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Les billets de December, 2014 (ordre chronologique)

Universités en ruine

Héloïse Duché, doctorante à l’université Paris 8, a été surprise de l’état de délabrement des bâtiments. Elle est à l’origine d’un tumblr Ruines d’Université qui présente des photos de divers bâtiments, de Paris à Toulouse, de Caen à Aix.
Quand il n’y a plus assez d’argent pour assurer le recrutement des enseignants-chercheurs, quand tout le personnel ouvrier non qualifié a été externalisé, quand il n’est plus possible d’entretenir des bâtiments construits il y a 50 ans, ou même 30 ans, et jamais rénovés… alors la ruine s’installe.
Les reportages, sur France 3, sur France 2, sur M6 sont édifiants : toilettes bouchées, fuites de canalisation, chauffage cassé, murs qui s’effritent.
On trouvera même dans des articles académiques d’historiens, ou des ouvrages de sociologues, des mentions des toilettes délabrées de Paris 8 :

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un exemple : l’introduction à Voyage de classes de Nicolas Jounin (ed. La Découverte, 2014)

Dans le monde concurrentiel de l’enseignement supérieur, il ne fait pas bon parler de cela : “cela va faire fuir les étudiants”, prétendent les chargées de communications, repris par les Présidences et quelques collègues. Alors les sites internet présentent de belles photos de comédiens souriants jouant aux étudiants, des cadrages artistiques qui éliminent la vision des risques sanitaires. Il faudra sans doute un décès du à la chute d’un mur pour qu’un “plan campus” soit mis en place.
J’ai documenté à plusieurs reprises mes conditions de travail à Paris 8. Jean-No*el Lafargue aussi : et récemment. Et une de mes photos a été fortement diffusée suite à sa reprise sur le tumblr Ruines d’Université :

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C’est une jolie photo : cadrage central, lumière zénithale, fort contraste. Elle montre un wc cassé, resté dans cet état pendant plusieurs semaines (j’ai des preuves photographiques). C’était à une époque où Paris 8 (25 000 étudiants), n’avait plus aucun plombier à plein temps : les temps sont durs pour les universités quand, année après année, le budget de l’enseignement supérieur et de la recherche diminue.

Astérix chez les économistes

Vous parcourez peut-être ces lignes parce que vous venez de lire le billet publié dans Le Monde, à la une du cahier « Science & Médecine » du mercredi 17 décembre 2014, et que vous avez voulu en savoir un peu plus ?
Ma “Carte blanche” dans Le Monde porte aujourd’hui sur une étude très intéressante de Fourcade, Ollion et Algan, sur l’arrogance des économistes américains : “The Superiority of Economists”. Cette étude relie le sentiment de supériorité des économistes à leur organisation professionnelle — qui encourage cette arrogance.
Il est amusant de voir que, la même semaine, aux Etats-Unis, deux économistes se sont révélés très arrogants : J. Gruber, qui a déclaré que la loi sur la protection sociale d’Obama devait son salut à “la stupidité des électeurs”, et B. Edelman, qui a menacé d’un procès un restaurant chinois dont la livraison était supérieure de 4$ au prix mentionné sur le site internet.
Anecdotes, certes, mais anecdotes amusantes.
Plus sérieusement, si j’ai choisi d’évoquer cette étude, c’est qu’elle utilise de nombreux indicateurs (citations, origine des directeurs des associations professionnelles, salaires…) pour objectiver une forme évanescente d’identité professionnelle.
Le plus souvent, quand des sociologues étudient le travail scientifique, c’est dans une optique plus structurelle. Il existe ainsi des travaux sur les économistes (Lebaron, ou Fourcade ou encore Le Gall) et des travaux sur les biologistes (Latour et Woolgar)… Mais à ma connaissance ces travaux ne cherchent pas à rendre compte d’une réputation collective.

