Dans son “traité d’anthroponymie française”, Les noms de famille de France (1949) Albert Dauzat écrit :
Appeler son père ou sa mère par son prénom serait considéré comme le comble de l’irrespect : on a précisément constaté comme un signe de dégénérescence familiale qu’un tel usage se soit établit récemment dans quelques familles…
Je ne sais pas quelles sont les sources de l’auteur : les familles dont Dauzat parle ne sont malheureusement pas nommées. Utiliser “Jean-Claude” plutôt que “Papa”, “Mireille” plutôt que “Maman” ne semble d’ailleurs pas s’être répandu outre mesure. Sauf, il me semble, autour de mai 68 et de familles soixante-huitardes.
On en trouve trace dans quelques romans qui aident à situer, historiquement, cet usage, mais c’est toujours une pratique critiquée. Une récipiendaire du Prix Fémina fait dire au narrateur d’un de ses romans :
Je suis surpris de la voir céder à la mode et appeler ses parents par leur prénom mais sans doute veut-elle du même coup les innocenter. Réduits à l’état d’égaux il retrouvent quelque humanité ; copains un peu faibles qu’il faut secourir.
source : Haumont, Marie-Louise. L’Éponge, Paris, Gallimard, 1980, collection « NRF »
Un peu plus tôt, le même regard critique se trouve exprimé par le personnage d’un roman d’une autre écrivaine
– Tu ne pourrais pas dire : papa ou mon père, comme tout le monde ? Appeler ses parents par leurs prénoms, c’est d’un genre ! Et si ton père claque, comme le mien ? Des Max, il y en a des flopées. Il ne te restera rien du tout.
source : Lemercier, Camille. Les fanas du ciné, Paris, Flammarion, 1977
C’est une mode, c’est se donner un genre. Cela transforme les parents en copains un peu faibles, cela annihile la famille… il semble bien qu’appeler ses parents par leurs prénoms soit revêtu d’un sens important pour les critiques.
Et si je souhaite en savoir plus et comprendre l’origine d’une telle pratique ? Mes premières recherches sont vaines : je n’arrive pas à comprendre d’où viendrait l’affinité entre l’esprit de 68 et le changement de termes d’adresses. Autant la sociologie et l’anthropologie ont étudié les prénoms, autant les termes d’adresse résistent encore à l’assaut des chercheurs.
En passant de “Papa” à “Jean-Claude”, en choisissant, sans doute consciemment, de se faire appeler “Jean-Claude”, les parents souhaitaient-ils inscrire leurs pratiques éducatives dans une sorte de démocratie… en suivant cette bible que fut Libres enfants de Summerhill ? Peut-être, mais le lien entre cette oeuvre et le choix du prénom comme terme d’adresse n’est pas clair (dans Summerhill, ce sont les éducateurs qui sont appelés, par les enfants, par leur prénom, pas les parents). Julie Pagis a rencontré des familles dans lesquelles les enfants appellent leurs parents par le prénom : elle analyse cela, m’écrit-elle, comme une “subversion des liens de parenté”.
Mais ex ante, existe-t-il des sources, du type “Guide autogéré des bonnes manières“, qui prescrivent aux parents de se faire appeler par un prénom plutôt que par un titre de parenté ? Trouve-t-on dans la littérature soixante-huitarde, des propositions normatives visant explicitement les modifications des termes d’adresse dans la famille ? Ont-ils suivi une règle, ces parents… et trouve-t-on trace objectivée de cette règle ? (ou du moins une proposition ou même des références indirectes…)…
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Plus récemment, les homofamilles ont poussé à la réflexion sur ces termes d’adresse. Quand on a deux mamans ou deux papas, qu’on souhaite marquer la filiation — toujours incertaine juridiquement — alors ces termes prennent leur importance.
Et par ailleurs, Albert Dauzat en 1949 remarquait que les oncles et tantes pouvaient, sauf “
rigorisme” être appelés par leur prénom, une pratique qui, elle, s’est répandue (et multipliée avec l’augmentation des divorces et des remises en couple : quand Tatie Mireille n’est plus avec Tonton Jean-Claude mais avec Jean-Michel… il est peut-être préférable d’abandonner une partie du titre).
La question des termes d’adresse au sein de la famille contemporaine — et des frontières que ces termes dessinent — reste à creuser : je suis certain qu’elle l’a été et que j’ai juste raté les références évidentes (c’est pour cela que les commentaires existent).
PS : je suis au courant des travaux de Segalen et Zonabend ; je sais aussi que Tiphaine Barthélémy s’est penché sur ces questions. D’autres ? Des desinglystes par exemple ?
Pour aller plus loin : Denis Guigo, “Les Termes d’adresse dans un bureau parisien“, L’Homme, Année 1991, Volume 31, Numéro 119, p. 41 – 59 (disponible sur persee.fr)
note : on trouve, comme toujours, un peu de tout sur internet, et notamment des discussions sur les termes d’adresse :
- sur la phobie du mot maman
- ou Il m’appelle par mon prénom, je ne sais pas comment réagir face à ça : “Je ne suis ni la voisine ni une amie ou une tante à la limite. Je suis sa maman”,
- ou encore Elle m’appelle par mon prénom : “depuis 2 soir, rachel (…) demande plusieurs fois “maman” et après hurle “yayoole?”… (ce qui ressemble à carole…mon prénom) ça me blaisse énorméement.. et j’en pleure..
- la solution d’après mamanprof : «Ben nous, on a fini par se résoudre à s’appeler mutuellement “papa” et “maman” devant Gaël pour qu’il n’y ai pas de confusion ! J’avoue qu’à 28 ans ça fait bizarre… Un jour, ce sera “papi” et “mamie” devant les petits enfants, on rigolera moins !»