La collaboration entre prophètes
Les textes de Max Weber inspirent. Il a produit un langage commun pour une partie de la sociologie. Mais je me heurte à quelque chose.
On trouve de belles utilisations en sociologie et en histoire de ce qu’il analyse comme du charisme — né de la reconnaissance, par un groupe, des qualités extraordinaires d’un individu, que l’on peut appeler “prophète”, “chef de guerre”… Que ces qualités existent ou non, peu importe : le groupe “charismatiquement dominé” — les adeptes — croit qu’elle existent. Très nombreux, innombrables, sont les sociologues à s’être inspiré de ce que Max Weber écrit du charisme et de sa “routinisation”.
Je cherche encore un texte s’intéressant non pas à un prophète seul — et à ses relations avec le groupe de ses adeptes ou fidèles — mais à un groupe composé de plusieurs prophètes, plusieurs “porteur de charisme”. Je connais ce que Weber appelle le “charisme de fonction” (ou charisme d’office), je sais qu’il existe dans le texte wébérien, des “directions administratives qualifiées charismatiquement”. Je sais aussi qu’il y a probablement conflit (dénonciation d’untel comme “faux prophète”) mais n’y a-t-il pas une sociologue qui, quelque part, aurait trouvé un groupe de prophètes — ou de prétendant au charisme — qui collabore plutôt que d’entrer en conflit ?
11 commentaires
Un commentaire par Benjamin Geer (24/10/2011 à 18:18)
Dans ma thèse (non encore terminée) je parle du charisme des “prophètes” nationalistes, c’est-à-dire les hommes politiques charismatiques. Il me semble qu’on trouverait assez facilement des exemples de groupes de chefs politiques charismatiques qui collaborent plutôt que d’entrer en conflit. J’ai en tête l’exemple d’hommes politiques égyptiens qui s’opposaient ensemble à la domination coloniale.
Un commentaire par SocioSauvage (24/10/2011 à 20:37)
Je ne suis pas sûr de bien comprendre la question, donc je vais essayer de détailler au mieux ma réponse.
On peut concevoir différentes collaborations de “prophètes” au sens weberien :
1) La collaboration de prophètes correspondant à des groupes de fidèles différents pour une cause commune (la photo de N. Sarkozy et F. Hollande pour la campagne du “Oui” lors du référendum sur le TCE en constitue un bon exemple).
2)La collaboration de prophètes correspondant au même groupe de fidèle, mais à des niveaux hiérarchiques différents (pour prendre un exemple dans l’actualité récente, la collaboration entre le sélectionneur et le capitaine d’une sélection nationale, la domination relève souvent de différentes composantes – légal-rationnelle et charismatique, mais le capitaine est toujours partiellement soumis au sélectionneur => absence de collaboration “égal à égal).
3)La collaboration de prophètes correspondant au même groupe de fidèles, à des niveaux hiérarchiques différents, mais dans des domaines incommensurables (on peut sans doute, ici, ranger la distinction classique entre pouvoir religieux et pouvoir politique).
Mais, amha, il est impossible (au sens d’un invariant anthropologique universellement partagé) qu’il puisse exister une collaboration entre plusieurs prophètes dominants le même groupe de fidèle, partageant le même niveau hiérarchique, et relevant de domaines commensurables. En tout cas, si un tel phénomène existe, son analyse serait sans doute très riche pour comprendre les compétitions pour la domination.
Un commentaire par régis (26/10/2011 à 13:12)
Les rois de Sparte, au moins jusqu’à Agis et Cléomène, ont partagé à 2 une autorité religeuse et militaire; mais peut-être y avait-il un troisième roi à l’origine, qui aurait été liquidé.
Un commentaire par Hervé (26/10/2011 à 18:33)
Il y a Jean Baptiste et Jésus Christ… Elie et Elisée… Moïse et Aaron…
Bon, ok, je sors.
