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Elle a du chien !

didierIl n’y a pas que les prénoms des bacheliers à étudier. Il y a aussi les prénoms des chiens. Certes ils révèlent, à première vue, moins de choses sur la structure sociale de notre monde. Mais ils sont loin d’être sans intérêt.

La revue Annales de démographie historique vient de publier un numéro thématique consacré à la nomination, et j’y figure avec un article, « Des prénoms qui ont du chien » que vous pourrez trouver sur le portail cairn.info ou en me contactant. Les autres articles du numéro valent la lecture : Cyril Grange y analyse l’évolution des choix des prénoms dans la bourgeoisie juive parisienne, Elie Haddad les stratégies des nobles en matières de noms de famille, Vincent Cousseau les noms donnés aux esclaves dans la Caraïbe.

Voici le résumé de l’article : À partir d’informations individuelles concernant un peu plus de 10 millions de chiens nés entre 1970 et 2012, cet article explore la nomination canine. En France, les « prénoms » donnés aux chiens sont à première vue bien différents de ceux qui sont donnés aux humains et semblent suivre des règles propres. Mais, dans de très nombreux cas, les prénoms donnés aux chiens et aux humains sont similaires, et quand les chiens reçoivent des prénoms humains, ils sont à la mode chez les chiens avant de l’être chez les humains : si frontières symboliques et frontières sociales il y a entre espèces, la « zone frontalière » n’est pas un « no man’s land », mais plutôt un « “dog-and-man’s” land ».

Identifier les chiens (3)

Sgt Sniff a lot  par http://www.flickr.com/photos/nalbertini/6224914311/À partir de la fin du XIXe siècle, il apparaît à certaines personnes très important de pouvoir identifier individuellement les chiens, d’être certain qu’Azor est bel et bien l’Azor auquel on pense, et pas un autre. Les raisons sont multiples. Il s’agit, dans le cadre de l’engouement pour les “races pures” de chiens, de s’assurer de la pureté des reproducteurs (lices et étalons). Il s’agit aussi, pour les propriétaires, de pouvoir retrouver un chien qui aurait “divagué” et se serait retrouvé à la Fourrière, en instance d’exécution. Il s’agit enfin — j’arrêterai ici la liste — pour les assurances, de savoir quel chien est assuré, afin d’éviter les contestations.
Des techniques diverses ont été employées, qui avaient toutes pour objectif d’externaliser le crédit ou la confiance dans un dispositif. Photographies, descriptions fouillées, marquage au fer rouge… devaient permettre de transposer les caractéristiques individuelles des chiens dans des papiers ou d’associer une marque spécifique à un chien individuel.
Je vais m’intéresser ici à une technique d’identification qui a échoué, et qui avait pourtant tout pour plaire : l’empreinte nasale.
Comme l’écrit Etienne Létard (vétérinaire) en 1924 dans la Revue des abattoirs :

on a tenté de découvrir un procédé vraiment scientifique et certain de l’identification.
En 1922, Petersen, directeur du service de l’identité judiciaire de l’Etat de Minnesota, inaugurait une méthode que M. André Leroy a fait connaître en France, et très analogue au bertillonnage, ou prise d’empreinte des doigts, utilisée chez l’homme (…)
Létard, Etienne. “Les livres généalogiques”, Revue des abattoirs, 1924, p.192

Comme on le voit, cette méthode est un transfert direct d’une méthode d’identification policière des humains (l’empreinte digitale) vers les animaux, transfert opéré par un certain “Petersen” qui dirigeait le service chargé de l’identification des récidivistes. Ce procédé est repris par des vétérinaires, qui l’appliquent d’abord aux bovins, et, rapidement, aux chiens.
On trouve alors en France plusieurs vétérinaires qui, entre les années vingt et les années soixante, promeuvent cette méthode. Létard, comme on vient de le voir, mais aussi Dechambre, Leroy, Aubry…
Aubry est le plus prolifique de ces vétérinaires. Dès 1923, dans L’Eleveur, il se demande si “le procédé des empreintes digitales adopté par la police judiciaire à la suite des travaux du docteur Bertillon ne pourrait (…) pas être étudié et mise au point, pour l’identification des chiens”. Et on le retrouve écrire sur le même sujet dans Le Chasseur français en 1948 (“L’empreinte nasale du chien, précision nécessaire de son état civil”), et en 1949 encore dans le même magazine.
Les réflexions autour de cette méthode culmine à la fin des années 1930, quand Louis-Arthur David soutient une thèse de doctorat vétérinaire (à l’école d’Alfort). Thèse dans laquelle il tente de rationaliser cette technique.

Selon David,

l’empreinte nasale chez les canidés est non seulement un moyen d’identification, mais jusqu’à maintenant le seul vraiment efficace. Il est le seul à posséder les trois qualités requises pour une bonne identification. L’empreinte est en effet permanente, elle est individuelle, et indépendante d’une intervention manuelle quelconque

Ainsi, Médor n’est pas Azor… à vue de nez.

Cette méthode d’identification par les empreintes nasales est alors adoptée par la Société centrale canine, qui demande, pour l’établissement des pedigrees, plusieurs empreintes de truffe.
Mais au moment même où cette méthode, de technique virtuelle, devient technique actuelle, des critiques se font entendre. Dès 1948, dans L’Eleveur, J. Brégi (vétérinaire?) remarque ce qui fera échouer ce dispositif :

Il reste pour les empreintes de truffe à trouver le technicien de l’identité judiciaire qui codifiera leur classement en famille, avec nomenclature de quelques coïncidences bien choisies pour obtenir d’un coup d’oeil la vérification et la certitude (…) La chose n’est certainement pas plus compliquée que ce qui a été fait pour les empreintes digitales des quelques centaines de mille fichers du ‘Casier central’ de la Préfecture de Police

