La plurinomination
Les ethnologues de la France rurale, dans leurs travaux des années 1970, ont montré la survivance de pratiques de plurinomination [deux exemples : Segalen, M. [1980], Le nom caché. La dénomination dans le pays bigouden sud. L’Homme, 20[4], p.63-76. ou encore Zonabend, F. [1977], Pourquoi nommer ? (Les noms de personnes dans un village français : Minot-en–Châtillonais). Dans C. Lévi-Strauss, éd. L’Identité. Paris: Grasset, p. 257-279.]. « La mère Raymond, c’était la Michelle, mais son vrai nom c’était Simone. » Il semble qu’avec l’emprise croissante de l’administration “à distance” des individus, cette plurinomination se soit affaiblie. Il est plus simple de n’avoir qu’un seul prénom, sans avoir à répéter, constamment, que « non, certes je m’appelle Johnny, mais en fait, c’est Philippe. »
Mais si affaiblissement il y a eu, il n’y a pas eu disparition. En effet, il existe de nombreuses institutions, plus ou moins solides et cristallisées, qui disposent de leurs propres outils de nomination, souvent en tension avec les pratiques des institutions “branchées” sur l’Etat et l’état civil.
Décrivons-les un peu.
Mais passons, ce ne sont pas ces institutions qui m’intéressent ici.
Il existe en effet des institutions un peu plus solides, qui existent, de plus, en tension, plus ou moins fortes, avec l’Etat.
CA toulouse, arrêt du 13/3/2001
Georges, Jacques, Marie X*** souhaite que son prénom devienne “Georges-Henry” : « ses parents attestent que leur fils a toujours eu comme prénom usuel Henry, prénom qu’ils lui ont attribué à son baptême pour des raisons familiales ». Il a vécu, pendant quelques dizaines d’années, avec un prénom usuel qui n’était pas à l’état civil.
CA besancon, arrêt du 3/11/2005 :
“Mom”, née au Cambodge, est baptisée “Catherine” lors de sa conversion au catholicisme. Elle s’appuie sur ce baptême pour assurer sa demande de francisation du prénom.
CA poitiers, arrêt du 5/9/1990 :
Il s’agit ici d’une demande de changement de prénom d’une petite fille, qui s’appelle “Loan”. Ses parents, qui voulaient donner un prénom breton, s’aperçoivent peu après sa naissance que que ce prénom “est plutôt d’origine asiatique”… une sorte de vice caché, donc… Le baptême (par un prêtre orthodoxe) de l’enfant se fait sous le prénom “Anastasia” : les parents considèrent que “l’inadéquation d’un prénom à une conviction religieuse” constitue un intérêt légitime. Ils seront suivis par la Cour d’appel de Poitiers.
Plusieurs autres affaires sont liées à des conversions à l’Islam, et à des prises de noms qualifiés de “coraniques” ou “musulmans”. Mais, pour de nombreuses raisons, les institutions locales de l’Islam sont moins solides que l’Eglise de Rome et les individus vont peiner à faire reconnaître la validité de certaines demandes.
CA versailles, arrêt du 18/5/2000
Les parents, nés au Maroc, avaient appelé leur fille (née en France à la fin des années 1990), “Gihanne”. Mais ce prénom est interdit au Maroc : une personne ainsi nommée, disent les parents, ne peut pas avoir d’état civil marocain.
Le procureur écrit, lui, que “l’intérêt légitime au sens de l’article 60 du Code civil ne saurait s’étendre au respect des exigences d’une législation étrangère”.
La tension entre la demande d’un autre Etat que la France concernant l’état civil d’une personne dotée de la nationalité française est ici patente. Favoriser la simplicité de vie de la personne en question, en lui permettant d’accorder ses états civils, passe derrière la volonté de maintenir un monopole sur la nomination.
La plurinomination existe donc toujours. Mais à la question “comment tu t’appelles”, on ne répond plus “ça dépend [de la situation]” [comme l’écrivent Fine, A. & Ouellette, F.-R. éd. [2005], Le Nom dans les sociétés occidentales contemporaines, Toulouse: Presses universitaires du Mirail. page 19]. La « morale d’état civil » mentionnée rapidement par Michel Foucault au tout début de l’Archéologie du savoir nous a presque tous convaincu qu’il n’existe qu’un seul prénom, celui de l’état civil. Cela rend la plurinomination problématique plus qu’inexistante, et transforme un problème d’identification en problème identitaire.
[yarpp]
2 commentaires
Un commentaire par Florian (26/07/2011 à 13:53)
Bonjour,
J’ai un exemple de plurinomination qui pourrait vous faire sourire :
Ma tante Christine a plusieurs frères, dont un prénommé Philippe. Lorsqu’elle a présenté à mes grands-parents un autre Philippe (devenu son mari, depuis) ces derniers l’ont rapidement ‘rebaptisé’ Christian.
Mon père m’avait cité d’autres exemples similaires chez ses amis ou dans son ascendance paternelle.
Il s’agissait visiblement d’éviter les confusions et (tant qu’à bien faire) de marquer le lien du nouvel entrant avec le membre de la famille qu’il/elle épousait en l’affublant de la version masculinisé/féminisé de son conjoint.
J’ignore si cet usage est anecdotique, fréquent et/ou géographiquement localisé (presqu’île guérandaise – Morbihan).
Finalement, mon oncle “Christian” s’est fait une raison : il n’y a plus guère que sa famille et l’État pour l’appeler Philippe : )
Un commentaire par Florian (26/07/2011 à 14:01)
Oups ! je réalise que je voulais écrire : ” […] en l’affublant *du prénom* masculinisé/féminisé de son conjoint.”
J’en profite pour vous dire tout le plaisir que j’ai eu à découvrir votre site : )