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La procuration en 2022 : répartition communale

L’Insee a rendu public, sur le site Statistiques locales, le nombre et la fréquence des procurations en 2022, au niveau communal.
Voici donc une carte montrant, pour la France métropolitaine, le « taux de procurations » en 2022 :

La procuration est plus fréquente dans l’Ouest parisien (des villes riches comme Neuilly ou Versailles), dans les métropoles régionales (Nantes, Rennes, Lyon), dans les zones de montagne (où l’on trouve par ailleurs des inscrits qui n’y résident pas), la Corse mais aussi les villes et villages du littoral de la Manche et de l’Atlantique (zones de résidences secondaires).

É. Dubreuil

Élisa Dubreuil est née en janvier 1874 à Iffendic, en Ille et Vilaine. Son père est laboureur. En 1901, la jeune femme aux yeux gris est domestique, et elle épouse François Delalande, né en 1872, cultivateur, 1m61, cheveux bruns et menton ovale. Ils vont habiter à Monterfil, et on les retrouve dans le recensement de 1901 (un petit ménage de deux personnes). En 1906 il accueillent un “enfant assisté”, Georges Roussard né en 1902. En 1911, le recensement indique qu’ils ont deux domestiques, Georges Roussard né en 1902 (l’enfant assisté est devenu domestique, à 9 ans), et Mathilde Orain, née en 1894 à Rennes.

François Delalande, que ses contemporaines jugent idiot, faible d’esprit ou avec « la tête un peu drôle », avait quand même été jugé « propre au service » militaire en 1893. En 1896 il reçoit un certificat de bonne conduite et passe dans l’armée de réserve, puis dans l’armée territoriale. Il est rappelé sous les drapeaux en août 1914, à quarante-deux ans. Il sert jusqu’à octobre 1915, mais dès mars 1915, il est évacué pour « débilité mentale », hospitalisé au Val de Grâce, puis dans divers hôpitaux, pour enfin être réformé en octobre 1915.

Il rentre alors dans son foyer, où, pendant plusieurs mois, Élisa Dubreuil, femme Delalande, a vécu sans lui.

En 1917, Élisa quitte le domicile conjugal en laissant un mot sur la table. Elle avait demandé, depuis un certain temps, à pouvoir porter « le costume masculin ». Les témoignages de l’époque la décrivent comme « grande, solidement bâtie » (elle fait d’ailleurs 1m66, elle est plus grande que son époux), dure à la tâche, contribuant fortement à la prospérité de la ferme. Les voisins disent aussi qu’elle a alors « la figure d’un homme, les bras et la force d’un homme. Entre nous, on en parlait. Mais, puisqu’ils s’entendaient bien tous les deux, François et elle, puisqu’ils vivaient tranquilles et heureux, pourquoi aurions-nous dit quelque chose. C’est leur affaire, à eux tout seuls, pas vrai. »

Au maire du village, pour justifier le droit de porter blouse et paletot, elle avait indiqué être un homme. Face à son refus, il [je vais genrer Élisa au masculin maintenant] avait demandé au docteur de Caze, médecin à Plélan, un examen. De Caze a beau indiquer qu’É. Dubreuil présente « tous les caractères du sexe masculin », le maire refuse : seuls les hommes ont le droit de porter blouse et paletot, et pour devenir homme, il faut un jugement du tribunal civil. Dubreuil demande donc au tribunal civil de Montfort une rectification de son état civil et un changement de prénom : Élie en lieu et place d’Élisa. L’audience a lieu le 20 juillet 1917, au cours de laquelle l’examen médical du docteur de Caze fait preuve : « ses organes sexuels, bien que peu développés, sont cependant complets ». Le 23, É. Dubreuil devient officiellement homme, sans obtenir toutefois le changement de son prénom.

Le mariage est ensuite annulé, sur demande de François Delalande, en raison de ce changement de sexe, par un autre jugement [texte complet du jugement ici].

