De quoi “sociétal” est-il le nom ?
On ne pose pas ses coudes à table, on tient son couteau de la main droite… et on ne dit pas “sociétal”. C’est ainsi que l’on se montre comme sociologue civilisé. Et c’est un fait : le sociologue qui utilise “sociétal”, c’est simple, est un charlatan, par définition.
C’est du moins ce que l’on apprend très tôt. Sociétal dans une copie, c’est le zéro assuré. “Jargon”.
Mais c’est plus complexe : car “sociétal” est souvent utilisé (souvent par les mêmes qui utilisent “drastique”). Voici ce que montre google N-gram (je reprends une idée de Gérôme T*) :
Sur le corpus anglophone :
Et sur le corpus francophone :
(On verrait la même évolution sur le corpus germanique).
Il faudrait pouvoir expliquer cette hausse. Mais avant cela, une archéologie du terme s’impose. L’on trouverait, aux marges de la sociologie, quelques usages dans le premier XXe siècle. Mais c’est surtout Talcott Parsons qui diffuse ce mot. Il semble l’utiliser dans les années 1950, puis, de manière croissante, dans les années 1960 : la “societal community” est ce qui assure l’intégration. Pour quelles raisons en est-il venu à utiliser “societal” plutôt que “social”. Probablement pour des raisons similaires au trio Maurice/Sellier/Silvestre, dans “Politique d’éducation et organisation industrielle en France et en Allemagne” (1982) qui trouvent ce mot utile dans le cadre d’une comparaison internationale entre systèmes d’éducation. Dans ce livre l’accent est mis sur les relations d’interdépendance, dans les deux pays, entre l’organisation de la formation professionnelle et générale et les comportements des entreprises. En gros les auteurs essaient de comparer des relations entre systèmes (systèmes d’éducation, entreprises, organisations, systèmes de qualification des travailleurs). Ils vont essayer de développer ce qu’ils appellent “l’analyse sociétale” qui s’intéresse aux relations entre grosses entités (systèmes) par différence avec le social (qui serait plutôt l’ensemble des interactions entre individus, si je me souviens bien). Le “sociétal”, c’est le niveau “méso”, ni micro, ni macro.
Il n’était probablement pas nécessaire d’utiliser ce mot.
Mais il a eu une résonance au delà de la sociologie : vers 1995 est fondée la revue “Sociétal”, qui est une sorte de lien entre syndicats patronaux et monde de l’expertise universitaire. Comme Futuribles, “Sociétal” se réfère à Bertrand de Jouvenel.
J’ai bien conscience de la rapidité des raccourcis dans ce billet. J’espère que mes collègues sauront m’indiquer où trouver d’autres pistes permettant de comprendre et l’échec “intra-sociologique” du terme sociétal et la réussite médiatique du même terme.