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Les billets de April, 2013 (ordre chronologique)

Deux passions françaises, les prénoms et le bac

Le dernier billet, sur les prénoms surreprésentés par série du bac, a été fortement diffusé. J’aimerai, pour m’en souvenir plus tard, faire ici un petit compte-rendu [sur ce modèle].
Tout d’abord, une objectivation temporelle :
stats-visites-7days
Le billet est publié le samedi 30 mars en fin de journée, au milieu du long week-end de Pâques. L’idée m’est venue en revisitant, dans le cadre d’un autre projet, les données recueillies en 2012. Le petit calcul donnant des résultats bien distinctifs, je me suis dit qu’il serait intéressant de faire une petite expérience : un billet court, avec un tableau sous forme d’image (l’image indiquant et le titre du tableau, et l’URL source). Publier, puis regarder l’éventuelle reprise [puisque le billet sur les mentions et les prénoms avait suscité l’intérêt journalistique, est-ce que celui-ci serait aussi repris ?].
Les reprises commencent plus ou moins rapidement sur twitter. Quelques comptes disposant de plusieurs milliers de “followers” (d’abonnés) indiquent ce billet. [Il est plus difficile de suivre les “partages” sur facebook.] J’ai recueillis les “twittes” similaires, qui montrent une espèce de surprise paradoxale :
adjectifs-en-ant
Mais comme le premier graphique permet de le constater, il n’y a pas, ni le 30, ni le lendemain, d’explosion du volume des visites. Il faut dire que beaucoup de monde semble en vacances. Aucun “blog” ne rediffuse le tableau : un signe, peut-être, que les blogs ne servent plus vraiment à rediffuser/partager (fonction conférée à twitter et facebook).

L’explosion des visites arrive suite à deux articles mis en ligne dans l’après-midi du 1er avril (lundi de Pâques) :
http://www.rue89.com/2013/04/01/bac-dis-prenom-dirai-section-241059 (1er avril 2013)

http://www.slate.fr/lien/70147/chaque-bac-son-prenom (1er avril 2013)
En fin de journée du 1er avril, un journaliste d’Europe1 me contacte (je ne sais pas si l’interview a été diffusée).

Le lendemain, mardi 2 avril, les articles se multiplient (la “Revue de Presse” de France Inter mentionne le matin même l’article de rue89). Voici ce que j’ai réussi à retrouver…

  1. http://www.20min.ch/ro/life/lifestyle/story/Le-bon-prenom-pour-un-futur-genie-27843746 (02 avril 2013 09:25)
  2. http://www.letelegramme.com/ig/generales/france-monde/france/prenoms-bac-augustin-en-s-ahmed-en-stg-allison-en-st2s-02-04-2013-2056310.php (2 avril 2013 à 09h48)
  3. http://www.lessentiel.lu/fr/lifestyle/tendances/story/Votre-reussite-dependrait-de-votre-prenom-11739441 (02 avril 2013 11:36)
  4. http://lci.tf1.fr/france/societe/alienor-en-l-augustin-en-s-et-ahmed-en-stg-a-chaque-bac-son-prenom-7911216.html (02 avril 2013 à 11h32)
  5. http://www.ladepeche.fr/article/2013/04/02/1596725-baccalaureat-dis-moi-ton-prenom-je-te-dirai-ta-section.html (Publié le 02/04/2013 à 14:19)
  6. http://www.blog-emploi.com/index.php/post/Les-prenoms-des-bacheliers-en-disent-long (02 avril 2013 · 14:33)
  7. http://www.cafepedagogique.net/
  8. http://www.terrafemina.com/vie-privee/famille/articles/24293-bac-2013-des-resultats-et-des-mentions-en-fonction-des-prenoms-.html
  9. http://www.mediaetudiant.fr/vie-etudiante/augustin-bacs-ahmed-bacstg-14316.php
  10. http://etudiant.lefigaro.fr/le-labeducation/actualite/detail/article/bac-alienor-en-l-henri-en-s-et-youssef-en-stg-1584/ (02/04/2013 à 16:03)
  11. http://www.lepoint.fr/societe/le-prenom-fait-il-le-bachelier-03-04-2013-1649593_23.php (Publié le 03/04/2013)
  12. http://tempsreel.nouvelobs.com/education/20130403.OBS6482/dis-moi-ton-prenom-je-te-dirais-quel-est-ton-bac.html (03-04-2013)
  13. Emission de Radio Notre Dame : mp3 (le 3 avril 2013)
  14. http://www.ladepeche.fr/article/2013/04/03/1597452-baccalaureat-a-chaque-filiere-ses-prenoms.html (03/04/2013)
  15. http://www.mediaetudiant.fr/vie-etudiante/augustin-bacs-ahmed-bacstg-14316.php
  16. Un article dans l’édition papier du Parisien : http://www.leparisien.fr/espace-premium/air-du-temps/a-chaque-bac-ses-prenoms-stars-04-04-2013-2695219.php (4/4/2013)
    leparisien-20130404
    … qui fait l’objet d’une mention dans la revue de presse de “Télématin”, dans émission de France Culture, et qui suscite une demande d’interview d’un journaliste de RTL.