Mais, devenu homme (et homme célibataire) en pleine guerre, É. Dubreuil est incorporé, dès août 1917, au 41e régiment d’infanterie, sous le prénom d’Élie. Il n’y reste pas longtemps : il est réformé dès le 30 août pour « atrophie testiculaire très prononcée avec ectopie à droite hypospadias avec pénis rudimentaire ».

François Delalande, devenu lui aussi célibataire, se remarie en avril 1918 avec la fille de la voisine, Célestine Salmon : elle a 27 ans, il en a 45, et leur union donne un fils, né dix mois plus tard, en janvier 1919. Il décèdera malheureusement l’année suivante. En 1921, François et Célestine ont un domestique. En 1936, le couple réside seul.

É. Dubreuil lui aussi se remarie, et ce mariage a même lieu deux semaines avant celui de son ex-époux. En avril 1918, il épouse, à Rennes, Adèle Orain, née en 1894 à Rennes. L’acte de mariage, c’est une particularité, souligne le prénom Élisa. Signe, sans doute, du refus de la mairie d’utiliser le prénom Élie sous lequel É. Dubreuil voulait être connu. Mais qui est Adèle, épouse Dubreuil ? Il est très probable que ce soit « Mathilde » Orain, l’ancienne domestique du couple Delalande-Dubreuil : seule une « Orain » naît à Rennes en 1894.

Quelques articles de journaux (ceux qui ont pour origine une dépèche de l’Agence radio), en 1917, invitent à conjoindre Mathilde et Adèle. « Leur bonne a mis au monde un enfant de père inconnu » (vers 1916, il aurait été conçu lors de l’absence de François Delalande) et certains journalistes écrivent qu’É. Dubreuil affirme être le père et vouloir l’annulation de son mariage pour « convoler avec sa bonne, qu’elle avait séduite alors qu’elle était sa patronne ». Ces articles datent de juin ou juillet 1917, avant même le jugement et le remariage. Mais je n’ai pas trouvé trace d’un enfant né, entre 1914 et 1917, de père inconnu et d’une mère nommé Adèle ou Mathilde Orain, dans les villages situés à proximité de Monterfil (ni à Rennes)… cet enfant existe-t-il vraiment ?
[Adèle Orain, née au 56 rue Saint Hélier en 1894 semble être prénommée Marie lors du recensement de 1896]

Je perds ensuite la trace du couple Dubreuil-Orain. Je ne les ai pas retrouvé dans le recensement de 1921. Le registre matricule d’Élie Dubreuil indique, si je lis bien, qu’il est « [.ill.] domestique chez Evain, cultivateur à Breteil », mais si j’ai retrouvé Evain dans les recensements, je n’ai pas trouvé Dubreuil.

Documents :

Presse :

Juin :

Juillet

Août :

Septembre :

Deux articles : féminisme, immigration

Je signale rapidement deux articles publiés récemment :

  1. «Faire référence. L’économie de la citation dans dix revues féministes» est un chapitre, écrit avec Isabelle Clair et Elsa Dorlin, dans leur ouvrage Photo de famille. Penser des vies intellectuelles d’un point de vue féministe. Dans ce travail, nous avons compté les citations faisant référence à 31 autrices et auteurs, dans 2981 articles dans dix revues féministes, principalement françaises (Travail, genre et société, les Cahiers du genre, Clio, etc…). Nous avons suivi les références faites à 26 femmes (avant 2016) et 5 hommes. Notre corpus compte 2705 auteurs et autrices citant (ou pas) les 31 auteurs et autrices suivies. Une chose m’a frappé : les hommes (a priori féministes) écrivant dans des revues explicitement féministes citent plus souvent des auteurs hommes (et donc moins souvent les autrices) que les femmes…
  2. La diversité des origines et la mixité des unions progressent au fil des générations (dans Insee première, n°1910), écrit avec Jérôme Lê et Patrick Simon, s’intéresse à la proportion d’immigrés, de descendants d’immigrés de 2e génération, et de descendants d’immigrés de troisième génération. On suit donc l’immigration sur trois générations. Et on met en évidence les conséquences de la mixité des unions sur plusieurs générations : Parmi les descendants de 3e génération, neuf sur dix n’ont qu’un ou deux grands-parents immigrés, 92% ont au moins un grand-parent né français en France.