Et c’est même la diffusion de la technique qui causera sa chute : la Société centrale canine détenant des empreintes de truffe, elle devrait pouvoir certifier, en cas de doute, l’identité d’un chien. Mais elle en est incapable : à la fin des années soixante, les dénonciations se multiplient. “Le procédé n’est pas aussi merveilleux qu’on nous l’a dit” écrit Pierre Alaux, qui s’estime floué, dans La vie canine (avril 1970). Un vétérinaire, Théret dans un magazine de chiens (Field Trials) écrit en 1969 : “nous n’attachons personnellement qu’une bien faible valeur à la prise de l’empreinte de la truffe”. Un autre vétérinaire, Meynard, dans le Journal du chasseur écrit que “cette méthode ne semble avoir fourni dans la pratique que des résultats des plus inconstants”. Quéinnec, “président du club du levrier de course du midi de la France” et professeur de zootechnie à l’école vétérinaire de Toulouse écrit lui aussi dans La vie canine qu’il a “constaté depuis très longtemps l’inanité absolue des empreintes nasales”.
Ces prises de parole ne sont pas isolées. Une thèse soutenue en 1971 à l’école d’Alfort vient réviser la thèse de 1938 soutenu dans le même lieu.

Dans cette thèse, Françoise Hervé-Breau vient apporter sa caution au tatouage… technique d’identification qui avait déjà été, de toute manière, mis en place pour l’identification des chiens par un arrêté du ministère de l’Agriculture (16 février 1971).
L’empreinte nasale échoue pour de nombreuses raisons, mais en grande partie parce qu’il n’existe pas de corps de fonctionnaires formé à la prise uniforme de ces empreintes, ni de corps chargé de l’appariement entre empreintes à fin de reconnaissance et d’identification. L’état-civil n’est pas qu’une forme juridique, c’est un enchaînement d’actions et c’est le produit du travail d’agents “neutres, objectifs, bref détachés du corps social” écrit Gérard Noiriel en 1993.
[Les volets précédent de cette exploration des techniques d’identification des chiens sont ici : 1- le collier, 2- l’impôt, et l’identification contemporaine.]

Bibliographie indicative :

About, Ilsen, et Vincent Denis. 2010. Histoire de l’identification des personnes. Paris: Editions La Découverte.

Guillo, Dominique. 2008. « Bertillon, l’anthropologie criminelle et l’histoire naturelle : des réponses au brouillage des identités ». Crime, Histoire & Sociétés / Crime, History & Societies 12 (1): 97-117.

Noiriel, Gérard. 1993. « L’identification des citoyens. Naissance de l’état civil républicain ». Genèses 13: 3-28. doi:10.3406/genes.1993.1196.

Photo : Sgt. Sniff-a-lot par nicola.albertini sur flickr

Propositions de sujets de master

Le département de sociologie de l’université Paris 8 est un lieu vivant de recherche sociologique. Pourquoi ne pas y faire un master ?

  1. Pourquoi pas un master sur un thème de sociologie politique sur le vote par procuration, à partir de sources administratives notamment. Il s’agirait non seulement de faire des entretiens avec des responsables politiques locaux (dans les permanences des partis, auprès de ceux qui géraient les sites internet des candidats), mais aussi de repérer, sur les listes d’émargement, qui est le mandant de qui. Ces listes sont consultables dans les mairies, les procurations sont indiquées en rouge… Comment les mandataires choisissent leur mandant ? Quelle rôle joue la confiance ? quel rôle joue la proximité politique ?
  2. La nomination des animaux : Qui choisit le prénom des animaux domestiques ? Comment ces prénoms sont utilisés (par les vétérinaires notamment) ? Utilise-t-on le prénom sous lequel le chien est enregistré ou un prénom d’usage différent ? L’enquête pourrait porter aussi bien auprès de vétérinaires qu’auprès des organismes gérant l’identification des animaux domestiques, mais aussi auprès des éleveurs et des propriétaires…
  3. Les mariages civils : cérémonie “pauvre” en ritualité ? Il s’agirait ici de travailler à partir de sources publiques : les bans de mariage; mais aussi de lieux publics : les halls des mairies, les salles des mariages… Travail d’observation et de comptage (combien d’invités, combien de temps d’attente…). Avec l’ouverture possible du mariage aux couples du même sexe au cours des prochaines années, le sujet prendra une autre dimension. Et déjà, cette cérémonie est devenue un lieu d’affrontement politique car accompagnée de trop de rituel
  4. les francisations : le journal officiel publie les noms et prénoms des personnes ayant choisi, au moment de leur naturalisation, de “franciser” leurs noms ou prénoms. Quelques milliers d’individus le font chaque année. A partir de ces décrets de francisation, il devrait être possible d’estimer quelques unes des caractéristiques de celles et ceux qui optaient pour la francisation en 1955, 1965, 1975… 2010. [Voir ci dessous un exemple illustré de ce que l’on trouve dans le Journal officiel
  5. La liste de sujets de master continue : certains des sujets que je proposais en 2009 n’ont toujours pas trouvé preneur

Les étudiantes intéressées peuvent me contacter, ou contacter les responsables du master de sociologie de l’université Paris 8.

Extrait du Journal officiel : les décrets de francisation donnent des informations sur l’âge, le pays de naissance, le sexe, le département de résidence en France, le prénom/nom de départ le prénom/nom d’arrivée :

Identifier les chiens (2)