Les reprises du billet se terminent par deux critiques sur “magicmaman” et “serialmother”

  1. http://www.magicmaman.com/,l-actu-bulle-un-prenom-un-bac-une-etude-absurde,2006337,2318853.asp
  2. http://serialmother.infobebes.com/baccalaureat-donne-moi-ton-prenom-et-je-te-dirai-quel-bac-passer/ (5 avril 2013)

Je préfère, de loin, que les journalistes me contactent. Cela me permet d’expliciter ce qui était resté à l’état d’implicite dans mes calculs.

Deux enseignements

Je tire de tous ces articles deux enseignements.

  1. Alors que je pensais avoir illustré les différences sociales entre séries du bac : surreprésentation des classes populaires dans les sections technologiques, surreprésentation de la bourgeoisie (bourgeoisie salariée) dans les sections générales… mon billet a été reçu sous une forme beaucoup plus individualiste : “dis-moi ton prénom et je te dirai ta série”.
    Hélas… ce n’était pas du tout ce qu’illustraient mes données. Prenons un exemple imagé :
    Imaginons que les points rouges soient les “Aliénor”. Elles sont plus nombreuses (24) à se trouver dans le groupe de droite. Mais en proportion, elles sont plus fréquentes dans le groupe de gauche (bien qu’étant moins nombreuses).
    proportions
    Le prénom Aliénor (ou les points rouges) est surreprésenté dans le groupe de gauche (15/160) mais il est plus nombreux dans le groupe de droite (24). Aliénor a plus de chance (ou de risque) de se trouver dans le groupe de droite, mais Aliénor est plus “caractéristique” du groupe de gauche.
    Donc alors que je pensais illustrer l’idée que le prénom était un bon indicateur… un “indice faible” individuellement, mais qui peut s’ajouter à d’autres indices faibles pour former une image solide… mes lecteurs ont souvent cru que j’illustrais les destins des individus.
  2. La notion de surreprésentation relative à une moyenne n’est sans doute pas évidente, et de nombreux lecteurs y ont vu une liste des prénoms les plus fréquents. Or la liste des prénoms les plus fréquents ne ressemble pas à la liste des prénoms surreprésentés, car les prénoms les plus fréquents sont fréquents un peu partout. La voici, cette liste :
    bac-frequence-series2012
    A part “Kevin”, premier prénom dans plusieurs séries technologiques et absent du “top 20” des séries générales, l’on ne trouve que peu de prénoms distinctifs. Les “Camille” (prénom très fréquemment donné au début des années 1990) sont partout : il y a des Camille filles de cadre, des Camilles filles d’ouvriers (ou fils de, fils de)…
    Deux listes différentes, donc, mais qui portent sur les mêmes données. Faisons une analogie photographique. La liste des prénoms les plus fréquents, c’est la photo de gauche, au contraste atténué, dans un brouillard (le brouillard, ce serait ici toutes les Camille, tous les Thomas). La liste des prénoms surreprésentés, c’est la photo de droite, au contraste renforcé : on y repère des “petits” prénoms (les arbres du fond de la photo, invisibles sur la photo de gauche).
    torremountain-fog

Notes : Le titre a été trouvé par @SH_lelabo.