Les prénoms des élus

Il y a, en 2022, environ 502 000 élus dans les différents conseils municipaux en France. Le répertoire national des élus est téléchargeable sur data.gouv.fr. Les prénoms les plus fréquents sont Jean, Marie, Philippe, Michel…
Mais ces prénoms sont aussi fréquents dans la population française non élue. Quels sont donc les prénoms qui sont sur-représentés chez les élus ?

Voici le raisonnement que j’ai suivi : j’ai comparé les prénoms des élus avec les prénoms des personnes nées en France, à partir du Fichier des prénoms, de l’Insee. Je vais présenter les résultats sous la forme d’un graphique qui compare la distribution des prénoms dans le Répertoire national des élus avec la distribution du Fichier des prénoms. Voici un graphique explicatif :
 

Vous remarquerez que les échelles sont logarithmiques.

Première comparaison

Je commence par comparer la population des élus et élues avec la population née en France depuis 1900 à partir du Fichier des prénoms. S’il y a 1,2% des naissances qui sont des naissances de bébés prénommés Zygloub et qu’il y a 2,4% de Zygloub parmi les élus, alors Zygloub est 2 fois plus présent chez les élus que ce qui est attendu (2 = 2,4 / 1,2).

Apparemment, il y a “trop” de Didier et de Régis parmi les élus, et “pas assez” de Jeannine, de Mohamed et de Thérèse. Quatre fois moins de Louis qu’attendu, et trois fois plus d’Hervé.
Mais on a tout de suite un problème : la population des élus municipaux compte moins de femmes que la population française, ce qui va se refléter sur la position des prénoms sur ce graphique. Je vais donc faire une deuxième comparaison, en tenant compte de la part des femmes parmi les élu·e·s.

Deuxième comparaison

Cela ne change pas grand chose, mais on voit des prénoms comme Justine ou Marie se rapprocher d’un rapport d’égalité :
 

Et de l’autre côté du graphique, les prénoms masculins sur-représentés apparaissent moins sur-représentés (étant donné que les hommes constituent la majorité des élus).

Troisième comparaison

On peut aller plus loin : les élus municipaux sont principalement des élus de toutes petites communes. Et à Paris, par exemple, il y a peu d’élus municipaux par comparaison avec la population. Quand on compare les prénoms de la population à ceux des élus, on peut le faire sur une base départementale : s’il y a peu de Samira en Corrèze, il y aura sans doute peu d’élues nommées Samira (même si, dans le Nord, il va naitre plus de Samira).

Dans le graphique suivant, je contrôle donc par les naissances départementales :


 
Peu de changements, là aussi. Mais quand même : si les Mohamed étaient quatre fois moins fréquents qu’attendus quand on ne prenait pas en compte les départements, ils ne sont plus que 2,5 fois moins fréquents qu’attendus.

Quatrième comparaison

Il faut donc probablement contrôler par le sexe et le département, comme je le propose ci-dessous :


 
Bof, non ? Ça ne conduit pas à une modification radicale des sur- et sous-représentations. C’est probablement parce que j’ai oublié que les élus n’avaient pas 110 ans, et qu’ils n’avaient pas 10 ans non plus.

Cinquième comparaison

Il faut donc, bien entendu, contrôler par l’année de naissance. Et cela d’autant plus que les prénoms connaissent souvent une période – plutôt courte – pendant laquelle ils sont beaucoup donnés. Si les Jeannine sont peu présentes parmi les élus, c’est parce qu’elles sont en grande partie déjà décédées.

Dans le graphique suivant, je prend donc en compte la distribution par âge de la population des élus.


