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Le bingo de l’AFS (édition 2019)

Vous ne voulez pas vous ennuyer pendant une communication sur les assistantes-sociales nancéennes parachutistes et unijambistes (Nadia, 24 ans) filles de cadres ? Alors il y a le bingo de l’AFS.

Alors voilà, j’ai commencé le parachutisme après ma rupture. La rupture du tendon dont je t’ai parlé, pas la rupture avec Tom, ça c’était avant. Je pense que c’est en partie parce que mon grand-père était parachutiste, mais dans l’armée. Il a aussi perdu un pied, et son boulot après ça, mais ça l’a pas empêché. (Nadia, 24 ans)

Comme le souligne Nadia avec ses mots, son habitus familial (Bourdieu 1980 ; Lahire 2000 ; Passeron et Bourdieu 1964) a poussé sa socialisation (Darmon 2000) vers les activités physiques, comme un moyen de lutter contre le déclassement (Peugny 2008, Peugny 2009, Peugny 2010, Peugny 2011, Peugny 2012 et… Peugny 2018) .


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Communautés de prénoms

Le monde social est complexe, mais pour le penser, il faut d’abord le simplifier. D’où la production de catégories, catégories savante ou du sens commun. C’est ainsi qu’on parlera de « prénoms arabes », de « prénoms juifs », de « prénoms turcs », de « prénoms aristocratiques »… en mélangeant aléatoirement et allègrement des ethnies, des positions sociales, des religions, ou des origines nationales et linguistiques. Faire cela, c’est ne pas rendre justice à la complexité du monde social ni à celle des classements quotidiens. Car ce qui est « arabe » pour certains est « méditerranéen » pour d’autres, par exemple, ce qui est « aristo » pour les uns est juste « moche et ringard » pour d’autres.
On peut cependant essayer de repérer des proximités et des distances entre prénoms, à partir des choix effectifs des parents. Notamment quand les parents ont plusieurs enfants. Si l’aîné est Augustin, la cadette sera-t-elle Clotilde ou Carla ? À partir des listes électorales parisiennes, j’ai constitué des « fratries » (à partir de l’année de naissance, du nom de naissance et de l’adresse d’inscription) : ce ne sont pas des fratries complètes (il n’y a que les personnes inscrites à Paris) et je capte sans doute de fausses fratries. Mais on fait avec ce qu’on a.
Le graphique suivant rapproche entre eux des prénoms qui sont assez souvent donnés au sein d’une même fratrie : à Paris, le frère d’Augustin c’est Timothée.


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Les couleurs ont été déterminées par un algorithme de recherche de communautés, mais elles sur-interprètent les différences : il n’y a pas des archipels de prénoms, mais un grand continuum le long duquel l’on passe, insensiblement, de Philippine à Abdoulaye.

Certains “clusters” font sens. Ainsi, en bas à droite, on trouve un groupe de prénoms qui ont été donnés “en retard”. Le corpus utilisé contient des individus qui sont au plus âgés de 28 ans et au plus tôt nés en 1986. Les Delphine, Thierry, Stéphanie… nées après 1986 ont reçu ces prénoms alors qu’ils étaient déjà sur le déclin. Qu’ils apparaissent ici ensemble est le signe que les parents aiment ces “prénoms démodés” ensemble. Dans les années 1990, si l’ainée est Célia, la cadette ne sera pas Virginie.

Tout en bas du graphique, deux “clusters” : l’un comportant une série de prénoms bourgeois (Augustin, Domitille), l’autre comportant des prénoms moins bourgeois (Quentin, Romain, Marion), des prénoms à la mode dans les années 1990… et ces prénoms sont reliés à des prénoms exotiques, néo-bretons ou pseudo-polynésiens (Nolwenn et Maéva). En combinant Thibaut et Thibault, Gautier et Gauthier, prénoms proches mais un peu différents, j’ai probablement contribué à la création de liens qui n’en sont pas.

Au centre du graphique, on trouve des prénoms à la mode entre 1990 et 2000 :

Cela explique leur caractère central : ce sont les prénoms du cœur de mon corpus de fratrie, et ils ont tendance à être fortement reliés entre eux. J’y verrai une petite différence, probablement : le groupe bleu/vert des Charlotte-Pauline-Paul né enter 1990 et 2000 est sans doute d’une origine sociale un peu plus élevée que le groupe des Alexandre-Nicolas-Audrey.

