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Archives de la catégorie : 'General'

Le dernier

Le prince Gabriel Joseph Marie Anselme de Broglie, qui est mort le 8 janvier 2025, à 93 ans après une vie bien remplie, était le dernier membre de l’Académie française à porter un nom à particule. Que ce nom soit inventé et porté comme nom d’usage (comme dans le cas d’Hélène Carrère), qu’il soit caché, sous un nom de plume (comme dans le cas de Marguerite Yourcenar), qu’il ne nous vienne pas directement à l’esprit (comme dans le cas de Montesquieu)… de Broglie était le dernier. Comme j’ai pu le lire quelque part, « l’Académie est en doglie ».
 


 
Le graphique précédent repose sur les données de wikidata. Le code pour récupérer les données et tracer le graphique est sur github. Pourquoi ? Parce que science ouverte, open data, open access, réplication, tout ça tout ça.
Il est très probable que Gabriel de Broglie ne soit pas l’ultime porteur de particule de l’Académie française, car plusieurs élections sont prévues et que, en France aujourd’hui encore, « Dupont n’est pas du Pont ».

Compter l’émancipation

L’émancipation des mineurs, qui leur donne les capacités civiles des majeurs, est une très ancienne catégorie du droit. Et depuis qu’il existe des statistiques judiciaires, on les compte.
Si on les compte, on peut faire des graphiques :
 

 

Ainsi, en 1841, le Compte général de l’administration de la justice civile et commerciale en France précise qu’un peu plus de 9000 actes d’émancipation ont été reçus par les juges de paix :

On peut donc, avec un peu de temps, récupérer, sur gallica, le nombre annuel d’émancipations entre 1841 et le milieu des années 1930. Ensuite c’est un peu plus compliqué… L’Annuaire statistique de la justice n’est pas numérisé, on les trouve à la Bibliothèque nationale. Mais pas tous : il faut aussi aller en chercher à la Bibliothèque de la chancellerie… En 1961 il n’y a plus que 4253 émancipations :

Les années récentes voient la disparition des annuaires statistiques, remplacés par des publications peu régulières, et beaucoup moins précises.

Pour plus d’information sur l’émancipation, et comprendre pourquoi on trouve un tel pic au tout début des années 1970, vous pouvez lire Des adultes en mode mineur. Enquête sur les procédures d’émancipation judiciaire.

Motivé par la procuration

L’Enquête électorale française 2017 (ENEF 2017) est enfin disponible. 20 vagues, depuis la veille des élections régionales de 2015 jusqu’au lendemain des élections législatives de 2017, permettent de suivre un panel d’environ 15 000 personnes. J’avais proposé, en 2017, une question sur le vote par procuration, et j’avais pu faire une analyse rapide, mais je n’avais pas eu accès aux autres vagues ni à la totalité des variables.
Une question particulièrement m’intéressait: est-ce que l’intérêt pour l’élection présidentielle augmente quand on reçoit la procuration d’un proche ? Dans les graphiques suivants, j’examine les variations du score d’intérêt pour l’élection, au cours des vagues 12, 13 et 14, juste avant le second tour de l’élection présidentielle de 2017. Les personnes enquêtées devaient répondre à la question suivante : «Sur une échelle de 0 à 10, où 0 signifie aucun intérêt et 10 signifie énormément d’intérêt, quel est votre niveau d’intérêt pour la prochaine élection présidentielle ?». Le niveau moyen est très élevé. En mars, il est de 8/10 environ pour celles et ceux qui vont voter sans procuration, et sans être mandataire. Il est de 8,6/10 pour celles et ceux qui ont reçu une procuration.
Et, signe de l’intensité électorale, il augmente jusqu’au scrutin.

Est-il possible de voir que les mandataires voient leur niveau d’intérêt augmenter quand ils/elles reçoivent une procuration? Problème : ils/elles déclarent déjà souvent le niveau maximal d’intérêt. Et c’est probablement pour ça qu’on leur donne une procuration, ce sont des fanatiques des opérations électorales. Dans le graphique suivant, j’ai donc calculé la proportion de l’évolution possible qu’on observait entre les vagues 12 et 14. Il n’est pas possible d’avoir un score moyen supérieur à 10/10. Tout ce qui peut arriver aux mandataires, c’est de passer de 8,6 à 10/10, soit une hausse de 1,4 sur l’échelle d’intérêt. Et pour celles et ceux qui votent directement, c’est 2 points.
Les mandataires passent de 8,6 à 8,87 : cette augmentation correspond à 19% de ce qui est possible. Les personnes qui votent directement passent de 8 à 8,31, une augmentation qui correspond à 15,5% de ce qui serait possible. Les personnes qui donnent leur vote à quelqu’un d’autre, passent de 8,08 à 8,55, soit une augmentation qui correspond à 24,5% de ce qui est possible.
C’est donc le niveau d’intérêt des mandant·e·s qui augmente le plus.