 
Ah, là il y a du changement. Une bonne partie des prénoms se retrouvent à proximité du rapport d’égalité entre le nombre d’élus et le nombre attendu d’élus. Mais ne peut-on pas aussi prendre en compte le sexe et le département ?

Sixième comparaison

Oh que si : dans le dernier graphique, je montre les résultats d’un calcul prenant en compte l’année de naissance, le sexe et le département d’élection des élu·e·s :

La “boule” centrale s’est encore rétrécie : on prévoie assez bien combien il y a aura de Céline élues si l’on connaît la distribution par âge, sexe et départements de la population des élues. Il reste quelques prénoms que ces variables expliquent mal : Bertrand, Armelle, Bénédicte, Etienne, Benoît, Hugues et Hubert se retrouvent trop souvent parmi les élus. Est-ce un signe que ces prénoms sont attachés à des personnes disposant de ressources sociales plus importantes ? De l’autre côté, on trouve des prénoms symétriques : Tony, Kevin, Sabrina, Nadia, Jonathan, Jessica… que l’on devrait retrouver plus souvent chez les élus.

Et Mohamed et Karim : même en tenant compte de l’âge des élus, de leur département d’élection, de leur sexe… il y a “trop peu” de Mohamed et de Karim parmi les élus municipaux. Pour quelles raisons ? Peut-être l’utilisation d’un autre prénom au quotidien et une candidature sous un autre prénom que le prénom de naissance (comme le firent ou le font Marie-Ségolène “Ségolène” Royal, Marion-Anne “Marine” Le Pen et tant d’autres). Peut-être qu’il faudrait prendre en compte une échelle plus fine que le département ? Ou peut-être qu’on trouverait d’autres raisons si on cherchait un peu.

Notes :

  1. J’ai transformé les prénoms composés : Anne-Marie est Anne, Jean-Philippe est Jean…
  2. J’ai asciifié les prénoms : ils n’ont plus aucun accent ni cédilles
  3. C’est un peu stupide de prendre en compte les naissances départementales pour estimer une proportion attendue, comme si les élus étaient nés là où ils sont élus
  4. Et en plus, avec la fin du département de la Seine en 1968, les codages bizarres de l’Outre-Mer, je ne suis pas certain de ne pas avoir été trop rapide parfois
  5. J’ai sans doute fait des erreurs, mais si vous voulez les corriger, le code est sur github

Un petit rapport sur les prénoms (2022)

L’Insee publie maintenant en accès libre, chaque année en juin ou juillet, un « Fichier des prénoms » donnant, depuis 1900, le nombre de bébés ayant reçu tel ou tel prénom. Voici donc un petit rapport sur les prénoms (2022, pdf) à télécharger…

…Ou alors à générer vous-même, à partir du code source publié sur github : le document pdf (texte et graphique) est créé avec le logiciel R.

Des animaux et des indigènes : « race » dans le Journal officiel

De 1896 à la décolonisation de Madagascar, le Journal officiel de Madagascar et dépendances rend compte de l’actualité légale d’un territoire qui est alors colonie française.
Dans ce Journal officiel il est assez régulièrement fait mention de « race ». Par exemple ici :

Source Gallica

ou encore ici

Source Gallica

Mais dans le premier extrait, il s’agit d’humains, dans le second de chevaux.
Mon nominalisme radical m’a poussé à en savoir plus. J’ai donc, grâce à l’API de Gallica, récupéré toutes les occurrences de « race(s) » dans le J.O de Madagascar. L’année 1931 manque, et c’est un petit malheur. Autour de ce mot, après avoir éliminé les mots de liaison (et, ou, mais, il…), j’ai pris une fenêtre de 50 mots avant et après. J’ai ensuite procédé à une classification thématique au moyen d’un “topic modelling“. J’ai retenu trois “topics”.