Au centre-gauche, un autre cluster de prénoms bourgeois (on est à Paris, il y en a beaucoup, mais il me faudrait un vocabulaire plus fin).

Oscar, Virgile et Hippolyte, Gabrielle et Héloïse. Mais Ophélie ? N’y a-t-il que moi qui aurait mis “Ophélie” ailleurs ?

Et en haut du graphique, trois clusters de prénoms.

Tout en haut, De Abdoulaye à Ibrahim, des prénoms d’Afrique sub-saharienne : le frère de Fatoumata est Moussa. En vert, des prénoms maghrébins, Mohamed formant un grand “hub”. Des prénoms plutôt en voie d’abandon (Walid, Ali, Ahmed), ou donnés en début de période (1986-1990). En rose le cluster le plus complexe, puisqu’on y trouve Isaure et Sofiane, Nathan et Aymeric. Comment est-ce possible ? Deux prénoms en sont responsables. Sarah, qui a comme frère Mohamed et David. Et Inès, qui a comme frère Yanis et comme sœur Alix. Deux prénoms assez fréquemment donnés dans les années 1990, et par des parents différents. Si Sarah avait été un garçon, certains parents aurait choisi Sofiane, d’autres parents Nathan. Si Inès avait été un garçon, c’aurait pu être Samy (ou Axel). Un même prénom, des mondes différents.

Si j’avais à poursuivre l’exploration, je pourrai projeter « l’arrondissement moyen » des prénoms de chaque cluster : 19e pour les uns, 6e pour les autres… Mais cela conduirait encore à différencier les prénoms, alors que, comme on peut le voir ici, c’est sans solution de continuité que l’on passe de l’un à l’autre.

Notes : Pour simplifier le graphique, je n’ai retenu que les liens les plus fréquents entre prénoms. Dans le monde réel, il y a des Augustins qui ont comme sœur Célia. Mais cela n’arrive pas souvent. Le but de cette simplification était de montrer l’enchaînement des choix, sans proposer une grosse boule de laine emmêlée où tout aurait été relié avec tout.

Le prénom et la mention, édition 2019

Parce que la réussite scolaire et le choix des prénoms dépendent, en tendance, de l’origine sociale… les Éléonore et les Ryan n’ont pas obtenu la mention “Très bien” dans les mêmes proportions. Alors certes, il y a des Ryan avec mention Très bien et des Éléonore qui doivent passer l’oral de rattrapage, mais il y a beaucoup plus d’Éléonore avec mention que de Ryan avec mention.
 


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Le prénom en lui-même ne joue pas : les copies sont anonymes. Mais cette année, les résultats sont provisoires, car une partie des correcteurs étaient en grève. À ce que j’ai compris, certains jurys ont attribué des notes, parfois sur la base du contrôle continu. Alors là, oui, le prénom était connu. A-t-il pu jouer un rôle ? Il faudrait avoir une idée précise du nombre de notes qui ont du être attribuées “hors procédure habituelle”.
Globalement, ces résultats temporaires ressemblent très fortement à ceux des années précédentes. Je n’ai presque pas à changer ce que j’écrivais l’année dernière : « Entre l’année dernière et cette année, tous les candidats ou presque ont changé. Mais si les personnes ont changé, ce n’est pas le cas de leurs prénoms. Prenons les Juliette. Les Juliette qui ont passé le bac en 2019 ne sont pas celles qui ont passé le bac en 2018. Et même plus : les Juliette de 2018 n’ont pas les mêmes parents que les Juliette de 2019. Et pourtant leur nombre est presque le même (2100), et leur taux d’accès à la mention Très bien est identique (20%). En tant qu’individu, elles sont toutes différentes. En tant que groupe (du simple fait de partager un prénom) elles sont semblables. Les Juliette de 2019, comme celles de 2018, sont, en tant que groupe, et au regard du taux d’accès à la mention Très bien, identiques aux Juliette de 2017. »

Pour les années précédentes, voir l’édition 2018, 2017, ou en 2016 ou encore en 20152014,2013, 2012 ou 2011. Vous pouvez aussi lire Sociologie des prénoms (édition La Découverte) [sur amazon, dans une librairie indépendante].