Tant pis pour mon hypothèse de départ.

Un prénom pour la vie (et aussi pour la mort)

Le Fichier des prénoms donne le nombre annuel de bébés ayant reçu tel ou tel prénom. Le Fichier des personnes décédées donne le nom, le prénom, la date de naissance et la date de décès des personnes décédées. Mettons-les en relation et regardons si tout le monde meurt au même rythme.

Mais le Fichier des personnes décédées ne nous donne pas les décès avant 1970. Examinons-donc la génération 1970. Je prends les 14 prénoms masculins et les 14 prénoms féminins les plus donnés cette année-là et, année après année, je compte les morts. Fin 2024, plus de 9% des Franck de 1970 sont déjà décédés. À comparer avec 3,8% des Florence. Les Florence (de 1970) décèdent moins vite : peut-être parce qu’elles sont à la fois femmes et plus souvent d’une origine sociale élevée. Les Franck de 1970, eux, meurent peut-être comme des hommes de classes populaires, plus vite que tout le monde.

Le graphique précédent a été composé en rapprochant deux bases qui, si elles sont toutes deux produites par l’Insee, n’ont pas la même origine. Le Fichier des personnes décédées n’est peut-être pas entièrement exhaustif pour le début des années 1970… Ne tenez donc pas compte de micro-différences, qui sont peut-être le produit d’erreurs.

Le code R ayant servi à produire le graphique est disponible sur github (en version brouillon, à vous de l’adapter).

L’ordinaire

Je suis très heureux de pouvoir annoncer la publication de L’Ordinaire de la sexualité, que j’ai coordonné avec Marion Maudet.
Cet ouvrage de la collection « La Vie des Idées » aux Presses universitaires de France, est composé de cinq chapitres rédigés par Yaëlle Amsellem-Mainguy, Arthur Vuattoux, Céline Béraud, Delphine Chedaleux, Cécile Thomé, Catherine Cavalin, Jaércio da Silva, Pauline Delage et d’un entretien avec Isabelle Clair.
Pour en savoir plus, vous pouvez lire un extrait de l’introduction sur le site de la Vie des Idées.

À rebours d’une sociologie des pratiques sexuelles qui s’est souvent intéressée à la marge ou à ce qui apparaissait comme extraordinaire, le postulat de cet ouvrage est d’étudier les pratiques à l’aune de l’ordinaire sexuel. L’ordinaire, ce qui est « conforme à l’ordre », « ce qui n’a aucun caractère spécial », en matière de sexualité, ce sont des désirs, des apprentissages, mais aussi des violences, des productions culturelles et médiatiques, des injonctions normatives produites par des institutions.
Car les pratiques sexuelles sont, toujours, sociales.

Colette et Georges

Colette est abandonnée dix jours après sa naissance, en mars 1917, et c’est une amie de sa mère qui la dépose au Service des enfants assistés de la Seine. Une seule demande : que la petite soit baptisée.

Colette, devenue pupille de l’assistance publique, est envoyée à la campagne, dans la Sarthe, comme de nombreux enfants assistés à l’époque. Vers 13 ans, elle est placée comme « aide de culture », chez Madame Boitard. Et c’est là que nous la retrouvons, à seize ans, en octobre 1933.
Moretti, le directeur de l’agence locale, signale au Service des enfants assistés de la Seine que Colette « se trouve en état de grossesse de 6 mois 1/2 environ ». Le père est un ancien enfant assisté : il sont nombreux, dans la Sarthe. C’est donc une affaire interne au Service, même si Georges est majeur.

