David, Emile
Dans un numéro récent de la revue Durkheimian Studies (vol. 17, 2011) paraît un article de Matthieu Béra sur les prénoms d’Emile Durkheim.
Emile Durkheim naît en effet, en 1858, sous les prénoms de «David-Emile». Graphiquement, «David-Emile» et pas, comme c’est écrit aujourd’hui, “David, Emile” : les actes de naissance, au XIXe siècle, utilisent souvent le tiret pour séparer les prénoms. Tiret aujourd’hui remplacé par une virgule (le tiret servant maintenant à unir deux prénoms et non pas à les séparer) [conséquence, peut-être du passage à la machine à écrire ?]. À 150 ans de distance, donc, un signe typographique a changé de sens. Ce n’est pas la seule chose qui a changé.
[extrait d’une illustration, l’acte de naissance de Durkheim, dans l’article de Matthieu Béra]
Si aujourd’hui le premier prénom est très souvent le prénom d’usage, il n’était pas rare que, au XIXe siècle, ce soit le deuxième prénom qui serve de prénom d’usage. Les généalogistes écrivent même parfois que “Dans certaines régions au XIXème siècle et au début du XXème siècle il était fréquent d’utiliser le dernier des prénoms comme prénom usuel (…). Cet usage se faisait notamment en Alsace.” [Région d’origine des Durkheim]
Ainsi “David, Emile” utilise très probablement en famille et à l’école (normale supérieure ou non) “Emile” : en effet le premier prénom est alors un prénom hérité, le second prénom un prénom innovant, le prénom de choix. On trouve alors beaucoup de garçons ayant comme premier prénom “Marie” (c’est un des 20 prénoms les plus fréquents, en première position, pour les garçons : un général célèbre a ainsi pu naître “Marie-Pierre” ou plutôt “Marie, [Joseph,] Pierre” en 1898, un député pouvait aussi naître Marie, Michel)… ce qui ne signifie pas qu’ils étaient appelés “Marie”.
Et les durkheimophiles et les dukheimoniaques apprendront dans l’article de Béra que David (le premier prénom d’Emile) n’est pas seulement le prénom du grand-père paternel, rabbin, (“Israël-David”), mais aussi celui du père (“Moïse”, mais parfois, sur certains documents, “Moyse, David”) : c’est un deuxième intérêt de cet article, de montrer que “ces documents officiels ne permettent pas d’établit à coup sûr des «vérités historiques»: ils donnent des informations contradictoires”. Il faut plutôt comprendre ces documents historiques comme le résultats de négociations, plus ou moins possibles, entre un individu (identifié) et l’agent d’une institution (identifiant).
[extrait d’une illustration publiée dans l’article de Matthieu Dimitri Béra]
On voit ainsi que Durkheim, dans les différents recensements (1891, 1896, 1901), ne prénomme pas de la même manière sa femme et sa fille, et surtout ne se prénomme pas de la même manière. En 1891, sur le registre du recensement, il s’appelle David, sa femme Julie, sa fille Bella. En 1901, il s’appelle Emile, sa femme Louise, et sa fille Marie : et il s’agit bien des mêmes personnes. On voit ici combien est neuve l’idée que la constance intérieure des agents s’appuie sur le nom. « Par cette forme tout à fait singulière de nomination que constitue le nom propre se trouve instituée une identité sociale constante et durable qui garantit l’identité de l’individu biologique..»,, écrivait Bourdieu dans “L’Illusion biographique” : « le nom propre est l’attestation visible de l’identité de son porteur, à travers les temps et les espaces sociaux ».
La constance “multipositionnelle” assurée par le nom propre est sans doute plus réalisée aujourd’hui qu’au XIXe siècle. Comme le rappellent Dupâquier et ses co-auteurs : “Dans le Vexin français, par exemple, au recensement de 1836, sur 666 garçons biens connus par leur acte de naissance, 331 seulement sont désignés identiquement“. La constance intérieure et multipositionnelle des agents était assurée autrement que par le prénom. Il est fascinant, pour un sociologue attaché à la socio-histoire, de voir cela se réfracter chez le fondateur-même de la sociologie comme discipline.
Mais alors, est-ce la judaïté qui est abandonnée (ou recomposée comme identité tellement privée qu’elle n’apparaît plus sur les déclarations officielle d’identité) quand Durkheim passe de David à Emile? C’est l’interprétation la plus fréquente. Ce n’est probablement pas la seule. C’est une interprétation tentante : David devient Emile pendant l’Affaire Dreyfus, quand Durkheim devient un intellectuel universaliste (et cette entreprise nécessite peut-être d’endosser l’identité majoritaire).
Mais l’interprétation donne peut-être trop de poids au judaïsme de Durkheim. Les déclarations de Durkheim lors du recensement de 1891 semblent se baser sur l’idée que “le prénom à déclarer, c’est celui qu’on n’utilise pas” (dans son cas, son premier prénom; et dans le cas de sa femme et de sa fille, leur second prénom). Puis, en 1901, sur l’idée que “le prénom à déclarer, c’est le prénom d’usage”. De plus il est probable que l’on trouverait, tout au long du XIXe siècle et du début du XXe siècle, de nombreux cas de flottements, si l’on prenait, pour une personne donnée, toutes les mentions officielles de son prénom. [Exemple : les prénoms de Mozart] Même en ce qui me concerne, et alors que les erreurs sont difficiles à commettre, j’apparais parfois comme “Jean-Baptiste“, y compris sur ma “carte d’identité de fonctionnaire”.
Dans son article, Béra est attentif à ne pas tout expliquer en rabattant ces flottements prénominaux à la distance au judaïsme : c’est par exemple à partir du moment où Durkheim, après plusieurs livres, est vraiment connu comme Emile, qu’il se déclare Émile, le renom fondant finalement le prénom.
Et comme toujours avec Durkheim, ce qu’il y a de mieux avec lui, c’est qu’il a un neveu, Israël, Marcel (ou Marcel-Israël ?) Mauss, connu sous le nom de Marcel Mauss, et dont la vie entière fut faite de flottements. Je me demande bien ce que les registres des recensements recèlent à son sujet.
Références :
Béra, Matthieu Dimitri. 2011. « David, Emile. Les ambivalences de l’identité juive de Durkheim ». Durkheimian Studies 17 (1): 121–150. doi:10.3167/ds.2011.170106. [revue assez difficile à trouver en bibliothèque : notice sudoc]
Dupâquier, Jacques, Jean-Pierre Pelissier, et Danièle Rébaudo. 1987. Le Temps des Jules. Les prénoms en France au XIXe siècle. Paris: Editions Christian.
Note : Bourdieu n’était pas dupe de l’idée selon laquelle le nom assure l’identité de l’agent. L’exemple qu’il prend, c’est celui de Marcel Dassault (patron de presse, marchand d’arme, homme politique…) qui se trouve être né “Marcel Bloch”, et être donc l’exemple parfait d’une identité assurée en dépit d’un nom d’usage différent du nom d’état civil.