Le deuxième prénom et la mention « très bien »

Entre 2012 et 2018, 9,64% des candidates et candidats au bac (général ou techno) ont obtenu la mention “Très bien”. Ce fut le cas de 8,92% des candidats et candidates qui n’avaient qu’un seul prénom, et 10,5% des candidat.e.s avec 2 prénoms ou plus. Un écart de 1,5 points. Ou 17% en plus. Ou un ratio de 1,17..

Bien entendu, ce n’est pas le prénom en lui-même qui joue : les copies sont anonymes. Et le second prénom est le plus souvent invisible : de qui connaissez-vous tous les prénoms ? Mais la probabilité d’avoir plusieurs prénoms n’est pas aléatoirement répartie sur l’espace social. Pour dire bref, les parents du haut de l’échelle sociale donnent plus fréquemment plusieurs prénoms à leurs enfants. 40% des Jessica ont plus d’un prénom, c’est le cas de 59% des Apolline. Et c’est une pratique à laquelle n’ont pas souvent recours les immigrés d’Afrique du nord (ou leurs descendants ?) : Seuls 10% des Yassine ont plus d’un prénom.

Cependant, l’effet associé aux prénoms multiples n’est pas restreint aux classes supérieures, bien au contraire.

Comme le montre le graphique suivant (restreint aux prénoms les plus fréquents), « l’effet » du prénom multiple est plus “fort” pour les prénoms des candidats qui ont peu de mention Très bien… mais c’est aussi parce que passer de 3% à 4% c’est un ratio de 1,33% en plus, alors que passer de 15% à 17%, c’est à peine un ratio de 1,15. [On pourrait regarder la différence : et là, on verrait que « l’effet » est de 0,5 points en plus quand les candidats ont 3% de mention TB et d’environ 1 points quand ils (et elles) ont 10% de mention… pour retomber à 0,5 points autour de 20% de mention TB.

prénoms multiples
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Ce graphique est construit en prenant en abscisse la proportion de mention TB pour les candidats n’ayant qu’un seul prénom, et en ordonnée j’ai représenté le rapport entre cette proportion et la proportion de mention pour les candidats ayant plus d’un prénom. Un exemple : Lina : 9,8% des “Lina tout court” ont une mention TB, mais c’est 15,4% quand elles ont plus d’un prénom. D’autres prénoms ressemblent à Lina : Adam, Yassine, Anissa, Sofiane, Myriam, Sonia… où la présence d’un second prénom multiplie le taux d’accès à la mention “Très bien”. Les « Anissa-avec-un-second-prenom » ne sont pas tout à fait comme les « Anissa-tout-court » (elles préparent un peu plus souvent un bac S, et leur second prénom, assez souvent, n’est pas Aïcha mais Claire ou Aurore) : elles n’ont pas les mêmes parents.

On sait que la proportion de candidat.e.s obtenant la mention “Très bien” diffère suivant les prénoms. Jennifer a moins de mention qu’Adèle. Et une Adèle qui aurait comme second prénom Jennifer ? Ou une Jennifer qui aurait comme second prénom Adèle ? Est-ce que le fait d’avoir un second prénom est toujours associé à un surplus de mention «Très bien»?

Dans le graphique suivant, pour les prénoms les plus fréquents, je différencie les seconds prénoms. Prenons Anissa. Trois cas se présentent : 1- son second prénom est un prénom qui (quand il est en première position) est associé à une proportion plus faible de mention « Très bien » qu’Anissa (1,2 fois moins), 2- son second prénom est un prénom qui est associé à une proportion presque égale, et 3- son second prénom est un prénom qui est associé à une proportion bien plus importante de mention très bien (1,2 fois plus). [Je laisse de côté les seconds prénoms qui ne sont jamais présents en première position.]

prénoms multiples, bac
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On ne voit pas de différence liée au type de second prénom quand la proportion de mentions TB est faible ou élevée. Mais on voit des différences entre 7 et 15% d’accès à la mention. Là, (pour dire bref, et en prenant un exemple fictif) «Camille Cindy», «Camille Chloé» et «Camille Adèle» vont avoir des proportions variées d’accès à la mention : si 10% des “Camille tout court” accèdent à la mention TB, c’est le cas de 9% des “Camille Cindy”, 11% des “Camille Chloé” et 12% des “Camille Adèle”.