Mes enquêtés s’appellent Robert

Les prénoms découpent des groupes, des classes d’équivalences basées sur la similarité des prénoms… mais ces groupes sont tous de taille restreinte, souvent très petits (actuellement, le prénom le plus donné ne représente qu’un à deux pour cent des naissances). Et ces groupes « descendent » rapidement jusqu’à l’individu lui-même (puisque de nombreuses personnes, 10% pour les enfants nés dernièrement, portent un prénom quasi-unique).
Les « groupes-prénoms » forment une catégorie individualiste pour d’autres raisons, liées aux usages contemporains des prénoms, symboles de l’identité personnelle. Depuis l’après-Seconde Guerre mondiale, le prénom est devenu d’utilisation quotidienne (pour le monde du travail, voir Guigo, 1991). Des sociologues ont remarqué cette “montée du prénom dans les mœurs” (Carbonnier, 1957), les manuels de bonnes manière aussi (qui cessent d’interdire l’usage répandu des prénoms comme terme d’appel)… et il est progressivement entré — en contrebande ? — dans des compte-rendus de recherches sociologiques.
Dès les débuts de la sociologie américaine, les prénoms (et les diminutifs) sont utilisés par les sociologues de Chicago. On en trouverait des exemples dans Le Hobo de Nels Anderson, dans Street Corner Society de William F. Whyte (même si ce dernier, techniquement, n’est pas « de Chicago » et qu’il a tendance à utiliser des surnoms ou des diminutifs).
Rien de tel en France, et pendant longtemps : Les ouvrages publiés par le « Centre d’études sociologiques » aux éditions du CNRS, dans les années 1950-1960, n’utilisent pas les prénoms alors que des entretiens sont réalisés [je n’ai vérifié que quelques ouvrages, de Touraine, Guilbert&Jamati, Crozier, Chombart…].
Paradoxalement peut-être, quelques années plus tard, les tenants de l’individualisme méthodologique n’ont pas recours au prénom : leurs individus sont interchangeables. Crozier (dans Le Phénomène bureaucratique ou dans L’Acteur et le système) non plus n’utilise pas les prénoms (les individus sont indexés par leur titre ou leur fonction, « un directeur »).
Au début des années 1970 et avant, les prénoms sont très peu utilisés. Les travaux de Bourdieu sur le Béarn qui datent du début des années 1960 (rassemblés dans Le bal des célibataires) utilisent des initiales pour identifier des informateurs. Bernoux, Motte et Saglio, dans leur enquête par observation participante réalisée en 1969 n’utilisent pas de prénoms mais identifient les ouvriers par des lettres (qui ne sont pas des lettres initiales, mais des lettres présentées dans l’ordre alphabétique : le premier ouvrier présenté est A., le deuxième est B., etc…) (Bernoux et al., 1973). Renaud Sainsaulieu, dans L’identité au travail, quelques années après (l’ouvrage est publié en 1977), n’utilise qu’un seul prénom, « Yvon », pour individualiser un ouvrier. Tous les autres sont présentés à partir de leurs caractéristiques sociales (Sainsaulieu, 1988) sans personnification. Avec Colette Pétonnet, en 1979, “on est tous dans le brouillard”, car elle ne semble pas avoir de politique d’anonymisation/identification explicite : elle utilise indistinctement initiales, prénoms, surnoms, noms de famille, « Madame » suivi d’un prénom féminin, « Madame » suivi d’un prénom masculin… (Pétonnet, 2012). On trouve quelques prénoms dans les « vignettes » / « encadrés » de La Distinction (Bourdieu, 1979), mais surtout des initiales.distinction-prenom
Mais à partir des années 1980, les prénoms entrent dans la panoplie des sociologues s’intéressant à la réalité comme « ensemble indécomposable de co-occurrences historiques » (Passeron page 32). Ils apportent non seulement la possibilité d’identifier d’un individu étudié tout au long du texte (la « Sophie » présentée en introduction est certainement la même « Sophie » qui intervient au long de l’ouvrage). Ils apportent aussi un « effet de réel » (Passeron, 1991, p.207, citant Barthes) : « objet ni incongru ni significatif » qui « ne révèle à l’analyse du récit aucune valeur fonctionnelle ou structurale ; il n’est pas non plus justifié par une fonction littéraire » (quand le prénom n’est pas celui d’un personnage récurrent). « Soustraits à la structure sémiotique du récit, ils acquièrent un signifié de connotation ».