Le premier, que j’ai nommé “Production”, rassemble des extraits consacré aux races bovines, et à la production de viande. Le troisième s’intéresse à la “Reproduction” et au prix des animaux, à la fécondité. Les “métis” désignent souvent des croisements de races animales, pas les enfants de couples de colons et de Malgaches. Le deuxième “topic” concerne surtout des humains : ça parle de colonie, de province, de chef, de gouverneur, de population et d’indigènes.

Et ça évolue dans le temps : chaque extrait a une probabilité d’être affecté à un “topic” (un extrait peut être attaché à plusieurs topics), et je fais la moyenne par période de 5 ans.

Si je lis bien ce que j’ai fait, et j’ai probablement fait des erreurs ici et là, c’est le thème de la Reproduction qui émerge à partir des années 1920, en réduisant la part des extraits associés aux autres thèmes. Ce n’est pas que les « indigènes » perdent leur « race » à partir de la première guerre mondiale, mais plutôt que les réflexions agricoles prennent de l’ampleur.

La lecture plus qualitative des extraits du J.O. de Madagascar laisse percevoir la déconnexion des usages du mot «race(s)». On trouvera très peu de textes qui parlent simultanément de races d’humains et de races d’animaux. La gestion des populations humaines et celle des populations de bétail ne sont pas exactement les mêmes.

Quinze ans de procurations à Paris, 2007-2022

La carte ci-dessous représente la proportion des voix exprimées qui sont des votes par procuration, à Paris, par bureau de vote, pour les élections municipales, législatives et présidentielles, de 2007 à 2022.

cliquez pour agrandir

On retrouve des régularités : (1) le vote par procuration est plus fréquent en période de vacances scolaires ou de «pont» (et donc au moment des présidentielles, qui ont lieu pendant les vacances de printemps), (2) le vote par procuration est plus fréquent dans les beaux quartiers que dans la ceinture de logements sociaux situés à proximité du périphérique, et (3) le vote par procuration, lors des municipales, est plus fréquent là où le résultat de l’élection est incertain (mais ce point, je devrais le vérifier).

Si l’on calcule la fréquence moyenne, sur ces vingt scrutins, du vote par procuration, on peut tracer la carte suivante :

Comme les frontières des bureaux de vote ont changé entre 2007 et 2022, j’ai découpé Paris en petits carrés et estimé la fréquence qu’on aurait si les bureaux de vote étaient ces petits carrés.

Émilie Ambroisine Reine Delacour :
émancipatrice et émancipée ?

J’ai rencontré Émilie Delacour aux archives de Paris, au détour d’un dossier d’émancipation, en 1904.
Le 15 juin 1904, devant Edmond Hamelin, juge de paix du 16e arrondissement, Émilie Delacour (sans profession) déclare reconnaître Suzanne Anna Émilie Aimable Delacour et Adolphe Raoul Delacour comme sa fille naturelle et son fils naturel. Son fils a 18 ans, sa fille 17 ans, et immédiatement après les avoir reconnus, elle les émancipe, « ayant reconnu dans son fils et sa fille (…) la prudence et la capacité nécessaire pour gérer et administrer leurs biens et affaires ».
Et tout le monde signe, Émilie, Suzanne, Raoul, le juge et le greffier.

Ça aurait pu s’arrêter là, une demande d’émancipation comme il y en a régulièrement à l’époque. Mais on retrouve Émilie Delacour immédiatement dans la même liasse, toujours le 15 juin 1904, et toujours devant Edmond Hamelin, pour donner un curateur à ses enfants :

bien que par le fait de l’émancipation qui leur a été conférée par leur mère, ils soient aptes à faire tout actes d’administration, il est néanmoins certains autres actes, notamment ceux déterminés par les art. 480, 482 et suivants du Code Civil qu’un mineur, même émancipé, ne peut faire sans l’assistance d’un curateur

Et la désignation de ce curateur doit passer par un conseil de famille, qui est donc réuni au même moment. Ce conseil de famille est intéressant : aucun des membres n’est présenté comme directement apparenté à Suzanne Delacour. Ce sont des amis d’Émilie (qui n’est pas dans le conseil de famille, ayant émancipé ses enfants) : on y trouve par exemple un Paul Merlin, douanier à Saint-Denis, et un Paul Lissac, pharmacien à Montrouge (on reviendra sur Lissac plus loin).
Le conseil de famille désigne Émilie Delacour comme curateur de ses enfants.
 
