Mes enquêtés s’appellent Robert
Les prénoms découpent des groupes, des classes d’équivalences basées sur la similarité des prénoms… mais ces groupes sont tous de taille restreinte, souvent très petits (actuellement, le prénom le plus donné ne représente qu’un à deux pour cent des naissances). Et ces groupes « descendent » rapidement jusqu’à l’individu lui-même (puisque de nombreuses personnes, 10% pour les enfants nés dernièrement, portent un prénom quasi-unique).
Les « groupes-prénoms » forment une catégorie individualiste pour d’autres raisons, liées aux usages contemporains des prénoms, symboles de l’identité personnelle. Depuis l’après-Seconde Guerre mondiale, le prénom est devenu d’utilisation quotidienne (pour le monde du travail, voir Guigo, 1991). Des sociologues ont remarqué cette “montée du prénom dans les mœurs” (Carbonnier, 1957), les manuels de bonnes manière aussi (qui cessent d’interdire l’usage répandu des prénoms comme terme d’appel)… et il est progressivement entré — en contrebande ? — dans des compte-rendus de recherches sociologiques.
Dès les débuts de la sociologie américaine, les prénoms (et les diminutifs) sont utilisés par les sociologues de Chicago. On en trouverait des exemples dans Le Hobo de Nels Anderson, dans Street Corner Society de William F. Whyte (même si ce dernier, techniquement, n’est pas « de Chicago » et qu’il a tendance à utiliser des surnoms ou des diminutifs).
Rien de tel en France, et pendant longtemps : Les ouvrages publiés par le « Centre d’études sociologiques » aux éditions du CNRS, dans les années 1950-1960, n’utilisent pas les prénoms alors que des entretiens sont réalisés [je n’ai vérifié que quelques ouvrages, de Touraine, Guilbert&Jamati, Crozier, Chombart…].
Paradoxalement peut-être, quelques années plus tard, les tenants de l’individualisme méthodologique n’ont pas recours au prénom : leurs individus sont interchangeables. Crozier (dans Le Phénomène bureaucratique ou dans L’Acteur et le système) non plus n’utilise pas les prénoms (les individus sont indexés par leur titre ou leur fonction, « un directeur »).
Au début des années 1970 et avant, les prénoms sont très peu utilisés. Les travaux de Bourdieu sur le Béarn qui datent du début des années 1960 (rassemblés dans Le bal des célibataires) utilisent des initiales pour identifier des informateurs. Bernoux, Motte et Saglio, dans leur enquête par observation participante réalisée en 1969 n’utilisent pas de prénoms mais identifient les ouvriers par des lettres (qui ne sont pas des lettres initiales, mais des lettres présentées dans l’ordre alphabétique : le premier ouvrier présenté est A., le deuxième est B., etc…) (Bernoux et al., 1973). Renaud Sainsaulieu, dans L’identité au travail, quelques années après (l’ouvrage est publié en 1977), n’utilise qu’un seul prénom, « Yvon », pour individualiser un ouvrier. Tous les autres sont présentés à partir de leurs caractéristiques sociales (Sainsaulieu, 1988) sans personnification. Avec Colette Pétonnet, en 1979, “on est tous dans le brouillard”, car elle ne semble pas avoir de politique d’anonymisation/identification explicite : elle utilise indistinctement initiales, prénoms, surnoms, noms de famille, « Madame » suivi d’un prénom féminin, « Madame » suivi d’un prénom masculin… (Pétonnet, 2012). On trouve quelques prénoms dans les « vignettes » / « encadrés » de La Distinction (Bourdieu, 1979), mais surtout des initiales.
Mais à partir des années 1980, les prénoms entrent dans la panoplie des sociologues s’intéressant à la réalité comme « ensemble indécomposable de co-occurrences historiques » (Passeron page 32). Ils apportent non seulement la possibilité d’identifier d’un individu étudié tout au long du texte (la « Sophie » présentée en introduction est certainement la même « Sophie » qui intervient au long de l’ouvrage). Ils apportent aussi un « effet de réel » (Passeron, 1991, p.207, citant Barthes) : « objet ni incongru ni significatif » qui « ne révèle à l’analyse du récit aucune valeur fonctionnelle ou structurale ; il n’est pas non plus justifié par une fonction littéraire » (quand le prénom n’est pas celui d’un personnage récurrent). « Soustraits à la structure sémiotique du récit, ils acquièrent un signifié de connotation ».
Le « Monde privé des ouvriers » d’Olivier Schwartz (1990) utilise systématiquement le prénom, mais souvent en combinaison avec le nom de famille (s’intéressant à des ménages, le lien entre les personnes est établi pour le lecteur par le nom de famille). L’ethnographie contemporaine – disons celle de l’École de Jourdan – utilise très souvent les prénoms, parfois (notamment pour les personnages les plus jeunes, sans utiliser le nom de famille) : « François, Thierry et Mathieu » chez Nicolas Renahy, dont le livre (Les gars du coin), commence ainsi « Octobre 1998, un vendredi soir. Après une journée de travail difficile dans la scierie qui l’emploie comme manœuvre, Hervé veut se changer les idées ». Dans La France des petits-moyens, Cartier, Coutant, Masclet et Siblot ont recours à des stratégies variées de prénomination : il existe des personnes sans prénom (« Mme Pageot ») et des personnes possédant un prénom et un nom « Stéphanie Bensoussan », (identifiées dans les entretiens par le prénom).