Je cite Moretti :

Cette pupille désigne comme séducteur l’ex-pupille N… Georges, né le 8 … 1911, n°22…., avec lequel elle avait entretenu des relations intimes au mois d’avril dernier pendant une permission de détente


… mais peut-être lisez-vous « aurait entretenu des relations »…

Georges, selon Moretti, a « certifié qu’il fréquentait la pupille Colette au moment de ses permissions mais qu’il n’avait jamais entretenu de relations coupables avec elle ».
Affaire classée non ? Sans relations coupables ni relations intimes, comment Georges pourrait-il être concerné ?
Et Moretti n’est pas dupe : Georges « s’est toujours montré excellent sujet. »


On appréciera le « je ne suis pas éloigné de croire », qu’il faut comprendre comme un « c’est lui qui a raison ». Car après tout, on le sait, les excellents sujets, même « d’intelligence un peu bornée » n’ont jamais de relations intimes et coupables.
En plus Madame Boitard est du même avis : sa domestique est d’une imagination débordante et trop « féconde » (sic), elle s’imagine des séducteurs, et hélas, sa conduite « laisse fort à désirer ». Non seulement elle sort, mais « elle fut surprise dans sa chambre, au mois de juillet dernier, en compagnie du domestique de la ferme. » Autant dire qu’on l’a échappé belle, on aurait pu croire à la vérité des déclarations d’une jeune fille de seize ans, enceinte. Et bien sûr, « ni lettre ni document » ne viennent prouver ce qu’elle raconte.

Et la présomption d’innocence ? Mais nous ne sommes pas en 2024, nous sommes en 1933.

Moretti organise une confrontation le mois suivant, en novembre 1933 donc. Cette confrontation, est-il désolé de l’écrire dans son rapport, « n’a pas permis de déceler le bien fondé des accusations portées par la pupille ». Alors certes, Georges a bien « accompagné Colette dans la nuit du 2 au 3 avril 1933 au retour de la fête du Port-Gauthier » mais « il n’a entretenu avec cette dernière aucune relation coupable ». Au dessus de tout soupçon, Georges ! Qui détourne l’attention du directeur vers « d’autres jeunes gens de la région » que Colette « fréquentait ».

« Dans ces conditions » il ne peut bien entendu pas « prendre la responsabilité d’une paternité qui ne lui appartient pas » conclut Moretti. Pauvre jeune homme accusé sans raison par une domestique à l’imagination trop féconde !

Et Colette s’effondre : pendant cette confrontation elle s’avère « beaucoup moins affirmative ». Moretti cherche à tout prix la vérité, mais « malgré [s]on insistance », malgré toute son insistance, elle ne peut apporter « aucune précision d’heure ni de lieu où l’acte s’est accompli ». Pourtant cela aurait été si intéressant, de savoir où et quand, précisément. Colette « maintient seulement que [Georges] avait été le dernier avec lequel elle a entretenu des relations intimes ».

Si Georges est « le dernier », c’est qu’il y en a eu d’autres. Moretti en conclut qu’il faut en rester là. Il lui parait « difficile » d’aller plus loin. Une accusation farfelu contre un « excellent sujet ».

Fin de l’histoire :

Pas tout à fait.

Moretti le 15 janvier envoie une nouvelle lettre à Paris : Colette a accouché d’une petite fille, Huguette. Elle n’abandonne pas sa fille mais la place en nourrice, et reçoit une allocation « à titre de secours préventif d’abandon ».

Un mois plus tard, Moretti envoie encore une lettre. Il a apparemment changé d’avis sur Georges. Ce dernier « qui avait été désigné comme séducteur et qui n’avait pas accepté de prendre à sa charge la paternité de l’enfant a, sur mes instances, consenti à réparer sa faute en contractant au début du mois d’avril prochain, un mariage avec la pupille. Il reconnaîtra l’enfant dans les formes légales. »

Moretti aime se mettre en avant. On ne sait pas ce qui lui a fait abandonner son incrédulité. Mais désormais, pour lui, Georges est bien le père de la petite Huguette.

Georges demande Colette en mariage, mais cette dernière, mineure, a besoin de l’autorisation du Service des enfants assistés afin de pouvoir se marier. Dans une dernière lettre, en mars, un mois avant la date prévue du mariage, Moretti transmet donc une demande d’autorisation. Dans laquelle il résume l’affaire :

Colette est jugée désormais « assez intelligente et assez active au travail ». Et Georges, lui, était « excellent élève, économe et stable dans ses placements ».

Moretti « transmet donc un avis très favorable à la demande de ces jeunes gens », même si, à aucun moment, il n’indique que Colette a reçu favorablement la demande en mariage de son « séducteur ».

Le mariage a lieu en avril 1933.