Et là, vous vous dites : « Non mais quoi ? On a une mère qui n’a pas reconnu ses enfants à la naissance, et qui les reconnaît juste pour pouvoir les émanciper, et qui se fait nommer curateur des enfants qu’elle vient d’émanciper ? J’arrête tout de suite de lire ce billet de blog…»
Non ! surtout pas. Ça devient intéressant rapidement.
Le même 15 juin, immédiatement, et toujours devant le juge Hamelin, comparaît Suzanne Delacour, assistée de sa mère et curatrice (mais sans Raoul). Ces dernières déclarent que « M. Pierre Henri Même, commis principal à la Caisse des dépots et consignations, demeurant à Paris, rue Chardon Lagache n°98, est décédé en son domicile le vingt-sept mai dernier ».
Et elles donnent aussi un extrait du testament de Pierre Henri Même :

Oh ! Pierre-Henri donne ses « valeurs mobilières » en héritage à sa compagne depuis de longues années et à la « fille de sa compagne » (qu’il ne désigne pas comme sa fille à lui, mais sans mentionner Raoul, à qui il ne donne rien). Je ne sais pas (du moins pas encore) à qui Pierre-Henri a donné ses « valeurs immobilières » s’il en avait. Une rente de 1800 francs par an, c’est, à l’époque, presque le double du salaire ouvrier.

 

Mais qui est Émilie Ambroisine Reine Delacour ?
Elle est née à Paris le 20 février 1866, dans le 18e arrondissement, “Cité de la Chapelle”, d’un père « employé » et d’une mère « sans profession », de 19 ans, nommée Reine Pavot. Ce prénom, Reine, n’est donc pas un jeu de mot avec le nom de famille, Delacour.
À la naissance de son fils aîné, en 1885 dans le 18e arrondissement, elle a à peine 20 ans, elle est « couturière », et « Adolphe Raoul », ce fils, est né « de père non dénommé ». Elle habite Villa des Poissonniers. Moins de deux ans après, à la naissance de Suzanne Anna Émilie Aimable, l’acte de naissance indique qu’elle a 24 ans (?), qu’elle est « sans profession » et qu’elle habite rue d’Orsel, toujours dans le 18e arrondissement. Suzanne est aussi née « de père non dénommé ». Elle porte l’un des prénoms de sa tante. Et on verra que « Aimable » ne semble pas avoir été choisi au hasard.

Je ne sais pas comment, 20 ans plus tard, Émilie se retrouve héritière d’un « commis principal », résidant dans le 16e arrondissement.

Et cet héritage pose un petit problème : lors des opérations liées à la succession, « il y aura opposition d’intérêts entre la mère et la fille » et il faut donner un curateur ad hoc à Suzanne.
D’où la réunion d’un nouveau conseil de famille, toujours le 15 juin 1904. Qui nomme l’un de ses membres, Paul Lissac (pharmacien à Montrouge) curateur ad hoc de Suzanne Delacour.
Deux mois plus tard, le 17 août 1904, un dernier conseil de famille mène à la renonciation, pour Suzanne, de la succession Même. L’héritage, de 34000 francs, n’était pas suffisant pour assurer la rente de 1800 francs prévue pour Émilie Delacour. (34000 francs, c’est environ 30 ans de salaire ouvrier de 1905).

 

Un mot sur Paul Lissac, ce pharmacien présent au conseil de famille. C’est l’époux, depuis 1902, de la sœur d’Émilie, Émilienne Constance Susanne, née en 1868. Sur l’acte de mariage de Paul Lissac, un des témoins est « Henri Même », présenté comme « beau-frère ».