L’un des critères suivis par les ethnographes, c’est visiblement d’appeler par son prénom dans le texte celles et ceux qu’on appelle par leur prénom au cours du déroulement de l’enquête, signe, s’il en était, de l’usage quotidien de ce terme d’appel.
Du côté de la sociologie non ethnographique, c’est à dire sans enquête de longue durée impliquant une fréquentation suivie des enquêtés, les prénoms tendent aussi à être de plus en plus utilisés.
L’évolution individuelle la plus remarquable est sans doute celle de Jean-Claude Kaufmann : ses premiers ouvrages utilisent des noms de famille uniquement (La vie HLM en 1983), ses ouvrages intermédiaires (comme La trame conjugale en 1992) une combinaison prénom–nom de famille, et ses derniers ouvrages n’utilisent que les prénoms (Premier matin, 2002). Le basculement intervenant lors de la rédaction du livre sur les seins nus (Corps de femmes, regards d’hommes).
La misère du monde, publiée en 1993 sous la direction de Pierre Bourdieu, fait un recours intense aux prénoms. Plus de 9 entretiens sur 10 identifient les enquêtés par leur prénom (les enquêtés les plus âgés ont un nom de famille, mais pas de prénom).
La sociologie lyonnaise des dispositions autour de Bernard Lahire repose sur une étude fine de cas individuels, conçus comme « combinaisons singulières de contraintes (dispositionnelles et contextuelles) » (Lahire, 2006, p.18), sur la mise en évidence de l’hétérogénéité des pratiques individuelles. Cette sociologie, dans l’écriture, fait recours à des « portraits sociologiques » qui commencent, de manière répétée, par « Arielle a 40 ans. Elle est titulaire d’un DEA » (p.153), « Marcel a 55 ans. Il est titulaire du certificat d’études primaires » (p.233) « Hélène a 28 ans. Elle dit avoir le niveau bac +4… » (p.307) [mais de manière surprenante, les prénoms ne sont pas repris dans la « liste des personnes interviewées » p.745 sq., l’indexation se faisant par un code alphanumérique].
Un dernier exemple : Le cadre des Cadres (1983), celui dont l’entretien inaugure et clôture l’ouvrage de Boltanski, reste identifié par une intiale, « M. ». Mais dans La condition fœtale (2009), Luc Boltanski utilise des prénoms pour identifier les femmes avec qui ses assistantes se sont entretenues (Chloé, Leïla…) une note, p.130 précise que « tous les prénoms figurant dans les entretiens ont été modifiés », sans que l’on sache pourquoi des prénoms ont été utilisés.
Cette exploration initiale laisse entendre que l’usage des prénoms se diffuse dans les compte-rendus de recherche. Influence tourainienne : le « retour de l’acteur » s’apercevant dans ces prénoms individualisant, personnifiant… ? Influence des traductions des textes de l’Ecole de Chicago ? il faudrait pouvoir établir une chronologie plus fine concernant la production sociologique française.
C’est pourquoi j’ai mis en place un formulaire que vous pouvez remplir : si vous avez remarqué une forme d’identification particulière, dans un ouvrage ou un article de sociologie publié entre 1960 et 1995, qui utilise prénom ou initiales, ou nom de famille, ou identifiant alphanumérique… merci de me l’indiquer. Indiquez aussi votre nom, pour apparaître dans les remerciements si jamais un texte issu de cette recherche est un jour publié.
Lien vers le formulaire. Vous pouvez aussi tout à fait utiliser les commentaires ouverts sous ce billet.
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4 commentaires
Un commentaire par Jonathan (24/04/2013 à 10:12)
Il y a quelques temps, on m’a raconté une anecdote qui, je pense, pourrait t’intéresser.
Dans je ne sais plus quel enquête, Gérard Mauger utilise des prénoms pour désigner les enquêtés, prénoms modifiés comme le veut l’usage. On croise par exemple un Lucien si mes souvenirs sont bons.
Mais, ce qui est drôle, c’est que le Lucien en question est en fait un garçon d’origine maghrébine – dont le prénom n’est certainement pas Lucien, Pierre ou Jacques.
Pour Mauger, changer un prénom “de tradition maghrébine” en prénom “de tradition française” n’était pas du tout un problème car c’était des ouvriers quoi, ou des jeunes !
Je ne suis pas sur à 100% de cette anecdote, mais je la trouve géniale.
Un commentaire par Baptiste Coulmont (24/04/2013 à 10:18)
Je vais demander à Mauger si cette anecdote est exacte, je le croise de temps en temps. Ceci dit, il risquait aussi, en transformant Mohamed en Mohand, par exemple, de transformer un prénom “arabe” en prénom “berbère”… La politique des identités est complexe.
Un commentaire par Delphine (02/05/2013 à 16:00)
“Le basculement intervenant lors de la rédaction du livre sur les seins nus (Corps de femmes, regards d’hommes)”: tu y vois une raison particulière ou tu le signales juste pour la chronologie?
Un commentaire par Baptiste Coulmont (02/05/2013 à 18:26)
>Delphine : dans ce livre, à la différence des précédents, il ne traite pas que de personnes ménages, mais d’individus… c’est peut-être une raison. Ou alors c’est l’influence légitimante de “La Misère du monde”…