Le premier moment, dans cette histoire de l’identification, était l’obligation du collier (1845). Le deuxième moment intervient quelques années après : à partir de 1856, et jusqu’au début des années 1970, existe en France une taxe municipale sur les chiens.
Pourquoi en fais-je une étape dans le processus d’identification ? Parce que c’est en relation avec l’impôt que l’État développe des outils visant à rendre le monde social “legible” (lisible et légiférable), pour reprendre le terme utilisé par James C. Scott. Par le recensement, le cadastre, l’état civil, l’unification des mesures… l’État et ses agents visent à rendre administrables à distance des populations et des individus qui, sans ces outils, restent obscurs. Pour pouvoir imposer (taxer) il faut pouvoir imposer (son point de vue). Il est, je pense, classique d’étudier la mise en place de certains impôts en relation avec ce projet étatique de repérage des individus. Difficile de taxer sans savoir combien d’individus, de transactions, de têtes de bétail, de fenêtres… existent (sauf à passer par l’intermédiaire, souvent intéressé, des notables locaux, qui ont d’autres intérêts à défendre). Pas de pouvoir sans savoir.
On connaît bien l’application de ces idées aux humains : connaître leur nombre, leur identité civile, permet de savoir combien de bouches sont à nourrir, combien de bras peuvent être mobilisés, combien de naissances sont à prévoir. La taxe sur les chiens domestiques a-t-elle eu les mêmes effets ? L’entreprise de “legibility” de l’État s’étend-elle aux non-humains après s’être étendue aux humains & citoyens ?
La taxe sur les chiens était justifiée de plusieurs manières. Elle visait à la fois à donner aux communes de nouvelles ressources, et à faire diminuer le nombre de chiens. Faire des communes des communautés autonomes nécessitait quelques impôts nouveaux. Je passe sur ce point. Mais pourquoi vouloir faire baisser le nombre de chiens ? Ils sont vus, à cette époque, comme des bouches inutiles : ils consomment ce que les Français pourraient manger. Ils sont aussi vus comme la source possible de dangers sanitaires (comme la rage), la source de puanteurs (en ville). Dans une certaine mesure aussi, des chiens sont vus comme “utiles” : les chiens “de garde”, les chiens destinés aux aveugles.


[Extrait d’un traité des impôts d’un nommé Esquirou]
 

Le décret d’application de la loi du 2 mai 1855 va différencier deux types de chiens : les “chiens d’agrément ou servant à la chasse”, qui seront les plus taxés, et les “chiens de garde” (d’aveugle, gardant les troupeaux, les ateliers…). Les “possesseurs” de chiens doivent faire une déclaration à la mairie.
Très rapidement, de nombreux problèmes juridiques vont se faire jour. Un “vieux chien infirme”, qui auparavant servait de “chien de garde” (peu taxé), devient-il maintenant un “chien d’agrément” (car, sourd et aveugle, il ne peut plus faire la garde) ? Le Conseil d’État va développer une jurisprudence foisonnante sur cette question (Dès 1861, le “Répertoire méthodique et alphabétique de législation” des Dalloz frères, comporte une bonne douzaines de pages rien que sur cette loi et les problèmes qu’elle pose.)
Pour ce qui nous concerne, la loi permet désormais comptages et dénombrements : Benedict-Henry Revoil dans un ouvrage de 1867, Histoire physiologique et anecdotique des chiens écrit ainsi que : “il y avait en France, en 1866, 1 960 789 chiens soumis à la taxe”. Elle incite aussi à la dissimulation, voire à la destruction de nombreux chiens, ou, plutôt, à l’abandon des chiens dont on ne veut pas payer la taxe (et cette multiplication des chiens errants est un effet contraire à ce que les promoteurs de la loi espéraient).
Mais cette loi semble avoir eu d’autres conséquences, et semble avoir contribué à rendre visible un nouvel état d’esprit concernant les chiens :

Avec la taxe, le chien est désormais un citoyen.
 
Références :
Sandra-Fraysse, Agnès. “1856 vue par Le Charivari: Année bestiaire ou année zoo ?“, Sociétés et représentations, 2009, n°27, p.39-64 [où j’ai découvert la caricature de Daumier]
Kete, Kathleen. The Beast in the Boudoir: Petkeeping in Nineteenth-Century Paris. Berkeley: University of California Press, c1994 1994. http://ark.cdlib.org/ark:/13030/ft3c6004dj/

Identifier les chiens (1)

Partons à l’exploration de l’identification des chiens. Etudions la genèse de la mise en place de techniques d’identification. Posons comme point de départ l’année 1845.
Le 27 mai 1845, le préfet de police (à Paris), publie une ordonnance visant à lutter contre la rage (l’hydrophobie) et la divagation (les chiens errants) :

Cette ordonnance (ici une reproduction affichée à Saint-Denis au début des années 1850) demande plusieurs choses, et notamment ceci : les chiens devront porter un collier indiquant le nom et l’adresse du propriétaire.

Porter un collier : ceci constitue une première forme de détermination de l’identité individuelle du chien, mais elle est indirecte, par l’intermédiaire du propriétaire. Nous verrons par la suite comment se déploient des techniques d’identification individuelle.
L’identification canine n’est pas qu’individuelle. Il ne s’agit pas seulement de “reconnaître” un animal précis plutôt qu’un autre. La même ordonnance oblige à l’identification générique :

Il est défendu de laisser circuler ou de conduire sur la voie publique, même en laisse et muselé, aucun Chien de la race des Bouledogues, ni de celle des Bouledogues métis ou croisés.

Dernier point, et c’est plutôt une parenthèse dans ma réflexion actuelle : cette ordonnance précise l’employabilité des chiens. Certaines activités leur sont interdites (« il est (…) défendu d’atteler (…) des Chiens aux voitures traînées à bras ») et d’autres semblent indirectement permises (la surveillance des foyers). Le chien quitte le monde du labeur public (pas de chien de traineau en France). Et les chiens interdits de cité, comme les Bouledogues, doivent rester confinés “dans l’intérieur des habitations ou dans les cours, jardins et autres lieux non ouverts au public”. En ce qui concerne les chiens, un même mouvement éloigne de la ville (comme espace public), mouvement auquel tous les animaux ont été confrontés au XIXe siècle, et rapproche des demeures.

Sources : Archives municipales de Saint-Denis. 20 Fi 2272 – Avis, le maire de la ville de Saint-Denis, averti d’un nouveau cas d’hydrophobie, rappelle à ses concitoyens les dispositions de l’ordonnance de police du 27 mai 1845 sur les chiens et les bouledogues. Signé le maire Giot. Imp. Prevot et Drouard. Noir et blanc. 50 x 64. (ancienne cote CT 247). – 1852

Nom des chiens !