 

Source : Archives de Paris, D5X4 3494

La Grande Guerre fut une surprise…

… du moins au début. Si on récupère, grâce à Gallica, le texte de huit quotidiens nationaux français en 1914 et qu’on compte les occurrences du mot « guerre », on s’aperçoit que ce n’est que dans les éditions du 26 juillet — un mois après l’assassinat de l’Archiduc, quelques jours avant la mobilisation générale en France — que le mot « guerre » dépasse sa fréquence moyenne.


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Autour du 16 juillet 1914, les journaux parlent de « guerre », mais pas vraiment comme une menace immédiate : ils en parlent parce que le Congrès de la SFIO discute de l’impérialisme et de la guerre. Et autour du 23-24 juillet, les journaux n’utilisent presque pas le mot « guerre ».

On peut comprendre que, sans télé, sans radio, le risque de déclenchement des hostilités ne soit pas entré dans les esprits des Françaises et des Français. La guerre fut une surprise.

L’argent des normaliens

Cette année, l’École normale supérieure Paris-Saclay (du moins la formation de sociologie) est entrée dans le Collectif POF qui forme les étudiants à la recherche par la recherche. Cette année neuf universités et l’ENS Paris-Saclay ont donc préparé un questionnaire, au premier semestre, recueilli les réponses de plus de 12 000 étudiants, et, au deuxième semestre, procédé à l’analyse des réponses. Cette année, le thème de l’enquête portait sur le budget des étudiants : leurs ressources, les usages de l’argent, le suivi des dépenses, etc… Et comme les élèves des ENS sont fonctionnaires-stagiaires, et donc rémunérés, le thème était particulièrement intéressant.
Avec Marion Michel qui était responsable du cours du premier semestre, j’ai rédigé un « 4 pages » qui présente quelques résultats.

Vous pouvez télécharger l’article :
Coulmont Baptiste et Michel Marion, « L’argent n’est pas un problème… », Documents Études Recherches SHS, 2024, n°2, p.1-4

Le goût de l’archive

Il y a plusieurs décennies, mon grand-père avait emprunté au curé de son village, ou au maire, quelques vieux registres où se trouvaient des Coulmont :

Ces registres sont probablement restés un moment sur son bureau, puis dans une armoire. Il en a extrait une page, qui contenait en effet un Coulmont, qu’il avait encadré. Pas besoin de les arracher : ces vieux registres étaient parfois en bien mauvais état.

Sur ces pages, des bouts de vie. Pas que des Coulmont, mais aussi des Poutrain, et bien d’autres… Des noms qui étaient probablement ceux de ses voisins ou de ses cousins.

La preuve qu’on était bien d’ici, et d’ici depuis longtemps, très longtemps. Il n’a jamais construit d’arbre généalogique. Peut-être parce que sa mère était née illégitime, et que, peut-être, ça se savait encore et qu’un arbre l’aurait bien indiqué. Que sa mère était la deuxième épouse de son père… Remonter à 1664, ça permettait de sauter par dessus l’histoire récente.

Ces registres, ainsi que la page encadrée qui prouvait l’ancienneté des Coulmont, leur droit à se dire d’ici, mon père en a hérité.

Il lui était difficile de s’en détacher : que faire de ces gros livres un peu encombrants, quand même. Des registres qui étaient juste les registres de son père, qui ne servaient plus à dire grand chose, depuis que, de déménagements en déménagements, l’ici avait changé, et que, si on avait un jour été de là-bas, ce là-bas était loin.

Mais fallait-il en hériter à mon tour ? Mon goût de l’archive est autre. J’ai le goût des Archives.

Or, le site des archives départementales indiquait quelques manques… Peut-être que le moment était venu que les Coulmont de mes registres rejoignent les Coulmont des autres registres.

[Photographies : Run]

Bingo

Du 4 au 7 juillet 2023 se tient à Lyon le 10ème Congrès de l’Association Française de Sociologie. La tenue de ce congrès donne l’occasion d’établir un bingo critique sur l’état de la sociologie académique. Aujourd’hui, ce qui se nomme sociologie dans l’université semble de plus en plus représenter un mode de production dont les normes et les valeurs représentent exactement ce bingo avec lequel la sociologie s’était pourtant historiquement constituée. L’un des principaux bingos épistémologiques à la pensée sociologique se nomme, aujourd’hui, sociologie sans bingo. Je destine ces analyses à toutes celles et tous ceux, étudiants, enseignants, lecteurs, se sentent en décalage avec les bingos de production qui dominent aujourd’hui l’appareil académique d’Etat et voudraient trouver des bingos pour refaire, enfin, de la sociologie.

[Et en 2019, et en 2017]