Quelques idées de cadeaux

En 1896 Charles Delbret, dit Claverie, est entendu par un juge, Monsieur Espinas. Claverie, en effet, ne vendait pas que des Bas élastiques pour varices, mais aussi des Appareils spéciaux pour l’usage intime des deux sexes. Et ça, ça pouvait parfois poser quelques petits problèmes, que la justice était chargée de résoudre.
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Et il éditait un catalogue. L’on y trouve quelques idées de cadeaux (pour elle comme pour lui, car, en 1896 déjà, les cadeaux étaient genrés).
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ou encore
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Je comprends qu’il soit difficile, à quelques jours de Noël, de commander par correspondance de tels jouets. Mais le magasin est ouvert ! (Même les dimanches et fêtes, car en 1896, on était socialiste moderne : pas de vacances, pas de congés payés, pas de sécurité sociale…)
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Et n’ayez pas peur, les “clients répondant à un sentiment fort compréhensible désir[a]nt ne pas être vus en rentrant chez nous” ont la possibilité d’utiliser une “entrée particulière”.
Les vitrines du magasin, en effet, suscitaient parfois l’amusement des passants, comme l’indique ce rapport de surveillance policière : « à différentes reprises on a pu constater que des passants s’arrêtaient devant sa porte et se montraient en riant des articles spéciaux en caoutchouc et en baudruche d’un usage trop intime pour être publiquement exhibés. »
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Des articles spéciaux en caoutchouc ? Comme ceux-ci peut-être : des “excitateurs”…
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Décidément, nos arrières-arrières-grands-parents avaient le choix au moment de Noël.
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S’il est compliqué de se déplacer jusqu’en 1896, il est toujours possible, aujourd’hui, de visiter la Maison Claverie, toujours située au 234 Faubourg Saint Martin.
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Source : Archives de Paris, D2U6 110, Delbret. C’est le travail de Maxence Rodemacq (L’industrie de l’obscénité. Commerce pornographique et culture de masse à Paris (1855 – 1930), Univ. Paris 1, dit. Kalifa) qui m’a dirigé vers ce dossier de procédure.

At the Top of the Bill

I’m very happy to see the publication in English of the article I wrote on the networks of black evangelicals in Paris.
At the Top of the Bill : A Structural Analysis of Claims to Charisma
[available on cairn.info]

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Here is the introduction :

Two prophets are in a boat … Do they try to push one another into the water, each believing in the exceptional nature of his own charisma ? Or do they decide that the sum of their two charismas is a collective charisma from which they could both benefit ? In short, is there anything other than conflict between bearers of charisma ? A “Key Idea” (Geertz [1986] 2012) of Weberian sociology, the concept of charisma sees the prophet, and more broadly the bearer of charisma, as an exceptional individual, or more precisely as the individual in whom those “charismatically dominated” recognize extraordinary qualities (Weber [1921-1922] 1971 : 320-9). It is the “face to face” relationship between charismatic man and his followers or adepts that is involved in the typological study. In the pure type, the charismatic man holds no institutional legitimacy—legal, bureaucratic—nor a legitimacy inherited from tradition : his charisma is personal. In this context, two prophets in the same boat would necessarily be in a situation of conflict.

But there is at least one everyday world populated by prophets, charismatic individuals in a relationship not just of competition but also, as we shall see, of collaboration. The Pentecostalist and evangelical “African” churches installed in the Paris area, of which there several hundred today, demonstrate the possible coexistence of “prophets” who have not monopolized the manipulation of charisma. These assemblies are not easy for sociologists to observe, but the advertising they use to promote some of their activities is an instructive source for investigating the actual forms of the manipulation of charisma.

Château-Rouge, in Paris (18th arrondissement), a hundred metres north of Barbès-Rochechouart metro station, is a working class “African” quarter ; a residential but especially a shopping area. The multitude of posters for “crusades,” “prophets” and “miracles,” posters featuring almost entirely black pastors, are striking for the passerby. In an area bounded by a few streets, religious advertising similar to Figure 1 cover blank walls and the barriers around building sites.

Next…

Il n’y aurait pas plus de 8 départements…

Au milieu des années 1960, Michel Foucault participa à l’écriture d’un rapport visant à réformer l’enseignement supérieur (Mission Fouchet). En parallèle à ce rapport, Foucault envoie une note au secrétariat général de l’Elysée. Cette note a intéressé au plus haut niveau de l’État, comme le montre ce résumé du rapport établi au Secrétariat général de l’Elysée (que j’ai trouvé reproduit dans la thèse de Christelle Dormoy-Rajramanan, “Sociogenèse d’une invention institutionnelle : le Centre Universitaire Expérimental de Vincennes“)
On y voit Michel Foucault défendant une rationalisation géographique de l’offre universitaire, par grandes régions, par spécialisation. Il propose des “groupements moléculaires”. Raréfaction de l’offre: « il n’y aurait pas plus de 8 département d’une même spécialité dans toute la France ». Logique mandarinale : « les plus jeunes chercheurs [assurent] la formation des débutants et ainsi de suis delon une figure pyramidale ». Création de préfets académiques non élus : « à la tête [d’une université] se trouverait un Recteur d’Enseignement supérieur ». Parisianisme : « A Paris, on trouverait réunis tous les départements ».
Et cela semble, pour Jacques Narbonne [conseiller technique à l’éducation du Général de Gaulle], “répondre aux intérêts réels de l’université”.
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De “simples statistiques” ?