Y a-t-il une sociologie possible des prénoms des chiens ? Réponse possible lors du prochain séminaire “Relations hommes/animaux. Questions contemporaines” de Frédéric Keck & Carole Ferret (Laboratoire d’anthropologie sociale), jeudi 1er décembre 2011 : Baptiste Coulmont : Sociologie des prénoms des chiens ; Dominique Guillo : En quel sens le chien peut-il être considéré comme un acteur social ? Les animaux et la théorie socio-anthropologique de l’action aujourd’hui. Les séances ont lieu de 10h à 13h le premier jeudi de chaque mois (sauf congés) au Collège
de France, place Marcelin Berthelot, salle 1
Ci-dessous, des propositions de prénoms publiées en 1922 dans le magazine “L’éleveur” :

(On remarquera que les chiens immigrés sont censés garder des prénoms non-francisés.)

L’identification animale

Comment les animaux domestiques sont-ils identifiés ? La plupart du temps, ils relèvent d’une identification “en face à face” : Gucci, c’est le chat de ma soeur. Mais, de plus en plus, ils relèvent, comme les humains, d’un régime d’identification “à distance”, qui passe par l’écrit ou toute une série de techniques qui permettent d’identifier un animal sans le connaître ou connaître ses propriétaires.
L’histoire de l’identification des personnes est maintenant bien connue, et je recommande la synthèse de I. About et V. Denis. L’histoire de l’identification animale l’est beaucoup moins, même s’ils sont parfois traités comme des personnes. Voici quelques éléments.
Cette identification est tout d’abord inscrite dans le droit, dans le Code rural, articles D212-63 à D212-71.

L’Article L212-10 précise :

Les chiens et chats, préalablement à leur cession, à titre gratuit ou onéreux, sont identifiés par un procédé agréé par le ministre chargé de l’agriculture mis en œuvre par les personnes qu’il habilite à cet effet. Il en est de même, en dehors de toute cession, pour les chiens nés après le 6 janvier 1999 âgés de plus de quatre mois et pour les chats de plus de sept mois nés après le 1er janvier 2012. L’identification est à la charge du cédant.

et le D212-63 se lit ainsi :

[L’identification consiste en] d’une part, le marquage de l’animal par tatouage ou tout autre procédé agréé par arrêté du ministre chargé de l’agriculture et, d’autre part, l’inscription sur le ou les fichiers prévus à l’article D. 212-66 des indications permettant d’identifier l’animal.

Décrivons plus en détail ce en quoi consiste l’identification.
1- Elle met en relation plusieurs agents, individuels et collectifs. Le ministère de l’agriculture, des “personnes habilitées”, les gestionnaires du “fichier” et le “cédant” ;
2- Elle consiste en un marquage sur ou dans le corps de l’animal, par tatouage ou implant électronique ;
3- Ce marquage au corps est lié à un “fichier national” (Article D212-66 « Les indications permettant d’identifier les animaux et de connaître le nom et l’adresse de leur propriétaire sont portées à un fichier national. »)

À ce niveau de généralité, il est possible d’établir des comparaisons avec l’identification humaine. L’identification étatique repose sur des agents moins divers (les officiers d’état civil), n’utilise pas fréquemment le marquage sur le corps, et la source de l’identification est souvent un fichier local (l’acte de naissance conservé par les communes) plus qu’un fichier national. Des variations existent (le registre des passeports ou des cartes nationales est peut-être géré au niveau national, ou départemental), mais l’un n’est pas le décalque de l’autre.

Ces différences sont peut-être liées aux logiques différentes de l’identification animale relativement à l’identification humaine. Les médecins ne sont pas au centre de l’identification humaine, les vétérinaires le sont pour les animaux. Un “Cours de législation et réglementation sanitaires… [pdf]” le précise fort explicitement : « L’identification, c.-à-d. l’attribution à chaque animal d’un numéro exclusif, s’est imposée comme une nécessité zootechnique et sanitaire. Il s’agit aussi pour certaines espèces (chevaux, chiens, chats) d’une disposition importante en matière de protection animale. »

Et de fait, les vétérinaires sont les agents centraux de l’identification animale. Ce sont eux les “personnes habilitées” à tatouer (ou à poser un implant), et ils le sont “de plein droit”. On peut probablement lire la phrase « l’identification s’est imposée comme une nécessité zootechnique » avec l’interprétation suivante : les vétérinaires ont réussi, collectivement, à étendre leur mandat, en obtenant le partage du monopole de l’identification animale (qui n’est plus donc un monopole), et surtout, le monopole de l’acte de marquage.
On retrouve les vétérinaires dans diverses opérations liées à l’identification : par exemple « En cas de perte de la carte d’identification, le propriétaire, accompagné de son animal, en fait la déclaration auprès d’un vétérinaire, lequel établit un document… » (Art. 6 de l’arrêté du 2 juillet 2001 relatif à l’identification par radiofréquence…). Alors qu’en cas de perte d’une carte d’identité humaine, c’est auprès de la police qu’il faut déclarer la perte, la déclaration de perte d’une carte d’identification animale se fait auprès de la vétérinaire.

Une logique “zoosanitaire” préside donc à l’identification animale, qui met à profit l’existence d’acteurs non étatiques. Il existe un autre acteur, collectif, les “gérants du fichier national”. Pour les animaux domestiques, il s’agit, principalement, des Sociétés généalogiques félines et canines. La Société centrale canine gère la partie du fichier concernant les chiens : il s’agit, si mes renseignements sont bons, d’une “délégation de service public”. Cette fédération d’association d’amélioration des races canines étend ainsi sa surveillance de la santé raciale. Mais alors qu’elle avait la possibilité de ne pas reconnaître certaines races, elle doit, dans le fichier d’identification, accepter la présence de chiens sans race ou bâtards.

Il ne faudrait pas oublier qu’une logique commerciale (le pendant du contrôle des migrations humaines) vient s’ajouter à ces formes d’identification vétérinaires. Tout comme les humains ont leur passeport, les chiens et les chats, s’ils souhaitent circuler en Europe (ou plutôt, si leurs propriétaires souhaitent les faire bouger) doivent détenir un passeport. Le but « éviter que les mouvements commerciaux soient frauduleusement dissimulés comme mouvements non commerciaux d’animaux de compagnie » précise la Note de Service DGAL/SDSPA/N2008-8096 [pdf]. Mais là aussi, le contrôle zoosanitaire est au centre du dispositif : le passeport ressemble à un carnet de santé.