Si l’on fait l’hypothèse que les parents, en choisissant un prénom pour leur enfant, cherchent à indiquer quelle place ils occupent dans l’espace social, alors ces mêmes parents se servent aussi du second prénom pour indiquer une position un peu plus précise. Ou alors on peut penser que le choix du prénom est avant tout le résultat d’une lutte entre parents pour imposer un choix individuel : le second prénom alors est le prénom “perdant” : « Il voulait Adèle, mais c’est moche, Adèle. Je préfére Lina. On a mis Adèle en deuxième. ». Mais sans information sur les deux parents, difficile d’aller plus loin.

Appariements politiques : la procuration sur internet

La fréquence du vote par procuration augmente depuis une bonne vingtaine d’années. Certains ont pris l’habitude de partir en week-end et de donner leur voix à un ou une mandataire. Mais ces individus mobiles n’ont parfois ni famille ni amis inscrits dans la même commune. Et donner à un inconnu pose problème : il faut révéler son opinion politique.
Les partis politiques ont donc mis en place, depuis quelques années, des dispositifs d’appariement entre mandant (celui ou celle qui ne peut voter directement) et mandataire (celui ou celle qui porte la procuration).
Voici ce que propose le site de la France insoumise (le parti mélanchoniste) : « Si vous ne trouvez personne dans votre entourage, remplissez ce formulaire… »

« En marche », le parti macroniste, propose aussi à des mandataires de se porter volontaire pour recevoir la procuration d’un macroniste sans famille, sans ami, sans entourage :

Mais autant il est plus simple de recueillir la voix d’un mandant et de la confier à un militant, autant il est plus complexe de recevoir les offres de bons offices d’inconnus souhaitant, par bonté de cœur, porter un deuxième bulletin de vote. D’où la procédure de contrôle ajoutée au formulaire : « Quel marcheur vous a invité à devenir mandataire ? » (un «marcheur», c’est le petit nom que les militants macronistes se donnent).
Même chose avec le dispositif d’aide à la procuration du «Rassemblement national» (qui s’avère être, en fait, le Front national sous un faux-nez) :

« Si vous n’êtes pas adhérent au Rassemblement national, indiquez-nous qui vous a invité à devenir mandataire ? ». Quand on n’a pas confiance, on n’a pas confiance : ce qui était “facultatif” chez les macronistes devient nécessaire chez les lepénistes.

Lutte Ouvrière ne promet rien (seul le Grand Soir est promis, pas le mandataire). « Nous ferons notre possible », écrivent-ils.

Deux partis politiques se distinguent dans leurs pratiques. « Les Républicains » (le nouveau nom de l’«UMP» qui était lui-même le nouveau nom du «RPR»), vous propose, si vous n’avez pas d’amis et que vous voulez voter à droite, de laisser vos coordonnées directement à google :

Pourquoi pas ? Je trouve que “google forms”, ça ne fait pas très professionnel (mais passons…). Que deviendront les données ainsi recueillies ?
L’autre parti qui utilise google, c’est le parti socialiste (sous le nom de «Envie d’Europe») :

Là encore, il me semble que cette exportation de données privées, concernant une opinion politique, pose problème.
Les Verts, eux, utilisent les services de “typeform” (une entreprise espagnole), je vous passe la copie d’écran. Et il faut que je signale, quand même, que je ne sais pas à quels prestataires font appel les autres partis (sous l’apparence d’une gestion entièrement en interne, c’est peut être un serveur amazon ou google qui est utilisé pour stocker les données).

Pour celles et ceux qui voudraient aller plus loin, certains partis politiques ont mis sur github le code source des dispositifs d’appariement entre mandant et mandataires :
https://github.com/lafranceinsoumise/procurations et
https://github.com/jbdebiasio/procuration-macron.fr (mais je ne sais pas si ces repos github sont les dernières versions utilisées pour les européennes).

Quels prénoms les immigrés (et leurs descendants) donnent-ils à leurs enfants ?

Vous arrivez peut-être ici après avoir lu le numéro de Population et Sociétés publié aujourd’hui, et vous souhaitez en savoir plus.
Le format de Population et Sociétés, 4 courtes pages, est parfait pour résumer des recherches, mais laisse parfois sur sa faim. Voici ce que je souhaite ajouter.
 
