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Les billets de January, 2016 (ordre chronologique)

La valeur n’attend pas le nombre des années (de services)

Le Journal officiel publie régulièrement les listes des individus ayant reçu une légion d’honneur ou l’ordre du mérite.
J’ai récupéré rapidement quelques décrets de promotion et de nomination pour l’année 2015 et 2014. On trouve un peu plus fréquemment des porteurs de noms à particule parmi les récipiendaires de la légion d’honneur que parmi celles et ceux de l’ordre du mérite.
Le décret indique le nombre d’ « années de services ». Certains reçoivent leur médaille très vieux, après plusieurs dizaines d’années de services, d’autre plus jeunes. Et les femmes la reçoivent souvent plus rapidement que les hommes, comme le montrent les histogrammes suivants.
Le nombre d’hommes et de femmes est quasi égal : l’exigence de parité s’applique depuis quelques années aux Ordres nationaux. Mais les personnes nommées avant 35 années de services sont plutôt des femmes et celles qui sont nommées après 35 années de service sont plutôt des hommes.
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Notons cependant que je ne sais pas vraiment ce que recouvrent ces « années de services », et qu’il est donc complexe d’essayer de proposer d’autres interprétations de cette différence.

Le management par les honneurs

Vous parcourez peut-être ces lignes parce que vous venez de lire Le management par les honneurs à la une du cahier « Science & Médecine » du mercredi 13 février 2016, et que vous avez voulu en savoir un peu plus ?

Ce billet trouve son origine dans la fréquence des vanités universitaires, des CV mentionnant palmes et honneurs. On en trouve des exemples ici ou encore ici. Les travaux formidables d’Olivier Ihl m’ont aidé à mieux comprendre cette pratique politique de remise des honneurs et de mise en avant des honneurs reçus. Son livre, Le Mérite et la République, aborde l’État non par ses fonctions de punition, mais à travers le versant enchanté de la récompense : bons points à l’école, prix d’excellences, légions d’honneur.
Vous trouverez en ligne nombre d’articles librement disponibles : Pour une histoire matérielle des récompenses, Hiérarchiser des égaux ou encore Gouverner par les honneurs.
Une autre petite surprise a été de constater l’ancienneté de ces pratiques dans le monde universitaire. Un petit détour chez Léonore, la base des dossiers de la Légion d’honneur mise en ligne par les Archives nationales nous montre les dossiers de :

Il y a des centaines de milliers de dossiers chez Léonore, on y trouvera donc aussi celui de Valentin Louis Georges Eugène Marcel Proust(dit Marcel Proust).

Côté prénoms : chiens, mode, assimilations et modélisation

Du nouveau, côté “prénoms”. Deux ou trois mots sur quelques articles parus récemment.

D’abord un petit article sur les prénoms des chiens des “punk-à-chiens”. Les prénoms des animaux domestiques servent d’indicateurs du parcours de vie des zonards. Ils disent la survie difficile, la loyauté introuvable, l’enfance perdue mais aussi la transgression. « Les Subut, Kéta, Cock, LSD et Cannabis que nous avons rencontrés durant nos enquêtes de terrain témoignent quant à eux, de façon exemplaire, que les pratiques toxicologiques couvrent un éventail très large. »

Blanchard, Christophe. 2015. « Ce que les noms des chiens des sans-abris révèlent de leurs maîtres », Anthropozoologica, vol. 50, no 2 : 99‑107. En ligne, open access, sur http://sciencepress.mnhn.fr/sites/default/files/articles/pdf/az2015n2a3.pdf

Passons aux Etats-Unis, où un papier s’intéresse aux transgenre, en essayant d’estimer leur nombre à partir des changements de prénoms et des changements de sexe dans le fichier nominatif de la Social Security Administration, qui est quasi-exhaustif. Entre 1936 et 2010, plus de 135 000 individus, ayant changé de prénom ou de sexe sont identifiés comme “transgenres probables”, et près de 90 000 étaient vivant.e.s au moment du recensement de 2010. La méthode permet aussi de repérer la temporalité des transitions : « Of those who change both their names and their sex-coding, most update both concurrently, although just over a quarter change their name first and their sex-coding 5–6 years later. Most are in their mid-thirties when they begin to register these changes with the SSA, although transgender women begin the process somewhat later in life. »