darmon-prenomLe « Monde privé des ouvriers » d’Olivier Schwartz (1990) utilise systématiquement le prénom, mais souvent en combinaison avec le nom de famille (s’intéressant à des ménages, le lien entre les personnes est établi pour le lecteur par le nom de famille). L’ethnographie contemporaine – disons celle de l’École de Jourdan – utilise très souvent les prénoms, parfois (notamment pour les personnages les plus jeunes, sans utiliser le nom de famille) : « François, Thierry et Mathieu » chez Nicolas Renahy, dont le livre (Les gars du coin), commence ainsi « Octobre 1998, un vendredi soir. Après une journée de travail difficile dans la scierie qui l’emploie comme manœuvre, Hervé veut se changer les idées ». Dans La France des petits-moyens, Cartier, Coutant, Masclet et Siblot ont recours à des stratégies variées de prénomination : il existe des personnes sans prénom (« Mme Pageot ») et des personnes possédant un prénom et un nom « Stéphanie Bensoussan », (identifiées dans les entretiens par le prénom).
L’un des critères suivis par les ethnographes, c’est visiblement d’appeler par son prénom dans le texte celles et ceux qu’on appelle par leur prénom au cours du déroulement de l’enquête, signe, s’il en était, de l’usage quotidien de ce terme d’appel.
Du côté de la sociologie non ethnographique, c’est à dire sans enquête de longue durée impliquant une fréquentation suivie des enquêtés, les prénoms tendent aussi à être de plus en plus utilisés.
L’évolution individuelle la plus remarquable est sans doute celle de Jean-Claude Kaufmann : ses premiers ouvrages utilisent des noms de famille uniquement (La vie HLM en 1983), ses ouvrages intermédiaires (comme La trame conjugale en 1992) une combinaison prénom–nom de famille, et ses derniers ouvrages n’utilisent que les prénoms (Premier matin, 2002). Le basculement intervenant lors de la rédaction du livre sur les seins nus (Corps de femmes, regards d’hommes).
La misère du monde, publiée en 1993 sous la direction de Pierre Bourdieu, fait un recours intense aux prénoms. Plus de 9 entretiens sur 10 identifient les enquêtés par leur prénom (les enquêtés les plus âgés ont un nom de famille, mais pas de prénom).
lahire-identificLa sociologie lyonnaise des dispositions autour de Bernard Lahire repose sur une étude fine de cas individuels, conçus comme « combinaisons singulières de contraintes (dispositionnelles et contextuelles) » (Lahire, 2006, p.18), sur la mise en évidence de l’hétérogénéité des pratiques individuelles. Cette sociologie, dans l’écriture, fait recours à des « portraits sociologiques » qui commencent, de manière répétée, par « Arielle a 40 ans. Elle est titulaire d’un DEA » (p.153), « Marcel a 55 ans. Il est titulaire du certificat d’études primaires » (p.233) « Hélène a 28 ans. Elle dit avoir le niveau bac +4… » (p.307) [mais de manière surprenante, les prénoms ne sont pas repris dans la « liste des personnes interviewées » p.745 sq., l’indexation se faisant par un code alphanumérique].
Un dernier exemple : Le cadre des Cadres (1983), celui dont l’entretien inaugure et clôture l’ouvrage de Boltanski, reste identifié par une intiale, « M. ». Mais dans La condition fœtale (2009), Luc Boltanski utilise des prénoms pour identifier les femmes avec qui ses assistantes se sont entretenues (Chloé, Leïla…) une note, p.130 précise que « tous les prénoms figurant dans les entretiens ont été modifiés », sans que l’on sache pourquoi des prénoms ont été utilisés.
Cette exploration initiale laisse entendre que l’usage des prénoms se diffuse dans les compte-rendus de recherche. Influence tourainienne : le « retour de l’acteur » s’apercevant dans ces prénoms individualisant, personnifiant… ? Influence des traductions des textes de l’Ecole de Chicago ? il faudrait pouvoir établir une chronologie plus fine concernant la production sociologique française.
C’est pourquoi j’ai mis en place un formulaire que vous pouvez remplir : si vous avez remarqué une forme d’identification particulière, dans un ouvrage ou un article de sociologie publié entre 1960 et 1995, qui utilise prénom ou initiales, ou nom de famille, ou identifiant alphanumérique… merci de me l’indiquer. Indiquez aussi votre nom, pour apparaître dans les remerciements si jamais un texte issu de cette recherche est un jour publié.

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