Le score de distance :
Tout d’abord, avec Patrick Simon, nous étudions les choix des prénoms de deux manières. Une première (centrale dans l’article) consiste à classer les prénoms en grandes zones nationales/culturelles/religieuses en fonction de leur structure syllabique. Une deuxième manière (moins utilisée dans l’article) consiste à calculer, pour chaque prénom, un score, variant entre zéro et 100, en fonction de la proportion relative des prénoms dans deux groupes : celui des enfants dont les deux parents sont nés en France, et celui des enfants dont un des parents au moins est né hors de France. Ce score, utilisé assez souvent depuis une quinzaine d’années, permet de repérer les prénoms que portent les enfants de natifs et les prénoms que portent les autres enfants. Un score de 75 indique que le prénom est trois fois plus fréquent dans le groupe des enfants de natifs que dans le deuxième groupe. Un score proche de zéro indique que ce prénom n’est presque jamais choisi par deux parents nés en France pour leur enfant.
Prenons les Sabrina. 0,2% des Sabrina sont enfant de couples nés en France, mais 1% des Sabrina sont enfant de couples dont un des membres est né à l’étranger. Le score du prénom Sabrina sera 100 * 0,2 / (1+0,2), soit 17.
Dans le cas des Océane, les chiffres sont 0,8% (couples nés en France), et 0,1% (couples dont un des membres est né à l’étranger). Son score est donc 100*0,8/(0,8+0,1), soit 89.

Voici le score moyen des prénoms portés par les immigrés, les descendants d’immigrés, les enfants de descendants d’immigrés et la “population majoritaire” (et ses descendants) :

Ce score est intéressant en lui-même, mais aussi en comparaison avec la classification “syllabique” des prénoms. Avec la classification des prénoms, on peut constater par exemple (c’est le graphique 1 dans le Population et Sociétés), que les Français sans origine migratoire directe (la “population majoritaire”) donne de moins en moins souvent des prénoms français à ses enfants : Erwan, Kilian, Clara, Enzo… ont remplacé les prénoms des Saints, ou les prénoms fréquents au XIXe siècle, ou les prénoms “qui sonnent français”. Quel que soit l’indice retenu, on constatera l’abandon, par les Français sans origine migratoire directe, du registre des prénoms français. Cela se fait au profit du registre “latin”, du registre “anglo”, “celtique”, etc…
Le score numérique nous apporte une autre information : comme vous pouvez le constater ci-dessous, il reste stable. Les Français sans origine migratoire directe piochent dans des registres non-français… sans que le score moyen des prénoms choisis ne se rapproche de celui des immigrés ou de leurs descendants ? Pour une raison simple : les Français (sans origine etc…) ne piochent pas dans le stock des prénoms porté par les immigrés. Ils continuent à maintenir une distance culturelle : Enzo devient possible quand les immigrés ne s’appellent plus Enzo.
 
La course à l’assimilation :
Imaginons l’assimilation (la disparition des différences saillantes entre deux populations) comme une course de 100 mètres, sur plusieurs générations. La vitesse de course peut se calculer, par exemple, à partir de l’abandon des prénoms du pays d’origine (le passage de 90% à 50% puis à 20%, par exemple). Ou se calculer à partir du score moyen des prénoms des immigrés, des descendants, et des enfants des descendants…
Ce que l’on verra, si l’on calcule la vitesse à laquelle courent les groupes d’immigrés et leurs descendants (par exemple les originaires d’Afrique du Nord par comparaison avec les originaires d’Europe du sud), c’est que, sur deux générations, des immigrés à leurs petits enfants, la vitesse est grosso-modo la même, la distance parcourue sur deux génération est comparable. L’assimilation est un processus social collectif auquel il est difficile d’échapper.
Mais si les immigrés courent tous au même rythme, ils ne participent pas à la même course. Les immigrés d’Europe du Sud (et leurs descendants) arrivent avec des prénoms plus proches des prénoms portés en France : il arrivent avec 10 à 20 mètres d’avance sur les immigrés d’Afrique du Nord. Et l’adoption, par les Français sans origine migratoire directe, de prénoms “latin” fait que, pour le dire vite, les immigrés d’Europe du Sud n’ont pas besoin de courir pour voir la distance se raccourcir.
J’ai essayé de montrer ceci avec un Gif Animé, mais je ne suis pas graphiste :

