exemple, stendhalien, rimbaldien, stendhalisme (p. 200)

Un commentaire par Baptiste Coulmont (20/03/2011 à 16:13)

sur le premier point : oui, c’est ce que j’ai écrit en fin de billet…
sur l’adjectivation : je laisse ça à la future étudiante de master

Un commentaire par Totoro (20/03/2011 à 16:23)

Je pense qu’il y a un écart entre :
1/ Des auteurs faiblement cités sont quand même importants : critique de la simple échelle quantitative
2/ Des auteurs fortement cités le sont parce qu’ils servent de repoussoir, contre-modèle,… critique de la quantification comme indice de l’importance.

Aujourd’hui, pour une telle enquête, Nothomb serait sans doute très citée par exemple pour dire “pas comme Amélie”, “contrairement à Nothomb….”

Un commentaire par Björn-Olav (20/03/2011 à 16:27)

Bonjour,
Si cet étudiant/cette étudiante voulait se lancer dans une telle recherche, je serais aussi tout prêt à l’aider dans la mesure de mes moyens : les réseaux d’écrivains (formés par les groupes fréquentés notamment) m’intéressent au plus haut point. Merci d’avoir attiré l’attention sur ce beau matériel que constituent les enquêtes littéraires.

Un commentaire par Totoro (20/03/2011 à 16:27)

Oups, j’avais loupé la phrase en question

Un commentaire par Baptiste Coulmont (20/03/2011 à 16:48)

>Björn-Olaf : malheureusement, je désespère de trouver un/une étudiant/e intéressée par un tel travail… Je l’appelle de mes voeux, mais je pense qu’elle n’existe pas !

Un commentaire par Benjamin Geer (20/03/2011 à 17:05)

Ce serait utile d’intégrer cette démarche statistique au cadre théorique proposé par Bourdieu dans Les règles de l’art: genèse et structure du champ littéraire, où il analyse différentes stratégies d’acquisition de la renommée littéraire. Ainsi Mallarmé a-t-il acquis sa renommé d’abord dans « le sous-champ de production restreinte, où les producteurs n’ont pour clients que les autres producteurs, qui sont aussi leurs concurrents directs ». Ce sous-champ dépend d’un « cycle de production long » : les œuvres d’avant-garde mettent longtemps à devenir des « classiques ». Cela par opposition aux écrivains qui produisent des « produits voués à l’obsolescence rapide » dans « le sous-champ de grande production », en « visant à minimiser les risques par un ajustement anticipé à la demande repérable ».

En outre, en se demandant « ce que les écrivains pensaient de leurs collègues », comme l’a fait Jules Huret, on risque d’imposer à l’enquête un classement arbitraire qui prédéterminera ses résultats. Qui devrait-on considérer comme écrivain ? Le problème, c’est « qu’il n’est pas de définition universelle de l’écrivain et que l’analyse ne rencontre jamais que des définitions correspondant à un état de la lutte pour l’imposition de la définition légitime de l’écrivain ». Donc « toute enquête visant par exemple à établir les propriétés des écrivains ou des artistes à un moment donné prédétermine son résultat dans la décision inaugurale par laquelle elle délimite la population soumise à l’analyse statistique. On ne peut sortir du cercle qu’en l’affrontant comme tel. C’est à l’enquête elle-même de recenser les définitions en présence, avec le flou inhérent à leurs usages sociaux, de fournir les moyens d’en décrire les bases sociales… ».

Un commentaire par Baptiste Coulmont (20/03/2011 à 17:23)

Bonne idée ! les approches pourraient se combiner assez facilement, je pense. Sur le 2e point : Huret n’est pas un enquêteur neutre, et bien entendu qu’il procède à un classement arbitraire, qu’il va plus ou moins revendiquer. Mais il travaille aussi par “boule de neige”, en allant voir, parfois, des écrivains que d’autres lui ont recommandé (si je me souviens bien, c’est comme ça qu’il rencontre un écrivain belge).

Un commentaire par Björn-Olav (20/03/2011 à 18:58)

La question de ce qu’est un écrivain se pose encore plus radicalement pour des (sous-)champs littéraires qui ne bénéficient pas de la légitimité (et souvent de l’autonomie) du champ français (parisien). Le sous-champ belge francophone est un beau cas : dominé par Paris, il n’a pas moins produit sa propre légitimité (d’où une certaine “indépendance” par rapport au centre parisien à certaines époques) sans pour autant acquérir le même degré d’autonomie que le champ littéraire français. Je me permets de renvoyer à un dossier de la revue COnTEXTES sur la consécration, qui aborde ces questions de reconnaissance (http://contextes.revues.org/index4609.html), et en particulier, pour le sous-champ belge, à un article que je cosigne (http://contextes.revues.org/index4637.html) (désolé pour l’auto-promotion).
Enfin, pour un exemple d’enquête qui tente de ne pas présager a priori de la définition de ce qu’est un écrivain (ou en tout cas, de permettre de raffiner la définition a posteriori en posant une base extrêmement large au départ) : la base de données du CIEL (en cours de mise en ligne), http://www.ciel-litterature.be, qui tente une prosopographie de tous les écrivains francophones belges actifs entre 1918 et 1960. La base est accessible sur inscription gratuite, et permet pas mal de questions (bio, biblio, revues où les écrivains publient, lieux de sociabilité, etc.). Baptiste, si ces questions t’intéressent, on pourrait se rencontrer pour discuter de tout cela quand je passerai sur Paris!

Un commentaire par Baptiste Coulmont (20/03/2011 à 19:10)

Merci… mais c’est plus l’analyse structurale et les graphes qui m’intéressent. Jules Huret, parce qu’il me rappelle la khâgne et ma période mallarméenne, m’intéresse un peu plus (suffisamment pour avoir passé un week-end à entrer dans un fichier excel le “edgeliste” des citations). L’analyse du champ littéraire est loin de mes préoccupations : dans l’idéal, j’aimerai discuter avec un/une chercheur qui travaillerait sur l’analyse structurale des espaces religieux.
Mais, pour tout dire, et pour ma curiosité personnelle, les collaborations d’auteurs dans la BD m’intéressent (rien que le graphe doit être formidable !).
A bientôt donc !

Un commentaire par Björn-Olav (20/03/2011 à 19:17)

Tu me motives à sortir ces collaborations BD de mes cartons (où ils dorment depuis trop longtemps). Je vois ce que je peux en faire et mets les graphes rapidement en ligne.
Au plaisir.

Un commentaire par Régis C (21/03/2011 à 15:00)

Je te cite, tu me cites…
Une anecdote circule sur Hugo et Lamartine qui se sont longuement renvoyé la balle à propos d’une lettre venant de Russie et adressée sans mention de nom ni d’adresse au “plus grand poète de France, à Paris”
J’ignore si elle est vraie.

Un commentaire par régis c (23/03/2011 à 11:46)

@Totoro: Oui, de toute évidence certains sont des repoussoirs. Le fait que le général Boulanger (a fortiori en 1891) soit cité comme écrivain par Huret au milieu de tout ce beau monde est significatif. Cea dit, avec Huret, il est difficile de savoir si c’est du lard ou du cochon…
Certains “citeurs” sont de vraies langues de vipère.
@Baptiste: il faudrait également réfléchir sur les réseaux entre les écrivains et les autres artistes de leur temps. Or les compositeurs de musique les plus cités – certes très influents sur l’esthétique “fin de siècle”- sont morts en 1891 (Wagner et César Franck). Verlaine est abondamment cité mais Gabriel Fauré, qui lui est proche, est oublié; même réflexion à propos de Mallarmé et Debussy.