Depuis quelques années, j’utilise les résultats nominatifs au bac pour donner à voir une des dimensions de l’espace social. Des prénoms différents sont en effet associés à des proportions différentes d’accès à la mention “Très bien”. Cela n’a rien à voir avec les prénoms eux-mêmes : des groupes sociaux différents utilisent des prénoms différents, et l’on sait que les résultats scolaires des enfants dépendent fortement des diplômes des parents.
Sociologie d’une évidence, mais encore fallait-il le montrer. J’ai mis en place un “mini-site”, le “projet mention” qui permet de savoir quelle est la proportion de mentions obtenue par les porteurs de tel ou tel prénom (plus de 1100 prénoms sont renseignés).
Temporellement, l’intérêt des non-sociologues pour ce travail est lié à la publication résultats du bac : un peu avant le 14 juillet.
Mais la semaine dernière, une avalanche de liens, partis d’un article sur un site, demotivateur.fr, a reproduit un petit (tout petit) “buzz”. Voici une partie des articles, par ordre chronologique : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21
Ces articles, recopiés, copiés, plagiés les uns sur les autres, proposent une lecture prospective de statistiques “constatatives”. Si n% des Adèle ont eu mention TB au cours des trois années précédentes, il est fort probable que n% (± m%) l’obtiendront cette année. En effet, la structure des goûts, qui reflète partiellement la structure sociale, évolue plus lentement que les saisons. Je pourrais, moi-même, faire cette lecture. Mais le démotivateur.fr et ses suiveurs vont plus loin, en escamotant la structure sociale, ils me font dire l’opposé de ce que j’écris. En proposant un “Top 10 des prénoms de filles qui ont eu les meilleurs résultats au bac…” et un “Top 10 des prénoms de filles qui se sont un peu laissé aller…” ils créent un palmarès, qui, malheureusement, est un faux palmarès (les “Philomène” ont encore plus de mentions TB que les “Adèle”). Un graphique a même été produit, par @FrancoisKeck sur twitter pour expliquer le raisonnement :

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Enfin, ces articles concluent par une formule très bizarre, très très bizarre :
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On trouve ainsi des formules comme : “rassurez-vous, ce ne sont que des statistiques”, ou “il s’agit de simples statistiques”. J’avoue avoir du mal à comprendre. Ce sont certes de “simples statistiques”, au sens où il y a création d’une proportion [1000 Adèle ont eu 8 ou plus au bac entre 2012 et 2014, et 200 ont obtenu une mention TB, ce qui fait 20% des Adèle]. Mais leur simplicité, ici, c’est leur force. Elles reflêtent des résultats réels. Que 2% des Cynthia ont obtenu une mention TB — et qu’il existe donc des élèves excellentes prénommées Cynthia — ne devrait pas “rassurer”. Cela reste 10 fois moins fréquent que pour les Adèle. Que veut donc dire l’expression : “ce ne sont que des statistiques” ? Si c’est pour souligner que si 20% des Adèle ont eu mention TB, cela signifie que 80% ne l’ont pas obtenu… cela reste un raisonnement statistique. C’est sans doute pour dire autre chose que cette expression est utilisée : pour entretenir la croyance à l’autonomie absolue de l’individu, car, après tout, “je ne suis pas une statistique”. Ces articles, en cherchant à rassurer (“il existe des Grégoire qui passe à l’oral”), passent sous silence ce qui constitue l’évidence sociologique, le poids de l’origine sociale dans le destin collectif.
Continuons avec des critiques de détail : le démotivateur.fr et les articles derivés ont réutilisé un graphique modifié par une personne qui ne connaissait pas les échelles logarithmiques et ne savait pas les lire, et qui a ajouté des couleurs et des chiffres qui n’ont aucun lien — mais vraiment aucun lien — avec les données.

Avec l’étude des résultats nominatifs au bac, j’avais essayé de faire de la sociologie simple, pédagogique. D’explorer un espace limité. Je m’aperçois qu’il faut, mille fois, se remettre à l’ouvrage [par exemple, à la radio], rendre mon propos plus clair, plus précis. Même s’il ne s’agit que du calcul d’une proportion et de la relecture d’un résultat établi par plus de 60 ans de sociologie de l’éducation.