Le taux de suicide départemental en France, 1827 – 2012

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Le taux de suicide s’exprime en nombre de décès par 100 000 individus. Pour calculer ce taux (brut) à l’échelle des départements de la France métropolitaine, il faut donc à la fois le nombre de suicides et la population du département.
En France, on dispose, grâce au Compte général de l’administration de la justice criminelle, du nombre de suicides par départements depuis 1827, jusque 1931. Il faut juste tout recopier, à la main, dans un tableau. Ce sont des statistiques judiciaires, qui contiennent aussi une partie des tentatives de suicide connues de la justice.
On dispose aussi, depuis 1906, de statistiques dites “sanitaires”, issues des certificats de décès. Depuis 1968, c’est l’INSERM qui s’en occupe.
Mais il y a des trous : en raison des guerres, en raison de problèmes administratifs, certaines années ne sont pas disponibles. Ainsi on ne connait pas le nombre de suicides à Paris en 1870. On ne sait pas ce qui se passe en Alsace entre 1919 et 1925…
La population départementale est connue précisément à partir des recensements : mais ces recensements, jusqu’au début des années 2000, étaient réalisés tous les 5 ou 10 ans.
Pour produire l’animation, j’ai donc du extrapoler, imputer et lisser les données. Quelle est donc la population de l’Ariège en 1863 ? Si on connaît la population de 1861 et celle de 1865, on peut se dire que c’est entre les deux. L’effet des guerres, qui font chuter le taux de suicide, n’est pas visible ici : les cartes, trop lissées, font comme si rien n’avait eu lieu. Parfois, dans des départements à la population réduite, une poignée de suicides en plus (ou en moins) fait brutalement augmenter (ou chuter) le taux à un moment, sans que cette hausse se poursuive les années suivantes : je lisse donc les pics de la courbe.
L’ensemble permet de rendre visible l’augmentation du taux de suicide au XIXe siècle, que ce taux soit le reflet d’une augmentation de la fréquence réelle des suicide ou celui d’une plus grande attention administrative portée à l’identification des suicides. On repère aussi bien l’augmentation qui a lieu à partir du milieu des années 1970 et le reflux à partir de la fin des années 1980.

Drôles de couples : l’écart d’âge dans la procuration électorale

Pour faire une procuration, il faut deux personnes. Une mandante, la personne qui ne peut se déplacer le jour du scrutin dans son bureau de vote, et une mandataire, la personne qui se déplacera pour voter au nom de sa mandante. Comme dans tous les couples, il existe un écart d’âge. Regardons cet écart en 2017, au moment des scrutins présidentiels et législatifs.

Par exemple, dans les huitième et seizième arrondissement de Paris (du moins dans deux bureaux de vote de ces arrondissements), ce sont plutôt des jeunes électrices et électeurs qui donnent leur voix à des vieux. Le graphique suivant illustre cela : la zone vert-jaune est la zone de plus forte densité des couples mandant-mandataire (l’année de naissance du mandant est en abscisses, l’année de naissance de la mandataire en ordonnées). Il s’agit de jeunes électeurs (nés dans les années 1990) qui sont absents le jour du scrutin. Ils ont donné procuration à des personnes (nées dans la deuxième moitié des années 1950). C’est probablement à leurs parents qu’ils ont donné leur voix. Les zones blanches sont des zones où les couples mandant-mandataire sont rares. Les zones de même couleur représentent des zones de densité moyenne égale (le tout se lit un peu comme des lignes de niveau sur une carte géographique).

Comme le graphique le montre, le cas inverse, où des vieux donnent à des jeunes, est plus rare. Il existe : certains parents du 16e arrondissement donnent procuration à leurs enfants, mais c’est moins fréquent.
Enfin on voit une zone diagonale, où les procurations s’effectuent entre personnes qui ont à peu près le même âge. Entre amis du même âge. Entre frère et sœur, entre conjoints.

Dans les 10e, 5e et 18e arrondissements, la structure des couples est un peu différente. Il y a relativement peu de transferts de voix entre jeunes et leurs parents (la zone est mauve). Il y a en revanche une concentration très forte de transferts entre personnes du même âge, et surtout entre jeunes du même âge. Enfin… jeunes… la zone la plus dense est constituée de personnes nées dans les années 1980 (qui ont donc une bonne trentaine d’années en 2017).