 

Suzanne Anna Émilie Aimable Delacour épouse Marie-Auguste-Fernand Geoffroy deux ans plus tard, en octobre 1906, à vingt ans. L’acte de mariage, et c’est intéressant, la présente comme “fille mineure” : l’émancipation a été oubliée… Fernand, 25 ans, est « aide géomètre » de la Ville de Paris. Au moment du mariage la mère de Fernand est « employée de commerce », mais lors de sa naissance, elle était « domestique ». Lui aussi est né « de père non dénommé ». Suzanne et Émilie habitent ensemble, rue Lemercier, dans le 17e arrondissement. Un changement : Émilie Delacour n’est plus « sans profession », elle est artiste peintre. L’héritage reçu en 1904 lui aurait-elle permis d’entrer dans cette profession ?

Parmi les témoins du mariage on retrouve Paul Merlin (rentier) et Paul Lissac (pharmacien à Montrouge), déjà présent dans les conseils de famille (mais ici, Paul Lissac est qualifié d’«oncle» d’Émilie). On trouve aussi Aimable Berode, 46 ans, capitaine d’infanterie et chevalier de la légion d’honneur. Un homme qui a l’âge d’être le père de la mariée, et qui porte le même prénom… Hmmm, c’est intéressant… (il est marié)

En 1907, trois ans après le décès de Pierre-Henri Même, avec qui elle avait vécu « de nombreuses années », Émilie, qui a alors 41 ans, épouse Abraham Félix Alexandre Leleu. Leleu, 35 ans, fils d’instituteur, est « artiste peintre et lithographe », il réside rue Visconti dans le 6e arrondissement. Émilie, qui est aussi présentée comme « artiste peintre », habite rue de la Convention, dans le 15e arrondissement. Les témoins du mariage sont Paul Merlin, Paul Lissac (ici « beau-frère » d’Émilie), Auguste Pidoux (qui était déjà dans le conseil de famille de 1904), et Fernand Geoffroy, l’époux de sa fille Suzanne.

En septembre 1910, c’est au tour de Raoul Delacour de se marier. Raoul, 1m81, blond aux yeux bleus, avec un nez “fort”, a peut-être déjà un début de calvitie. Il a 25 ans, il est « employé de banque », il habite rue de la Convention, à proximité de sa mère. il épouse Estelle Félicia Bouisset, 19 ans, sans profession. C’est la fille d’un « artiste peintre chevalier de la Légion d’honneur », qui habite rue de Tolbiac (13e arr.), Firmin Bouisset. Les témoins du mariage sont Alexandre Leleu (le marie d’Émilie), Abel Mignon (graveur, chevalier de la légion d’honneur), Camille Guy (gouverneur de la Guinée, chevalier de la Légion d’honneur), Louis Trinquier « professeur de dessin au Ministère de la guerre » et chevalier de la légion d’honneur. Aux titres ronflants que portent les témoins, Raoul semble faire un beau mariage.

Mais quelques mois plus tard, le 21 janvier 1911, Émilie décède, à 45 ans. Un an après, en février 1912, Alexandre Félix Leleu, qui habite désormais rue des Eaux, dans le 16e arr, épouse Charlotte Elizabeth Moorhouse, 45 ans, sans profession (née à New York, père représentant de commerce, et assez riche). Leleu décède en 1937 : il aura connu une carrière honorable d’artiste, on trouve par exemple une médaille à son effigie, des mentions variées dans La revue des artistes et La revue septentrionale.

Fernand Geoffroy, l’époux de Suzanne, meurt sur le front au début de la première guerre mondiale, le 1er octobre 1914. Ils n’ont probablement pas eu d’enfants. Suzanne, qui ne se remariera pas, décède en octobre 1975.