Harris, Benjamin Cerf. 2015. Likely Transgender Individuals in U.S. Federal Administrative Records and the 2010 Census, Washington (DC). Center for Administrative Records Research and Applications U.S. Census Bureau. En ligne https://www.census.gov/srd/carra/15_03_Likely_Transgender_Individuals_in_ARs_and_2010Census.pdf

Passons à la Chine, et plus spécifiquement à Beijing. La Révolution culturelle a-t-elle eu un impact sur les prénoms donnés aux bébés ? Pour les auteurs de l’article, à ce moment là, « la politique a figé la mode ». Il valait mieux alors, pour sa sécurité, ne pas faire preuve d’une trop grande exubérance individuelle. Les parents ont donc eu tendance à faire preuve de conformisme et à faire des choix “sûrs”, choix politiques et choix plutôt neutres (en choisissant un prénom relativement répandu).

Obukhova, Elena, Ezra W. Zuckerman et Jiayin Zhang. 2014. « When Politics Froze Fashion: The Effect of the Cultural Revolution on Naming in Beijing », American Journal of Sociology, vol. 120, no 2 : 555‑583.

Retour aux Etats-Unis, et plus particulièrement à la première moitié du XXe siècle, période de forte migration. Quatre articles récents s’intéressent au choix onomastiques des migrants.

Deux articles s’intéressent au bénéfice de l’américanisation. Biavaschi et ses collègues s’intéressent aux naturalisations vers 1930 : les migrants qui changent de prénoms et prennent un prénom courant aux Etats-Unis voient leur salaire augmenter. L’américanisation du prénom a un impact sur la mobilité ascendante. Goldstein et Stecklov, de leur côté, repèrent que les descendants de migrants qui reçoivent un prénom américain ont, toutes choses égales par ailleurs, un salaire plus élevé que ceux qui ont reçu un prénom typique du pays d’origine de leurs parents. Un des intérêts de leur article est de montrer que cet effet perdure quel que soit le nom de famille de la personne : même quand le nom de famille semble allogène, il existe un avantage au prénom américain. Les résultats sont similaires chez Abramitzky et Boustan : «Men given foreign names earned less than comparable sons of immigrant parents in 1940.» Heureusement ! Car ces deux papiers s’appuient sur des sources semblables, le recensement US numérisé.

Le dernier papier s’intéresse à l’acculturation conservatrice des migrants. Il est souvent apparu que les migrants, quand ils donnent à leurs enfants des prénoms typiques du pays d’accueil, vont avoir tendance à choisir des prénoms un peu démodés. Ils font le choix du classique plutôt que de l’exubérant. Le papier de Zhang et ses collègues porte sur les prénoms de soldats juifs aux Etats-Unis pendant la seconde guerre mondiale. Ils repèrent bien une forme d’acculturation conservatrice, le choix qu’avait fait leurs parents « was both selective (as it was marked by avoidance of names with strong Christian associations) and conservative (as it was marked by a preference for names that were established in popularity relative to newly-popular names). » Mais ces parents n’ont pas choisi des prénoms alors en déclin : des prénoms établis, mais encore en croissance.

Biavaschi, Costanza, Giulietti Corrado et Zahra Siddique. 2013. The Economic Payoff of Name Americanization, Berlin. Forschunginstitut zur Zukunft der Arbeit (IZA). En ligne : http://ftp.iza.org/dp7725.pdf

Zhang, Jiayin, Ezra W. Zuckerman et Elena Obukhova. 2014. A Lack of Security or of Cultural Capital? Acculturative Conservatism in the Naming Choices of Early 20th-Century U.S. Jews, Rochester, NY. Social Science Research Network en ligne : http://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=2507677.

Abramitzky, Ran et Leah Boustan. 2014. « Cultural Assimilation during the Age of Mass Migration », Working paper, en ligne.

Goldstein, Joshua R. et Guy Stecklov. 2016. « From Patrick to John F. Ethnic Names and Occupational Success in the Last Era of Mass Migration », American Sociological Review: 0003122415621910.