Pourquoi donc ne donnent-ils pas à leurs parents, ces jeunes ? Pourquoi ne font-ils pas comme dans le 16e arrondissement ?
Les données dont je dispose ne permettent pas de donner des réponses satisfaisantes. Il me semble qu’il faut faire intervenir le lieu de résidence habituelle des électeurs : les jeunes du 16e arrondissement qui donnent procuration à leur parent n’habitent peut-être plus dans le 16e (ils sont étudiants, stagiaires, expatriés…). Et les résidents “vingtenaires” du 18e, au contraire, n’y votent pas (ils continuent à voter “chez leurs parents”, en province ou en banlieue… ou dans le 16e arrondissement). Les jeunes trentenaires du 18e arrondissement, eux, y résident et y votent, mais leurs parents ne s’y trouvent pas : ils ne peuvent leur donner procuration… alors même qu’il s’agit d’un groupe très mobile, qui préfère passer ses longs week-end de mai (avec les ponts) en dehors de Paris.

Et dans tous les cas, il y a peu de vieux qui donnent à des jeunes. Pour des raisons structurelles : la génération des enfants ne réside plus là où habitent les parents. Mais peut-être aussi pour des raisons liées au contrôle de son vote : on ne donne pas tout pouvoir à plus jeune que soit. Peut-être enfin parce que l’on donne à plus mobilisé (politiquement) que soi, et que les plus âgés (jusqu’à un certain âge) sont, en moyenne, plus participationnistes que les plus jeunes.

 

Notes :

  1. J’ai aussi “contrôlé” par la structure par âge des différents bureaux de vote, en comparant les procurations observées avec la matrice d’indépendance des procurations qui auraient eu lieu si ces procurations étaient réalisées au hasard. La sous-représentation des couples “vieux–>jeunes” n’est pas due à la structure par âge des bureaux.
  2. Les données utilisées ici proviennent pour partie de mes propres recherches (sans financement), pour partie de données collectées dans le cadre de l’ANR Alcov, et pour partie d’une recherche financée par l’Université Paris-Lumière.

Gauche parisienne

Dans le graphique suivant, j’ai calculé la proportion des suffrages exprimés qui se sont portés sur des listes ou des candidats de gauche (extrême-gauche exclue), à Paris, entre 2001 et 2017, lors des premiers tours des élections.


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On repère, dans tous les arrondissements, des effets de période : en 2007, le vote de gauche est particulièrement faible au premier tour de la présidentielle. Et quelque chose d’identique arrive en 2017 (où, quand même, il n’était pas possible de classer le candidat Emmanuel Macron parmi les candidats de gauche).
On repère aussi assez bien les grandes différences entre arrondissements. À peine 20% des voix (les bonnes années) se portent sur des candidats ou des listes de gauche dans le 16e arrondissement. C’est souvent plus de 60% des voix dans le 20e arrondissement.
Et la tendance, globalement, est à la baisse : Paris vote, année après année, un peu plus à droite. Mais il n’est probablement pas judicieux de faire commencer la série en 2001, l’année de la victoire de Bertrand Delanoë à la mairie de Paris.

Il est possible, assez simplement, de “neutraliser” les effets de période en regardant, pour chaque arrondissement, l’écart à la moyenne parisienne. Dans certains arrondissements, l’on vote deux fois moins pour la gauche que la moyenne parisienne (par exemple 20% quand la moyenne est à 40%). Dans d’autres, on vote autant ou plus. Cette comparaison à la moyenne donne le graphique suivant :


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La comparaison avec la moyenne linéarise presque totalement les scores : le 12e arrondissement vote tout le temps comme la moyenne parisienne.[jwplayer mediaid=”8814″]

On voit alors émerger une tendance intéressante. Un accroissement des écarts : dans les 6e, 7e, 8e, 16e, la tendance à la diminution des votes de gauche est plus forte que la tendance parisienne moyenne. Et au contraire, les 18e, 19e, 20e, tout en voyant faiblement diminuer ou se maintenir la part des votes de gauche, voient une chute plus faible que la moyenne. Ils apparaissent d’autant plus à gauche que le reste des Parisiens y apportent moins leurs suffrages.