Les différents agents du régime d’identification n’ont pas les mêmes buts, et ces buts peuvent parfois diverger. Mais s’est mis en place une forme d’identification hybride, ni entièrement étatique, ni entièrement privée, disposant d’instruments inspirés des techniques appliquées aux humains (fichier central) ou non encore appliquées (implants électroniques).

Continuons. L’identification, ce n’est pas seulement la “singularisation” ou la “différenciation”, c’est aussi la “reconnaissance”. L’un des buts du tatouage ou de l’insertion d’un implant électronique sous la jugulaire gauche, c’est de pouvoir retourner à son propriétaire le chien qui fugue. Le propriétaire (maintenant nommé “détenteur”) est le dernier agent de la chaîne. Il dispose d’une carte d’identification (reproduite ci dessous) :

Cette carte est ici l’interface matérielle entre l’animal, son implant et son propriétaire. Elle relie concrètement un détenteur (dont l’identité est inscrite sur la carte) à un animal (désigné non seulement par un numéro, mais aussi par un nom et un nom d’usage, Fanny-Ardant dite Choupette). Ce doit être l’un des seuls formulaires étatiques (comprenant une “Marianne”) à indiquer encore un “type racial” (Fanny-Ardant est un bouledogue).

Animaux (varia)

Il y a quelques mois, j’écrivais quelques lignes sur le cimetière des chiens d’Asnières. Aurais-je attendu quelques mois que j’aurai pu améliorer ce que j’ai produit : un article de Bérénice Gaillemin, (Vivre et construire la mort des animaux) publié dans le numéro 2009-3 d’Ethnologie française vient se pencher sur la forme qu’ont pris, récemment, les tombes des animaux. C’est sur “le déploiement (…) d’un culte non contraignant” qu’insiste Gaillemin : « Malgré quelques interdits, le cimetière offre une grande liberté, notamment celle qui consiste à s’adresser aux morts via les épitaphes (…) Chacun peut désormais investir l’espace de ses propres références personnelles, réinventer l’hommage conventionnel aux défunts. »
Note : je n’ai pas trouvé d’informations synthétiques sur B. Gaillemin. Le « Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative » de Paris 10 ne permet visiblement pas à ses doctorants de disposer d’une page web.

*

« What do animals do all day ? » est un article de John Levi Martin, professeur de sociologie à l’université de Chicago. Ce n’est pas un article tout récent. Il date de 2000. Mais il est fort amusant. En s’appuyant sur l’analyse statistique d’un livre pour enfants, What do people do all day, JL Martin décrit les “relations socio-logiques entre espèces animales et emplois dans l’imagination populaire”. Voici l’une de ses conclusions, en image :
johnlevimartin-animals

What do animals do all day?: The division of labor, class bodies, and totemic thinking in the popular imagination [PDF], Poetics Volume 27, Issues 2-3, March 2000, Pages 195-231

Le cimetière des chiens

En 1898, une loi codifie les modes d’enterrement des animaux domestiques (à plus de 100 mètres des habitations, à plus d’un mètre sous terre). Cela semble avoir déclenché, en France, la création d’un cimetière pour chiens.

Cette loi avait un but hygiéniste, mais elle permettait aussi la “mise en objets” de changements de conception de l’animal domestique. Au cours du XIXe siècle se développe l’idée que le chien est un animal fidèle, au delà même de la mort de ses maîtres : des chiens sont décrits veillant la tombe de leur maître. Le chien devient l’un des symboles du deuil qui dure.
En même temps, les chiens en viennent à symboliser la vie domestique, la vie de famille : constance, compagnonage, confiance… permettent de décrire à la fois la vie domestique et les qualités du chien (qui a des vertus quasi-familiales).
Le chien devient peut-être alors véritablement un « animal domestique ».

Et sa mort est désormais vécue différemment. Mais comme les autres animaux, les chiens ne pouvaient (et ne peuvent toujours pas) être enterrés dans les cimetières pour humains : que les cimetières soient religieux ou laïcisés. La distance physique que l’Eglise (catholique) cherche à mettre entre hommes et bêtes est pour elle la conséquence de la distance entre deux ordres de la Création.

Des cimetières pour chiens furent alors créés.
 

Féminisme
Des femmes furent à l’avant-garde de la création des cimetières pour animaux. Des femmes bourgeoises, urbaines, qui s’identifiaient, émotionnellement, avec la souffrance animale, et critiquaient ainsi le matérialisme, la science (quand elles s’opposaient à la vivisection) et le pouvoir masculin.

A New York, nous apprend « Le Journal des débats » (3 avril 1896), « C’est une femme de bien qui a eu l’idée de cette pieuse entreprise ; elle a pensé que nous n’avions pas jusqu’ici assez d’égards pour la dépouille de nos fidèles amis : “Je suis, disait-elle à un reporter, de ceux qui croient que les chiens, les bons chiens, ont une âme” (…) ».
A Londres, le cimetière pour chiens de Hyde Park est aussi une création féminine, bien décryptée par Philipp Howell dans un article.

En France, Adrienne Neyrat fonde le journal L’Ami des bêtes à la fin de l’année 1898. C’est à l’époque une jeune femme (dont nous savons très peu de choses) qui s’est engagée avec la société protectrice des animaux pour une amélioration du travail de la fourrière parisienne (qui ramasse les chiens errants et les euthanasie). On retrouve “Mademoiselle Neyrat” dans un « Almanach féministe » de 1900, signe, peut-être, qu’elle appartenait à des réseaux à la fois féministes et de défense des animaux.

asnieres05Le cimetière des chiens d’Asnières a été créé au même moment (1899), par Marguerite Durand, l’une des organisatrices du féminisme fin-de-siècle en France et un “avocat cynophile” par ailleurs éditeur du mensuel “L’Ami des chiens” (à ne pas confondre avec “L’ami des bêtes). Durand elle-même ne dissociait pas ses activités féministes (son journal, La Fronde) et ses activités nécro-capitalistes. Son journal, La Fronde est associé au cimetière : par des publicités régulières, quasi-quotidiennes à certains moments, mais aussi en exposant les maquettes des premiers monuments funéraires dans le hall de ses bureaux (voir le Journal des débats, 04/02/1900).