Un petit tour vers l’Allemagne maintenant. L’article de Panagiotidis examine les changements de noms et de prénoms des Spä̈taussiedler, c’est à dire des immigrés d’origine allemande vers l’Allemagne après 1945. L’Allemagne considère en effet comme ethniquement allemands les descendants des Allemands s’étant établis, au cours des siècles précédents, en Pologne, Hongrie, Roumanie… Mais ces descendants “co-ethniques” n’avaient pas souvent de prénoms allemands. L’article s’intéresse alors à la germanisation d’Allemands : un processus parfois fortement recommandé par les agents chargés de l’accueil de ces migrants.

Panagiotidis, Jannis. 2015. « Germanizing Germans: Co-ethnic Immigration and Name Change in West Germany, 1953–93 », Journal of Contemporary History: 50(4), 854-874.

Je signale en fin de billet un article dont je suis le co-auteur, avec Romulus Breban et Virginie Supervie. Cet article modélise la diffusion des prénoms, et cette modélisation permet de distinguer la popularité et la mode, en repérant des phénomènes de mode à toutes les échelles (et pas seulement au niveau des prénoms les plus donnés).

Coulmont, Baptiste, Virginie Supervie et Romulus Breban. 2015. « The diffusion dynamics of choice: From durable goods markets to fashion first names », Complexity: n/a ‑ n/a. En ligne (paywalled) http://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1002/cplx.21748/abstract

Durkheim et les statistiques, petite note

François Simiand, dans son compte-rendu du Suicide paru dans la Revue de métaphysique et de morale en 1898 (dans une rubrique intitulée “L’année philosophie 1897”), critique les usages non-réflexifs des données statistiques dans cet ouvrage : “une critique préalable de la valeur respective des statistiques, selon les pays et selon les dates serait en pareille matière toujours souhaitable : tout fait, que quelqu’un a des raisons de dissimuler, est difficilement atteint par la statistique”

La plupart du temps, en effet, Émile Durkheim ne propose aucun examen critique des sources statistiques qu’il utilise. Comme on le voit, cela lui a très tôt été reproché, même au sein du premier cercle durkheimien. Est-ce à dire que Durkheim serait aveugle à la qualité des données statistiques ? Non. Dans Le Suicide, il use à plusieurs reprises d’un regard critique envers les chiffres dont il dispose. Voici quelques exemples :

  • p87. Durkheim récuse la significativit dde chiffres trop faibles qui n’ont pas “toute l’autorité désirable”.
  • p144. « ce qu’on appelle statistique des motifs de suicides, c’est, en réalité, une statistique des opinions que se font de ces motifs les agents, souvent subalternes, chargés de ce service d’information » : les statistiques produites, le plus souvent, ne sont pas dignes de foi car les agents qui les recueillent sont mal formés pour le faire ; Durkheim est de plus très sceptique face à la possibilité d’étudier les opinions.
  • p166. « la statistique du suicide par profession et par classe ne [peut] être établie avec une suffisante précision » : ces données sont complexes à recueillir
  • p168. (note 2)  « l’exactitude de la statistique espagnole nous laisse sceptique » : l’appareil administratif espagnol est beaucoup moins précis que celui d’autres pays, nous dit Durkheim
  • p219. « en temps de crise […] la constatation des suicides se fait avec moins d’exactitude » car l’action de l’autorité administrative est paralysée.
  • p398-400. Durkheim discute de la qualité des statistiques judiciaires et des statistiques de décès : « le nombre des morts par la foudre a encore beaucoup plus augmenté; il a doublé. La malveillance criminelle n’y est pourtant pour rien. La vérité, c’est, d’abord que les recensements statistiques se font plus exactement et, pour les cas de submersion, que les bains de mer plus fréquentés, les ports plus actifs, les bateaux plus nombreux sur nos rivières donnent lieu à plus d’accidents »

Ces critiques sont à la fois radicales (il ne faut pas étudier les « motifs » des suicides, bien qu’ils soient disponibles dans les annuaires statistiques, car ce ne sont que des « appréciations personnelles ») et de détail (tel chiffre est faux, tel autre est mal recueilli). Durkheim n’est donc absolument pas dupe de la qualité des chiffres qu’il utilise. Le Suicide est un ouvrage de combat, et Durkheim va sélectionner les données qui l’intéressent : il ne va critiquer que les données numériques qui lui posent problème.
Vous voudriez en savoir plus : Sociologie du Suicide de Durkheim (document PDF).