Raoul Delacour revient vivant de la guerre. Il est démobilisé en mars 1919. Mais son retour ne semble pas être très heureux. Le 3 juin 1919 il divorce. En août 1922 il épouse Berthe Huber, sans profession, avec qui il habite déjà (rue Vasco de Gama). Les témoins sont deux « mécaniciens » (c’est un cran en moins que les chevaliers de la légion d’honneur de son précédent mariage). Ils divorcent en 1935. Entre temps, Raoul avait été condamné, en novembre 1922, à six mois de prison pour port illégal de décoration et altération d’état civil. Puis en juillet 1933, à six mois d’emprisonnement pour abus de confiance. Je perds sa trace à Bordeaux en 1937.

J’ai essayé de reconstituer une partie des relations amicales et familiales d’Émilie Delacour ici.

Sex-shops, une histoire en ligne

Il y a quinze ans paraissait, en avril 2007, mon premier ouvrage, Sex-shops, une histoire française, publié par les éditions Dilecta. Cet ouvrage, auquel avait participé Irene Roca Ortiz, alors étudiante en master à l’Université Paris V est désormais disponible, en accès libre, sur Hal, en version pdf : il avait quasiment fini sa carrière en librairie et je remercie vivement les éditions Dilecta de m’avoir autorisé à le mettre en ligne.

Je pourrais faire un bilan. Premier bilan : replacer, par exemple, mon texte dans un ensemble de travaux d’histoire et de sociologie des sexualités. En 2003-2004, quand je commence à m’intéresser à ces magasins, il y avait moins de travaux qu’aujourd’hui. Mais je n’étais pas précurseur : il y avait plein d’études et de travaux. De nombreux champs (sociologie de la prostitution, sociologie des pratiques sexuelles, etc…) étaient bien défrichés. Il y avait peu d’enquêtes sur le petit commerce et les petits commerçants, et c’est encore le cas aujourd’hui. Deuxième bilan : si j’avais à réécrire le texte, je n’écrirais pas tout à fait la même chose. J’ai découvert d’autres archives après la fin de la rédaction du livre (et j’ai publié quelques articles à partir de ces archives, dont la liste est ici). J’ai fait d’autres lectures, et puis je suis passé à autre chose. Troisième bilan : quand l’ouvrage est rédigé, il y a près de 130 sex-shops à Paris. En 2020 il en restait, selon la BD-COM de l’Apur, 69. Un petit commerce en déclin, donc.

La mise en ligne de Sex-shops va peut-être donner une deuxième carrière à l’ouvrage : il est maintenant beaucoup plus facile d’accès. Il reste disponible à l’achat en librairie, et il ne faut pas hésiter à l’acheter : c’est un bel ouvrage, au papier soyeux couleur ivoire et à la mise en page soignée.

Présidentielles : les parrainages à particule

Si la particule du nom de famille (de, du, d’ ou des) ne voulait rien dire, alors les gens à particule auraient la même distribution sociale que les gens sans particule. Monsieur Dupont et monsieur du Pont seraient équivalents.
J’ai pu montrer, dans Dupont n’est pas du Pont (Histoire & mesure, 2019), que, précisément, Dupont n’est pas du Pont.
On peut en trouver une nouvelle illustration dans ce graphique, qui présente la proportion des « parrainages » (ou « présentations ») des candidats et candidates, aux élections présidentielles, depuis 1981. Soit 41 ans, huit élections, 56 candidats, et plus de 60 700 parrainages et marrainages.

Comme on peut le constater, c’est un gradient gauche-droite qui se révèle dans la distribution des « parrainages à particule ». Statistiquement, la chose est intéressante : il y a peu d’élus à particule, environ 1%, et les parrainages sont peu nombreux (entre 500 et 2000). Il ne suffirait que de quelques parrainages à particule en plus ici ou là pour faire basculer un.e candidat.e du bas en haut de cette liste. Mais ce n’est pas ce que l’on observe…

 

Pour comprendre dans quelles recherches s’inscrit ce graphique, vous pouvez lire Dupont n’est pas du Pont.