Les liens entre ces cimetières et le féminisme sont encore peu élucidés, mais ils sont forts et probablement pas le fruit du hasard. Est-ce parce que ces animaux deviennent alors véritablement “domestiques” ? Est-ce parce qu’exiger une publicisation de cette “domesticité” dans l’espace public, par un cimetière, exigeait des compétences en affinité avec le féminisme alors en développement ?
Comment comprendre cette implication féministe dans les cimetières pour chiens ?

Une hypothèse serait que seules des femmes disposant d’un accès à l’espace public pouvaient avoir suffisamment de capitaux pour créer, dans l’espace public, une sorte d’extension de l’espace domestique, pour inscrire le souvenir d’un animal domestique dans un lieu public. Si l’entretien de la domesticité était, au XIXe siècle, confié principalement aux femmes, l’extension du deuil à l’espace public n’était possible qu’à travers certaines femmes.

Au delà des fondatrices, il semble que les utilisateurs de ces cimetières ont été, souvent, des utilisatrices. La majorité des animaux enterrés à Hyde Park l’étaient par des femmes d’après Ph. Howell.

 

Critiques et railleries
Il me semble nécessaire de réfléchir sur les critiques portées à ces cimetières. Et, plus spécifiquement, de réfléchir sur les railleries.

En voici quelques exemples :
asnieres02Dans un article de 1910 publié dans L’Echo du Centre, le journaliste Paul Eudel commence par « Ne riez pas. Cette nécropole existe, j’en reviens. »

S’il est avéré que l’enfouissement monumentalisé des animaux était une pratique féminine, alors les critiques, masculines, sont des rappel à l’ordre : les sentiments exprimés par des femmes doivent rester d’ordre privé :
La Presse, 17/10/1905, décrit ainsi une « nécropole pastiche où s’exhalent des plaintes dont la naïveté et l’excès de douleur portent irrésistiblement à la gaieté » (…) « c’est moins leur “compagnon” ou “leur meilleure amie” que dix ans de leur propre existence que ces gens pleurent là. »

Mais c’est du monde catholique romain que viennent les critiques les plus conséquentes. Le quotidien La Croix abonde en articles raillant le cimetière des chiens.

La Croix, 3/4/1907 : « Nous avons le cimetière des chiens à Asnières. Des toutous ont leur concession à perpétuité alors que de pauvres orphelins n’ont pas la consolation d’aller pleurer longtemps sur la tombe de leurs parents, enfouis dans la fosse commune. (…) L’Amouracherie du toutou est une des formes modernes de l’humaine stupidité et une grotesque déviation du sentiment. »

La Croix, 16/09/1938, dans un article intitulé : « L’adoration des bêtes » :

(…) cela ne justifie nullement le sentimentalisme (bêbête) (…) dont [les bêtes] sont parfois les bénéficiaires et jusqu’à un certain point les victimes (…). Etes-vous jamais allés au cimetière des chiens, près d’Asnières, dans une petite île charmante qui aurait mieux à faire que d’abriter les monuments d’une sottise dépravée ?
(…) Un autre bas-bleu va plus loin encore. En des vers héroïquement chevillés, il demande à Dieu de partager l’éternité de sa chatte disparue : “Plutôt que d’aller en paradis sans elle, je préfère la rejoindre en enfer pour toujours…” On n’en finirait pas de citer les horreurs et les folies qui s’entassent dans cette singulière nécropole.

La Croix, 13/08/1940 « Cynélatrie », par Paul de L’Isle :

(le fidèle serviteur) Honneur à toi ! Mais le petit chien-chien de luxe, le toutou, afffreux pékinois ou chien d’une autre râce abâtardie ! C’est un trait de notre génération de vaincus : le chien remplaçant, au foyer, l’enfant dont on ne veut pas (…) Le chien qui a son cimetière à Asnières, avec des tombes, des inscriptions, des fleurs, quel scandale !

Ici, le cimetière des chiens devient l’expression d’un “peuple de vaincus” (la date, aout 1940, est à considérer…)

L’un des angles de la critique s’appuie sur le caractère commercial du cimetière et l’inégalité qu’il entraîne.

Louis Michon, dans Le Correspondant, en 1902, écrit :

[les créateurs du cimetière des chiens d’Asnières] ne songent qu’au gain et à leurs profits personnels. Ne disaient-ils pas, en effet, en 1900, lorsqu’ils émirent les actions de la « Nécropole zoologique, qu’acheter leurs titres c’était faire tout à la fois une bonne action et une bonne affaire ? » Et c’est pour cela qu’ils font payer très cher au propriétaire de l’animal défunt le terrain qu’ils lui concèdent. Il y a, en effet, toute une catégorie de prix suivants que l’on veut enterrer la bête dans la fosse commune ou dans un caveau privé.
(…)
[et plus loin, p.1098] Il est très délicat d’apprécier à sa juste valeur la générosité des donateurs ; leur sensibilité affectée n’a souvent aucun rapport avec la vraie charité publique. Certains trouveront étrange que des animaux aient une si belle sépulture, alors que de pauvres vieux hommes, qui ont travaillé toute leur vie, sont enfouis dans la fosse commune sans le moindre souvenir, sans même une croix.

