Le goût, mesure de la position sociale
Les travaux sur les prénoms, dans les années 1980 et 1990, ont montré que des milieux sociaux différents (par le diplôme, l’origine nationale, le revenu, la profession…) choisissaient des prénoms tendanciellement différents (Besnard et Grange 1993; Lieberson 2000; Gerhards 2005). Pour prendre un exemple simple, les employés et ouvriers, au début des années 1990, choisissent plus souvent que les cadres de prénommer leur enfant « Jordan » ou « Cindy ». Mais le choix des prénoms est libre, il dépend du goût des parents, et l’on trouvera certainement des parents de tel milieu social choisissant, pour leur enfant, des prénoms plutôt associé à un autre milieu.
Cette relation entre caractéristiques sociales des parents et prénoms apparaissant relativement stable, quelques chercheurs ont tenté de « retourner » la relation. Il ne s’agit plus ici de repérer quel prénom est choisi par tel groupe, mais de repérer ce qu’ont en commun ceux qui choisissent tel prénom. Dans ces recherches, les prénoms servent à faire apparaître une « topologie sociale » qui n’est pas construite à partir des grandes catégories habituelles de description de la société (diplôme, revenu, profession…).
Il y a eu plusieurs tentatives en ce sens, depuis le début des années 2000.
Dès 2001, John Levi Martin (Martin 2001), en commentant Lieberson, écrit que si l’on repère une disjonction entre les prénoms choisis et ce qui est mesuré par le « SES » (statut socio-économique, en langage sociologique étatsunien), cela ne doit pas nous conduire à dire que les prénoms ne sont pas un bon indicateur, mais doit plutôt nous indiquer que « taste is a superior measure of social location », que le goût est une mesure plus précise de la position sociale. La fin de son papier est consacrée à un premier test de cette hypothèse.
Les autres études sont un peu plus récentes (Mateos, Longley, et O’Sullivan 2011; Bloothooft et Onland 2011; Bloothooft et Groot 2008) et s’appuient sur des méthodes sensiblement similaires (que l’on trouve à l’état d’ébauche chez J. Levi Martin).
Tous ont en commun de commencer par réduire la diversité des prénoms, qui sont très nombreux et souvent très rares. Cette réduction s’obtient en considérant que deux prénoms peuvent être socialement « proches ». Bloothooft et Groot choisissent de considérer comme proches des prénoms donnés fréquemment à des frères et sœurs : aux Pays-Bas, les Johannes ont « souvent » comme sœur des Maria, et les Kevin des Melissa. Les groupes de prénoms ainsi constitués sont associés à des différences sociales.
Quelques remarques très rapides :
- – faire du goût une chose importante pour la sociologie est « classiquement » bourdieusien, depuis La Distinction (Bourdieu 1980), dont il est inutile de répéter, pour les lecteurs de ce blog, le sous-titre ;
- – … mais : ces tentatives de recomposition de la topologie sociale s’inscrivent dans de nombreuses réflections portant par exemple, sur la pertinence des nomenclatures nationales comme les « CSP »/« PCS » ou internationales
- – … mais : ces tentatives cependant prennent comme acquis la recherche d’une forme de description qui s’attache au plus près des pratiques des individus (sans la médiation par des institutions quasi-juridiques ayant « investi » dans des « formes » stables, comme des nomenclatures)…
Indications bibliographiques
Besnard, Philippe, et Cyril Grange. 1993. « La fin de la diffusion verticale des goûts? (Prénoms de l’élite et du vulgum) ». L’Année sociologique 43: 269-294.
Bloothooft, Gerrit, et Loek Groot. 2008. « Name Clustering on the Basis of Parental Preferences ». Names: A Journal of Onomastics 56 (3): 111-163. doi:10.1179/175622708X332851. [lien]
Bloothooft, Gerrit, et David Onland. 2011. « Socioeconomic Determinants of First Names ». Names: A Journal of Onomastics 59 (1): 25-41. doi:10.1179/002777311X12942225544679. [lien]
Bourdieu, Pierre. 1980. La Distinction. Paris: Editions de Minuit.
Gerhards, Jürgen. 2005. The Name Game. Cultural Modernization and First Names. Londres (Royaume Uni): Transaction Publishers.
Lieberson, Stanley. 2000. A Matter of Taste. How Names, Fashions, and Culture Change. New Haven et Londres: Yale University Press.
Martin, John Levi. 2001. « What’s in a Phoneme? Comments on Stanley Lieberson’s A Matter of Taste ». Communication en congrès présenté à la Special session « Author Meets Critics », Eastern Sociological Society.
Mateos, Pablo, Paul A. Longley, et David O’Sullivan. 2011. « Ethnicity and Population Structure in Personal Naming Networks ». PLoS ONE 6 (9): e22943. doi:10.1371/journal.pone.0022943. [plus de précisions ici]
3 commentaires
Un commentaire par Stéphane Dorin (25/07/2012 à 13:50)
Merci pour la mise en perspective… Pour la sociologie du goût comme créateur de communautés, voir bien entendu Herbert J Gans et ses “taste cultures”, bien qu’il ne soit pas bourdieusien, et ne traite pas, à ma connaissance, des prénoms.
Sinon, une étourderie : la Distinction a été publiée en 1979.
Un commentaire par Joël (03/08/2012 à 21:49)
Tu ne dis pas l’essentiel, pour les béotiens comme moi : est-ce que les résultats sont convaincants ?
Autre chose : as-tu connaissance de travaux mettant en relation prénoms et comportements électoraux (à part ceux dans lesquels le prénom est pris comme proxy de l’origine ethnique et/ou religieuse) ? Je ne suis pas sûr qu’il y ait beaucoup d’enquêtes où on ait les deux données, mais en revanche on peut aisément le faire pour la participation…
Un commentaire par Baptiste Coulmont (05/08/2012 à 15:32)
> Joël : je suis facilement convaincu. Reste à savoir si prendre comme point de départ les prénoms donne accès à des descriptions de la structure sociale qui soient utiles.
Je n’ai pas vu de travaux sur la participation politique et les prénoms…