Un commentaire par Leuwen (27/10/2011 à 18:55)
Il y a une multitude de situations révolutionnaires (cf par exemple Tackett, becoming à revolutionnary sur la manière dont les députés du tiers sont devenus révolutionnaires), mais je ne suis pas sur que les classifications weberiennes puissent rendre compte de ce genre de situation. La notion de pouvoir charismatique est quand même trop individualiste. Quid quand le peuple décide de suivre une assemblée qui s’affranchit de la légalité d’Ancien régime ?
Un commentaire par Régis (29/10/2011 à 10:27)
@Hervé: Jean le Baptiste et Jésus coopèrent mais il y a chez eux un dominant et un soumis. C’est encore plus vrai pour Moïse et Aaron. Pour Elie et Elisée, pareil; mais Elie, juge, qui dit la loi et la vérité de Dieu, atténue son leadership en laissant Elisée répandre la Parole.
Le mythe des Dioscures exprime combien il est difficile à deux chefs supposés égaux d’exercer leur domination sans se léser l’un l’autre.
Un commentaire par Hervé (01/11/2011 à 9:27)
@RÉGIS
Le distinguo dominant-dominé me parait loin d’être évident.
Jésus / Jean Baptiste ? Jésus a commencé par être disciple de Jean, et son émancipation peut être vue comme une “routinisation” du très peu que l’on connait des théories de Jean Baptiste – mais je ne connais pas le sens exact de “routinisation”, j’en ai juste un rapport intuitif. C’est le meurtre de Jean Baptiste qui a radicalisé Jésus.
Moise / Aaron ? Il y a bien des lectures possibles de l’épisode du veau d’or.
Elie / Elisee ? Si d’un point de vue “réputation”, je présume que c’est Elie qui gagne, il est plus difficile de dire comment, concrètement, et dans quel sens, s’exerçait le leader ship ; en tous les cas il y a eu collaboration.
Et de plus, vu que l’authenticité historique de toutes ces histoires est plus que douteuse, on est surtout ici dans l’expression de relations entre thèmes, idées, conceptions. On dit une réalité par décalage.
Dans la bible tant qu’on y est il y a aussi toutes les histoires du nouveau testament sur la jeune église… Mais je ne sais pas si on peut considérer Pierre, Paul et les autres disciples comme des prophètes ?… Ou comme un processus de “routinisation”, puisqu’il étaient en plein apocalypse, donc l’inverse, je suppose ? en tous les cas il est probable qu’ils aient eu du charisme ?… M. Coulmont, éclairez-moi !
Cordialement.
Un commentaire par Baptiste Coulmont (03/11/2011 à 10:09)
MERCI, un grand merci à tous. L’exemple Jésus — Jean-Baptiste me semble riche d’interprétations possibles.
Je réfléchis encore un peu et je reviens vers les questions laissées en suspens ici.
Un commentaire par Régis (04/11/2011 à 11:40)
@Baptiste: je pense que vous pouvez voir du côté des Wisigoths et de leurs deux lignées royales qui ont coopéré (combien de temps?) à peu près jusqu’à l’époque de Théodose (à la louche). Les deux rois étaient des chefs de guerre et des dignitaires religieux fondant leur prestige sur une ascendance divine.
Pour notre époque, le Conseil fédéral suisse est une institution où la concordance est habituelle. La nuance est que le CF est plus investi d’une autorité qu’il n’est caractérisé par le charisme. Mais le charisme peut-il être autre chose qu’une qualité attachée à la personne?
Un commentaire par Fantomette (09/11/2011 à 23:30)
En même temps, dans la perspective weberienne, le charisme prophétique se définit précisément par la singularité (perçue), non? “Faites ce que je vous dis parce que je suis unique, nouveau, révolutionnaire etc.” – on sort un peu de cette logique si on envisage une collaboration entre prophètes, même si c’est intéressant de voir si le concept weberien tient toujours dans une telle configuration.
Un commentaire par Baptiste Coulmont (10/11/2011 à 9:39)
Oui Fantômette, on sort de la logique du type idéal “pur”, où il y a plusieurs sorciers (avec leurs clientèles), plusieurs prêtres (par division fonctionnelle de l’institution), mais un seul prophète (et son groupe de dominés).