L’écrivain catholique Léon Bloy est sans doute le critique le plus dur. Dans Le sang du pauvre, il écrit :

(…) c’est une sensation plus que bizarre de visiter le Cimetière des chiens (…) Il va sans dire que c’est le cimetière des chiens riches, les chiens pauvres n’y ayant aucun droit. (…)
La monotonie des « regrets éternels » est un peu fatigante. La formule de fidélité, plus canine que les chiens eux-mêmes : « Je te pleurerai toujours et ne te remplacerai jamais » surabonde péniblement. Néanmoins le visiteur patient est récompensé. (…)
« Mimiss, sa mémère à son troune-niouniousse »
On est forcé de se demander si la sottise, décidément n’est pas plus haïssable que la méchanceté même. Je ne pense pas que le mépris des pauvres ait jamais pu être plus nettement, plus insolement déclaré (…) Il y a là des monuments qui ont coûté la subsistance de vingt familles. (…) Et ces regrets éternels, ces attendrissements lyriques des salauds et des salaudes qui ne donnneraient pas un centime à un de leurs frères mourant de faim !
[les photographies] presque toutes sont hideuses, en conformité probable avec les puantes âmes des maîtres ou des maîtresses.

 

Lutter contre la critique
asnieres04On peut alors comprendre une bonne partie de l’aménagement du cimetière comme une réponse aux critiques.
Le Journal des débats, 16/04/1900 : « une souscription est ouverte pour ériger un tombeau au chien de guerre Moustache », auquel l’armée napoléonienne a rendu des hommages lors de sa mort. [Note : c’est en 2006 qu’une plaque sera érigée en l’honneur de Moustache]

Le Figaro, 07/10/1909, rubrique de Henri Rochefort, au sujet d’un chien courageux, Deder. « Maintenant quelle décision prendrait le gouvernement si Deder, tombé au champ d’honneur, mourait des coups de coûteau auxquels il s’est si généreusement exposé ? Il serait inique de l’enterrer – selon l’expression familière – comme un chien. »

Le Figaro, 26/06/1920 au sujet d’un cheval ayant gagné plusieurs courses célèbres et s’étant cassé la jambe « Il avait encore un bel avenir devant lui, de brillants lauriers à cueillir, et il va reposer à Asnières dans le cimetière des chiens où une plaque rappellera ses hauts faits sur le turf »

La lutte contre la critique et les railleries mobilise plusieurs éléments :
asnieres03Elle souligne qu’il existe de « grands » chiens. Grands dans le monde civique comem les fameux saint-bernards ou les chiens militaires qui ont sauvé ou aidé des humains. Marguerite Durand semble en avoir été consciente : elle fera construire des monuments distinguant ces animaux (monument à « Barry », souscription pour le chien « moustache »). Grands dans la cité de la réputation, par association : les “chiens de célébrités” sont mentionnés. Certes leur célébrité « dérive » de celle de leurs maîtres, mais il échappent à la seule importance domestique, pour être connu au delà d’un cercle restreint.
Plus récemment, le cimetière a pris une nouvelle importance. Il est plus grand que la somme des petits êtres qui s’y trouvent. En 1987, la ville d’Asnières le rachète, et essaie depuis d’en faire une attraction touristique.

 
Spiritualité et religion
Ce cimetière propose une étrange absence de symboles religieux. Cette absence était explicitée dans des publicités pour le cimetière. Dans La Fronde peut-on lire :

« L’administration informe le public
1° Qu’elle ne permettra ni cérémonie, ni décoration ayant l’air de pasticher les inhumations humaines, ce qui serait manquer au respect dû aux morts ; les croix, notamment, sont rigoureusement interdites.

Et rappelée dans le règlement intérieur (dans les années vingt) :

Règlement du cimetière des chiens
(…) Art. 5 Tous emblèmes religieux et tous monuments affectant la forme des sépultures humaines sont absolument prohibés dans le cimetière zoologique. (…)

Cette clause est moquée par Léon Bloy :

Pour ce qui est de la “forme absolument prohibée des sépultures humaines”, tout ce qu’on peut en dire, c’est que cette clause est une bien jolie blague. Un myope, incapable de déchiffrer les inscriptions et non averti, pensera nécessairement qu’il est dans un cimetière, païen à coup sûr et fort bizarre, mais humain, et l’on ne voit pas ce qui pourrait l’en détromper.

C’est sans doute pour assurer une sorte de « neutralité » du cimetière face aux différentes religions que les symboles religieux sont interdits dès le début, à un moment historique où l’Etat, en France, constitue un espace appelé “laïc”. C’est aussi à replacer dans le contexte de lutte entre Eglise (catholique) et Etat, en France, à la fin du XIXe siècle (la loi de Séparation date de 1905) : il devait sembler important à Marguerite Durand de ne pas plus exciter une Eglise très combattante.

Mais le peu de références religieuses ouvre aussi un espace à des formes non orthodoxes de spiritualité, où les animaux ont des âmes, où le sentiment religieux peut se développer à l’extérieur des institutions de la chrétienté. Les contraintes sont toujours productrices ou génératrices, et pas uniquement répressives.

Pour comprendre la place que ces êtres morts occupent, il peut être intéressant de se pencher sur les épitaphes, les inscriptions sur les pierres tombales :
Pour l’ethnologue Guy Barbichon, l’affection est manifestée dans ces inscriptions, mais « les formes d’expression de cette affection se sont notablement transformées » : « d’une relation d’affection où s’exprime la différence entre l’humain aimant et l’animal aimé à une relation d’affection où s’exprime l’indifférenciation entre les deux êtres ». Il remarque le passage du « cher petit animal » (dont on parle à la troisième personne) au « petit chéri » auquel on parle directement, le passage de l’évocation indirecte d’un cher petit animal à la tendre interpellation d’un être chéri (l’égal de celui qui dit son affection).
Barbichon, toujours : « Il était, et il reste admis par nos cultures que des humains parlent à leurs morts. L’effacement de la frontière homme-animal a permis que la même pratique s’étende aux animaux disparus. »

 

Conclusion mineure
Ce cimetière nous dit des choses sur le statut moral des animaux dans notre société, sur l’évolution de ce statut au cours des deux derniers siècles.
Il nous dit aussi que, même si pour les sociologues, l’animal est hors du monde social considéré (il n’a ni état civil, ni catégorie socio professionnelle…), il n’en va pas de même pour une partie de la population.
 

Bibliographie
Howell, Philip. “A Place for the Animal Dead: Pets, Pet Cemeteries and Animal Ethics in Late Victorian Britain”, Ethics, Place and Environment , Vol . 5, No. 1, 5–22, 2002
Barbichon, Guy. “Les chiens meurent aussi”, Panoramiques, 1997, n°31, p.149-159
Documents sur Gallica
Dossier “Cimetière…”, Archives Marguerite Durand à la Bibliothèque Marguerite Durand

 
Ailleurs sur internet
The Pet Blog; le blog de Marie-Dominique Aeschlimann ; de belles photos sur JPG-magazine.

Les animaux ont-ils un prénom ?

sissy asnieres flick toucanradioDans La pensée sauvage Lévi-Strauss s’amuse, pendant de longues pages, à comprendre comment les Français nomment leurs animaux domestiques. Il s’étonne de ce qui lui apparaît comme un fait : l’on donne aux oiseaux des prénoms actuellement donnés aux humains, et pas aux chiens. Des « chiens, auxquels on ne donne pas de prénom humain sans provoquer un sentiment de malaise, sinon même un léger scandale », écrit l’anthropologue. « [N]ous leur affectons une série spéciale : Azor, Médor, Sultan, Fido, Diane (ce dernier, prénom humain sans doute, mais d’abord vu comme mythologique), etc., (…) presque tous des noms de théâtre formant une série parallèle à ceux que l’on porte dans la vie courante. »
Il semble que ces pages ont été lues avec une certaine rigueur par Sir Edmund Leach : chez les anglophones, “animal names rarely conform to the rules that Lévi-Strauss describes for them” (je cite Mary Phillips, “Proper Names and the Social Construction of Biography : The Negative Case of Laboratory Animals”). Sir Leach écrit même avec humour : «But supposing the English evidence doesn’t really fit ? Well, no matter, the English are an illogical lot of barbarians in any case.» (Leach, dans Claude Lévi-Strauss, Chicago, The University of Chicago Press, 1989; première édition : Penguin Books, 1970)

Et, en France, je ne connais pas de travaux portant sur la vérification empirique des hypothèses lévistraussiennes. Le dictionnaire des noms de chiens de Pierre Enckell (Médor, Pupuce, Mirza, Rintintin et les autres. Le dictionnaire des noms de chiens. Paris, Editions Mots et Cie) semble être assez lévistraussien dans la forme :

p.8 Pour que le chien soit perçu en tant qu’individu, il est en effet fondamental qu’il porte un nom propre. (…) Les chiens modernes, à l’instar des membres humains de leur famille, possèdent une personnalité et une identité bien déterminées. C’est là ce que notre ouvrage souhaite mettre en valeur.

Mais ces noms propres font le plus souvent partie d’une “série spéciale”.

Je ne connais qu’un travail universitaire, en fait, un article de Colette Méchin, Les enjeux de la nomination animale dans la société française contemporaine (Anthropozoologica, 2004, vol.39, n°1). Elle écrit que “dans la société contemporaine, les animaux de compagnie ont de plus en plus souvent des noms empruntés au corpus des prénoms humains“.
C’est ce qu’elle a remarqué au cours d’une enquête sur la prénomination. Je livre ici un extrait de l’article :

Nous [i.e. C. Méchin et une enquêtée] parlons de la manière dont ont été choisis les prénoms des enfants. Un caniche blanc vient en cours d’entretien troubler la discussion, alors elle enchaîne:
«C’est Naomie, comme Naomie Campbell. Parce que mon mari aime beaucoup la top-modèle noire… et alors lui, il a voulu une chienne et y savait pas comment l’appeler… en fait, on voulait pas de prénom de chien trop courant [un même souci d’originalité avait été mis en avant concernant les enfants] alors, il a dit: “J’adore Naomie Campbell, alors on va l’appeler Naomie!”, alors j’ai dit : “Tu vas pas app’ler Naomie un chien tout de même!” [un silence]… Après tout, c’est son chien… Il fait ce qu’il veut! Alors quand le vétérinaire nous écrit pour ses vaccins, il écrit Naomie P*! »
Puis, Magali entreprend une reconstitution de sa vie de propriétaire de chiens:
«J’ai eu aussi un bichon, il s’app’lait Nagui, comme le présentateur à la télé, il est mort d’une gastro. […] Ma mère, elle a Poupette! [une chienne] au départ on l’app’lait Cendrine, j’me souviens on lui avait donné un prénom féminin et bon après, on a dit: “Quand même c’est un chien!” Donc, après on l’a appelée Poupette… C’est vrai qu’y a des gens qui donnent beaucoup de noms de gens… Moi, je sais que mon oncle il a appelé son colley Virgile et après j’l’ai entendu comme nom d’un adulte: Virgile! Mais c’est un nom de chien, j’ai dit! »

Méchin parle, en conclusion, de “concurrence linguistique” entre hommes et animaux domestiques.

En devenant «familier» (au sens premier du terme: qui fait partie intégrante de la famille), l’animal acquiert les mêmes prérogatives que les personnes. Les mécanismes du choix de la nomination se retrouvent alors étrangement calqués sur ceux de la nomination de l’enfant nouveau-né: même minutie dans la recherche, même référence à une mémoire familiale aussi.

Il est donc possible, et cela pourrait, par exemple, faire l’objet de mémoires de recherche d’étudiants, que l’on comprenne certaines logiques de prénomination humaine en étudiant — par la bande — la nomination animale. Y a-t-il des étudiants ou des étudiantes en début de master de sociologie qui lisent ce blog ?

Note Illustration : toucanradio / flickr (cimetière pour chiens d’Asnières)
Note 2 : Je n’ai pas répondu à la question posée en titre du billet. Mais l’extrait de l’entretien : “quand le vétérinaire nous écrit pour ses vaccins, il écrit Naomie P*!” me laisse penser que le nom de famille est utilisé pour identifier les animaux domestiques. [Si des vétérinaires lisent ce blog… comment faites-vous ?]